Commentaire Ruy Blas est un drame romantique de Victor Hugo

publicité
Commentaire
Ruy Blas est un drame romantique de Victor Hugo. Durant l'acte I, le spectateur a vu se mettre en place la vengeance de Don Salluste
qui a résolu de perdre Marie de Neubourg. Il a décidé de se servir de son valet, Ruy Blas qui est épris de la reine. Celle-ci délaissée par le roi, est
bouleversée par les témoignages d'amour que lui envoie un inconnu. Mais voilà trois jours que l'amoureux n'est pas venu porter fleurs ou lettre la
nuit, après s'être blessé et avoir laissé aux pointes de fer un morceau de dentelle. On apporte alors une lettre du roi. Dans la préface, Hugo
affirmait que la « loi du drame » est d'allier une étude des caractères, à une représentation des passions et à une force de l'action. On peut donc se
proposer de vérifier si cette règle est bien appliquée dans la scène qui nous occupe.
Victor Hugo propose une forme théâtrale qui permet la réflexion ou l'enseignement par l'étude des caractères. On étudiera la peinture
d’un cadre historique avant de s’attacher à l’opposition des deux caractères royaux.
Le drame romantique accorde une importance particulière à l’évocation historique. Le passage qui nous intéresse est une scène de cour.
On a une peinture de l'étiquette royale qui nous révèle la rigidité des rapports humains à la cour d’Espagne au XVIIème siècle. A la lecture des
didascalies, on imagine aisément l'air sérieux de tous les assistants. Tout le monde s’incline avant de parler à la reine (« avec une révérence ») ce
qui ôte d’emblée de la spontanéité à l’échange. La Reine est d’ailleurs un peu prisonnière de la situation, comme le confirme par la suite une
remarque de la duchesse « L'usage, il faut que je le dise, / Veut que ce soit d'abord moi qui l'ouvre et la lise. » Le rôle de la camerera mayor
montre que l'intimité ne peut exister entre les deux époux royaux. Son discours repose sur l'idée de la nécessité (« il faut », « veut que ») du
protocole. La présence de cette femme devient presque oppressante pour la reine. On le voit à l'insistance sur le « d'abord moi » à l'hémistiche.
La lenteur de son geste («prend la lettre et la déploie lentement. ») contraste avec l'impatience de la reine et la contrarie. Enfin le contenu et le
commentaire de la lettre confirme cette absence de sentiment, cette froideur inhumaine : « Que faut-il donc de plus ? Notre roi chasse ; en route
il écrit ce qu'il tue avec le temps qu'il fait. C'est fort bien. » L'écriture doit être efficace, fidèle au événement. Mais ce style simple traduit
l'absence de profondeur et de sentiment qui caractérise les rapports à la cour. Le jugement final a un aspect comique pour le spectateur mais
tragique pour la reine.
Le roi est comme un fantôme dans la pièce et dans la scène. Il est là par le « portrait » sans avoir de consistance physique ; de même sa
parole est là dans la lettre sans pouvoir révéler sa personne. Cela va permettre de justifier la tristesse et le désarroi de la reine qui tente malgré
tout de se raccrocher aux indices de la personne de son époux : « Se retournant vers le portrait du roi Merci, Monseigneur ! ». Mais contrastant
avec l'arrivée en grande pompe « sur un coussin de drap d'or », le contenu de la lettre est dénué d'intérêt. L'adresse « Madame » est banale. Rien
ne semble distinguer la reine des autres femmes. La remarque sur le climat, comme celle sur le nombre, est bien-sûr anodine. On remarquera que
dans l'ensemble cela connote le froid (« grand vent ») et la mort ou du moins la violence (« tué », « loup »). On a là un univers masculin dans
lequel la reine n'a aucune place. Les réactions diverses de Don Guritan, qui est pourtant un homme, et de Casilda insistent sur la froideur du roi.
