ribune d’éthique Me Michel T. Giroux Être humain, personne et non-personne Un patient du Dr Clinicos âgé de 76 ans souffre de démence vasculaire. Il est veuf, n’a qu’un frère plus jeune qui le visite à l’occasion et qui a lui-même une santé fragile. Le frère du patient est son mandataire. Le patient réside en centre d’hébergement et de soins de longue durée depuis trois ans. Son état de santé s’est graduellement détérioré. Au début, il reconnaissait les gens du département, il mangeait et s’habillait avec une aide limitée et il participait un peu aux activités. Me Michel T. Giroux est avocat et docteur en philosophie. Il enseigne la philosophie au Campus Notre-Dame-de-Foy et la bioéthique à des étudiants de deuxième cycle en médecine à l’Université Laval, Québec. Consultant en bioéthique, il est conseiller en éthique au FRSQ et directeur de l’Institut de consultation et de recherche en éthique et en droit (ICRED). Aujourd’hui, son discours est incohérent, il ne parle d’ailleurs plus beaucoup, il a besoin de beaucoup plus de surveillance pour s’alimenter, il ne choisit plus ses vêtements et ne s’habille plus seul. Le frère du patient ne reconnaît absolument plus en lui le professionnel brillant qu’il a été. Il a bien du mal a accepter une telle situation. Lors d’un entretien avec le Dr Clinicos, il lui soumet l’idée que, dans l’état où il se trouve, le patient n’est plus une personne et que, pour cette raison, il faudrait cesser toutes les interventions qui ont pour effet de le maintenir en vie, et même «songer à une piqûre qui pourrait régler définitivement les choses», suivant la formulation qu’il a utilisée. Quelle devrait être la conduite du Dr Clinicos? le clinicien mai 2000 61 Tribune d’éthique La discussion L’exposé des faits soulève la question de la justesse et de la pertinence d’une différenciation entre les êtres humains qui sont des personnes et ceux qui ne le seraient pas. Il y a déjà plus de 25 ans, des auteurs ont tenté d’établir une différenciation entre personne humaine et non-personne humaine. Selon cette distinction, il existerait deux espèces d’êtres humains : les personnes et les nonpersonnes. En 1979, la Commission de réforme du droit du Canada a produit un document intitulé Le caractère sacré de la vie ou la qualité de vie. La distinction entre personne et non-personne y est discutée explicitement. De plus, ce document contient de nombreuses références à des auteurs qui ont élaboré cette distinction, notamment Joseph Fletcher et Tristan H. Engelhardt. Suivant la différenciation examinée ici, l’expression «être humain» représente quiconque appartient à l’espèce humaine alors que «personne humaine» représente les êtres humains qui sont en mesure d’utiliser l’ensemble des moyens de l’être humain. En conséquence de son niveau élevé de perfection, la personne humaine mériterait qu’on protège son existence et qu’on lui dispense des soins exhaustifs. Considérant ensuite que seules les personnes possèdent des droits, la conduite médicale à l’égard des patients qui sont des nonpersonnes humaines pourrait être très différente de celle à l’égard des personnes humaines. Les nonpersonnes humaines seraient, par exemple, le fœtus, le nouveau-né, le patient atteint de démence profonde, l’handicapé mental grave ou encore le patient qui se trouve dans un état végétatif. 62 le clinicien mai 2000 Jusqu’à présent, l’impact de la différenciation entre personne humaine et non-personne humaine semble avoir été négligeable. Cependant, les fortes préoccupations économiques actuelles et le populaire impératif de la rentabilité réaniment l’idée de cette différenciation, quand ce n’est pas son vocabulaire. L’aspect juridique Le mot «personne» provient du latin persona qui désigne d’abord un masque de théâtre, puis un type de personnage au théâtre. Voici quelques acceptions actuelles de ce mot : «1. Être humain, sans distinction de sexe : Il y avait 15 personnes à table. 2. Individu considéré en lui-même : Le respect va parfois à la fonction plus qu’à la personne. (...) Personne humaine, être humain en tant qu’être moral.(...)Dr. Personne (juridique), tout être capable d’être titulaire de droits et soumis à des obligations (personne physique ou morale)».1 En droit, il existe deux types de personnes : la personne physique, qui est un être humain, et la personne morale, par exemple une municipalité, une corporation professionnelle ou un centre hospitalier. Le droit canadien ne fait pas de différence entre l’être humain et la personne. L’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (la Charte) énonce que tout être humain possède la personnalité juridique : «Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et la liberté de sa personne. Il possède également la personnalité juridique.» Tribune d’éthique Jusqu’à présent, l’impact de la différenciation entre personne humaine et non-personne humaine semble avoir été négligeable. Cependant, les fortes préoccupations économiques actuelles et le populaire impératif de la rentabilité réaniment l’idée de cette différenciation, quand ce n’est pas son vocabulaire. L’article 1 du Code civil (C.c.) reconnaît la personnalité juridique à tout être humain ainsi que la jouissance des droits civils : «Tout être humain possède la personnalité juridique; il a la pleine jouissance des droits civils.» Suivant l’article 4 C.c., une personne qui ne se trouve plus capable d’exercer ses droits civils peut bénéficier d’un régime de protection ou d’assistance : «Toute personne est apte à exercer pleinement ses droits civils. Dans certains cas, la loi prévoit un régime de représentation ou d’assistance». La personne devenue incapable d’exercer ses droits civils ne les perd pas, mais un régime de protection ou d’assistance peut être créé pour son bénéfice. Dans notre cas, le patient n’a perdu aucun de ses droits civils en devenant inapte : il n’a jamais cessé d’être une personne au sens juridique, il possède toujours la personnalité juridique (le fait d’être un sujet de droit) et son mandataire est tenu d’agir dans son seul intérêt. Enfin, la différenciation entre personne humaine et non-personne humaine n’est pas conforme à l’article 10 de la Charte puisque la discrimination au motif du handicap est interdite : «Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit». Cette liste de motifs de discrimination est exhaustive. Une discrimination est interdite si elle est au moins partiellement fondée sur l’un des motifs mentionnés. le clinicien mai 2000 63 Tribune d’éthique L’aspect éthique Notre analyse de l’aspect éthique portera entre autres points sur la justesse de la différenciation proposée et sur les conséquences qui découlent de cette différenciation. La justesse de la différenciation. Le mot «personne» prend diverses significations suivant l’aspect de l’être humain qu’on veut faire ressortir. Les sciences qui étudient un même objet se distinguent par leur manière de définir cet objet et par leur méthode d’étude. Ainsi, pour le psycholoque, la vie psychologique caractérise la personne. Le biologiste retiendra plutôt qu’il s’agit d’un mammifère primate de la famille des hominiens, seul représentant de son espèce. Le théologien insistera sur la présence d’une âme créée par Dieu et destinée à la contemplation éternelle de son créateur. Le juriste utilisera le mot «personne» pour désigner le sujet porteur de droits; le mot «personne» désignera aussi les entités corporatives. La justesse de la différenciation proposée a pour objet son exactitude, sa capacité à décrire le réel. La différenciation entre personne humaine et nonpersonne humaine est-elle fondée dans le réel? La différenciation entre personne et nonpersonne fixe le niveau de développement ou de perfection à partir duquel on devrait reconnaître l’existence de la personne. Plus les critères sont élevés et nombreux, plus il est difficile d’être reconnu comme une personne. Ces critères se rapportent généralement à la capacité intellectuelle et aux habiletés de communication. En voici une liste brève : la rationalité ou l’intelligence dont le niveau requis est à préciser, la conscience du monde extérieur, la con- 64 le clinicien mai 2000 science de soi, la communication, le fait d’agir librement, la maîtrise de sa conduite. Comment justifier l’exigence de tel ou tel niveau intellectuel? Par exemple, cet handicapé avec lequel on ne pouvait communiquer il y a 20 ans communique maintenant avec son entourage grâce à la mise au point de nouvelles techniques. Selon les critères retenus, quelqu’un pourrait constater que le patient est une personne, alors qu’un autre conclurait à l’inverse. La puissance et l’acte. Du point de vue philosophique, la raison caractérise la personne. La nature humaine porte ce trait fondamental et distinctif de la présence d’une intelligence. D’où le célèbre énoncé de Blaise Pascal qui souligne la fragilité de l’homme dans son corps, mais sa grandeur par la pensée : «L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant».2 Or, il arrive qu’un accident ou que la maladie prive quelqu’un temporairement ou définitivement d’une portion plus ou moins importante de l’exercice de sa capacité intellectuelle. Cette privation diminue-t-elle l’être concerné au point de lui retirer une partie ou la totalité de sa nature d’être pensant? Dans son observation des êtres naturels en mouvement, la philosophie utilise les concepts de puissance et d’acte. La puissance désigne ce qui est potentiel ou virtuel. L’acte représente ce qui existe effectivement. La graine est un arbre en puissance, alors que l’arbre est un arbre en acte. L’oreille qui n’entend plus lors d’une infection recouvre sa capacité d’entendre une fois guérie. Lorsqu’elle n’entendait plus, l’oreille conservait la possibilité, la puissance d’entendre. En bonne santé, l’oreille entend, elle exerce sa fonction; Tribune d’éthique infectée, l’oreille n’entend