La brièveté de la lettre est soulignée par « c'est tout ? ». L'absence de sentiments ou même de profondeur est soulignée par Casilda : « Votre cœur
est jaloux, / Tendre, ennuyé, malade ? – Il a tué six loups ! » Elle montre l'opposition d'esprit entre la reine et le roi. La reine est du côté du cœur
(accumulation d'adjectifs qui rend compte de l'agitation intérieure fiévreuse). Mais aucune « imagination » dans ces remarques terre-à-terre
(répétitions de la phrase sans intérêt). Enfin, la personne du roi s'amoindrit de plus en plus. La lettre n'est pas de lui (on apprendra qu'elle est de
Ruy Blas) : « Ce n'est pas de sa main. Rien que sa signature ! » Le roi n'est plus qu'une signature, une idée abstraite.
A l’inverse Hugo nous peint une jeune reine qui a besoin d'aimer. Au début de la scène la reine commente son propre état intérieur en
disant : « Du fond de l'âme / Je lui rends grâce. Il a compris qu'en mon ennui / J'avais besoin d'un mot d'amour qui vînt de lui ! » La solitude de
la jeune femme s’exprime de manière hyperbolique avec le recours à un vocabulaire chrétien qui assimile l’arrivée de la lettre du roi au salut. Le
spectateur prend conscience que le « besoin » d’« amour » va devenir un ressort de l’histoire. C’est aussi pour l’auteur un moyen de valoriser le
personnage de la reine qui aurait pu aimer le roi. Ce dernier va porter la responsabilité de l’amour qui va naître pour Ruy Blas. On voit bien dans
le texte que ses dédains la font se détourner de lui et permettent à l'attention de la reine de se porter sur Ruy Blas. « Si sa majesté veut ? La
Reine, la repoussant. Non. » Repousser l’objet qui incarne le roi sur scène revient symboliquement, pour le spectateur, à repousser le roi.
Ajoutons que l’on sait qu’au même moment la reine tient contre son cœur une autre lettre, celle de Ruy Blas. On peut même remarquer que ce
dernier se substitue presque totalement au roi pour finir puisque la lettre du roi est aussi un peu celle de Ruy Blas. En effet, si le contenu est
insignifiant, l’écriture elle-même révèle un autre sens, contient un message d’amour susceptible d’intéresser la reine qui « arrach[e] la lettre et
l’examin[e] ». Quand enfin la reine s’intéresse à la lettre du roi, c’est parce qu’elle sait qu’elle n’est pas de lui : « c’est la même écriture ».
On peut donc dire que, suivant sa propre définition du drame romantique, Hugo choisit un cadre historique propre à apporter une
touche de pittoresque à sa pièce. Mais du choix de ce cadre découle finalement en série le caractère de chaque personnage. Une fois justifiée
d’un point de vue psychologique l’attirance de la reine pour celui qu’elle croit un écuyer, la passion va pouvoir se déployer.
Le drame romantique accorde une grande place à l'émotion. On montrera d’abord que le trouble habite les personnages. On verra
ensuite en quoi la scène de reconnaissance met en exergue le sentiment amoureux et, enfin, que le sentiment est d’autant plus beau que le
personnage cherche à le réprimer.
L’émotion s’inscrit à plus d’un titre dans cette scène d’amour. On remarquera d’abord que le spectateur entend le trouble des
personnages du fait des nombreuses interjections (« Oh ! », « Ah ! »), exclamations (« Dieu ! », « Elle me voit ! », « qu'elle est belle ! ») et
interrogations (« Où suis-je ? », « Qu'est-ce que cela ? »). Mais ces derniers disent même clairement qu’ils sont troublés. Par exemple, la reine
s’interroge en disant : « Pourquoi donc suis-je émue ? ». Par ailleurs, le spectateur est supposé voir l’émotion des personnages grâce au jeu des
acteurs. De nombreuses didascalies internes nous informent sur la gestuelle, les expressions du visage, voir même le maquillage qui s’impose.