pas, mais elle détient en puissance la capacité d’entendre encore. Ce qui disparaît, c’est l’exercice effectif d’un sens, non pas sa virtualité intrinsèque et permanente d’exercice. De même, l’accident ou la maladie prive une personne de l’exercice d’une partie ou de la totalité de son intelligence, qui ne se manifeste plus en acte. Cette personne continue de détenir en puissance l’ensemble des capacités qui se manifesteraient à nou- En raison de son incapacité à considérer toutes les dimensions veau s’il était possible de constitutives de l’être humain, la distinction entre personne guérir l’organe atteint. Le et non-personne n’éclaire pas le praticien dans la mise au maintien de la puissance, du point d’une conduite clinique qui tienne compte de point de vue de l’exercice des l’ensemble de l’être du patient. capacités intellectuelles, a pour effet que la personne atteinte dans l’exercice de sa capacité intellectuelle n’est pas diminuée dans son sonnes. Puisque le constat qui est supposé fonder la niveau d’être ou dans sa dignité. différenciation entre personne humaine et nonLes conséquences de la différenciation. Le personne humaine est erroné en raison des concepts raisonnement qui distingue entre personne de puissance et d’acte, la différenciation proposée humaine et non-personne humaine serait peu utile devrait ne pas être retenue. s’il n’aboutissait pas à des conséquences significaLes limites de la différenciation. La différentives. L’enjeu concret est de savoir si l’on peut ciation entre personne humaine et non-personne adopter une conduite clinique auprès de certains humaine présente sans doute l’avantage immédiat et patients sur la base du constat que ce sont des non- temporaire de simplifier la réflexion du praticien et personnes, donc des êtres qui ne jouissent pas des des autres personnes impliquées parce qu’elle est droits juridiques et moraux dont disposent les per- réductionniste de la nature humaine. Par contre, en 66 le clinicien mai 2000 Tribune d’éthique raison de son incapacité à considérer toutes les dimensions constitutives de l’être humain, elle n’éclaire pas le praticien dans la mise au point d’une conduite clinique qui tienne compte de l’ensemble de l’être du patient. Un danger de la différenciation. Dans sa recherche intitulée Ethical issues in Rehabilitation Medicine, le Hastings Center a constaté que certaines catégories de personnes sont dépréciées en raison de leur état physique et mental et que ce phénomène est plus marqué dans une société qui valorise la jeunesse, la vigueur et le travail assidu : «In a society that places great value on youth, vigor, and industriousness, and manifests an ongoing trust in the power of science and medicine to reverse the effects of disease and disability, there are powerful stigmas and little prestige associated with patients who lack both highly valued characteristics and the capacity for cure».3 Une acceptation de la différenciation entre personne humaine et non-personne humaine procède dans le sens des valeurs de la beauté physique et du rendement professionnel ou économique. Or, ces valeurs ne sauraient prévaloir sur la valeur plus fondamentale de la dignité humaine. Le document The Goals of Medicine identifie quelques objectifs que devrait se fixer la médecine contemporaine. L’un de ces objectifs consiste en «the avoidance of premature death and the pursuit of a peaceful death».4 Il ne s’agit pas de maintenir les gens en vie pour la seule raison qu’on est capable de les maintenir en vie, mais de préserver la vie de ceux pour qui on peut le faire sans acharnement et sans imposer un trop lourd fardeau au patient ou à la société. La conduite à tenir Le Dr Clinicos doit refuser de traiter son patient sur la base de la différenciation entre personne humaine et non-personne humaine. Il expliquera ce point de vue au frère de son patient, en insistant sur le caractère réductionniste de cette différenciation. Les interventions auprès du patient pourront être bienfaisantes si elles procèdent d’une préoccupation pour l’ensemble de sa personne et de son état, incluant sa démence. La présence d’une démence ne doit pas avoir pour effet qu’on cesse de maîtriser la douleur ou de maintenir une bonne qualité de vie dans les circonstances. Par contre, sauf situation particulière, les traitements de prolongation de vie ne seraient pas indiqués. Il y a nécessité de toujours dispenser de bons soins de base ainsi que les soins palliatifs requis. Références 1. Grand usuel Larousse; dictionnaire encyclopédique. Volume 4, LarousseBordas, Paris, 1997, p. 5623. 2. Pascal, B : Pensées. Dans : Oeuvres complètes. Gallimard, La Pléiade, Paris, 1954, p. 1156-1157. 3. Hastings Center. Ethnical and Policy Issues in Rehabilitation Medicine (rapport). Août-septembre 1987, p. 3. 4. Hastings Center. Ethnical and Policy Issues in Rehabilitation Medicine (rapport). Août-septembre 1987, p. S 13. le clinicien mai 2000 67