On sait ainsi que Ruy Blas est « pâle et troublé », qu’il « tressaill[e] » ou qu’il « tremble ». Le moment où il « se trouve mal » et « perd
connaissance », sous le coup à la fois de sa blessure et de son émotion, est très intense, car il est rare qu’un personnage masculin s’évanouisse.
Cela souligne l’idée que c’est un instant exceptionnel. Enfin, l’auteur a visiblement cherché à disloquer l’alexandrin. Plusieurs répliques se
partagent parfois le même vers. Cela va permettre de traduire l’émotion. En effet, les repères du spectateur sont brouillés, puisqu’il entend moins
bien les douze syllabes. Il est rendu plus sensible au trouble émotionnel. Citons deux alexandrins disloqués qui forment une rime suivie : « La
Reine. C’est la même dentelle » (6 syllabes), « Ruy Blas. Oh ! La Reine, à part. C'est lui ! Ruy Blas, à part. Sur son cœur ! » (6 syllabes), « La
Reine, à part. C'est lui ! » (2 syllabes), « Ruy Blas. Faites, mon Dieu, qu'en ce moment je meure ! » (10 syllabes).
Il s'agit d'une scène de première vue, mais les deux personnages ont un passé en commun. L’enjeu du passage est de permettre qu’ils
reconnaissent en l’autre des signes de l’amour. Dans le monologue qui précédait la scène étudiée la reine évoquait un amoureux inconnu. Elle
conserve de lui une lettre d’amour et un morceau de dentelle qu’il a laissé car il s’est blessé en sautant les murs de l’enceinte. Depuis trois jours
il n’a plus donné signe de vie. Au cours de la scène, le personnage relève progressivement des indices qui vont lui permettre de découvrir dans le
« jeune homme » l’inconnu amoureux. Le trouble provoqué par chaque découverte est souligné par les exclamations. « C'est la même écriture /
Que celle de la lettre ! », « Voilà trois jours que j'ai quitté Madrid. La Reine, à part. Trois jours ! », « Son manteau se dérange et laisse voir sa
main gauche enveloppée de linges ensanglantés. Casilda. Grand Dieu, madame ! À cette main / Il est blessé ! La Reine. Blessé ! / C'est la même
dentelle ! ». Ruy Blas quant à lui reconnaît l’amour de la reine, car elle a symboliquement placé la dentelle sur son cœur. « Ruy Blas, qui ne la
quitte pas des yeux, voit cette dentelle sortir du sein de la reine. Ruy Blas, éperdu (…) regardant le morceau de dentelle. C'était bien sur son
cœur ! » Les objets sont donc essentiels, indices ou preuves de l’amour. Enfin on notera l’importance du jeu des comédiens qui par leurs
échanges de regards et leurs silences permettront d’intensifier l’émotion. La rencontre des regards est un moment conventionnel des histoires
d’amour. L’originalité de notre scène vient du fait qu’il ne s’agit pas d’un coup de foudre, mais d’une reconnaissance. « Le regard de la reine et
le regard de Ruy Blas se rencontrent. Un silence. La Reine, à part C'est lui ! Ruy Blas, à part Sur son cœur ! ». Le lecteur qui sait la vérité prend
plaisir à voir les personnages se reconnaître.
L’amour entre la Reine et Ruy Blas est immédiatement placé sous le signe du secret et de l’interdit. Le danger qui pèse à tout instant
sur la passion rend cette dernière plus belle et plus intéressante. Dans le passage, on remarque aisément que les personnages ne peuvent dire tout
haut ce qu’ils pensent ou ressentent. Les nombreux apartés le prouvent : « La reine – à part : Je n’ose demander à qui. » L’interdit est aussi très
perceptible quand Ruy Blas et la reine sont obligés de se tenir un dialogue de convention. « La Reine, à Ruy Blas. Vous venez d'Aranjuez ? Ruy
Blas, s'inclinant Oui, madame. La Reine Le roi / Se porte bien ? Ruy Blas s'incline, elle montre la lettre royale Il a dicté ceci pour moi ? Ruy
Blas. Il était à cheval, il a dicté la lettre... Il hésite » La reine ne pose pas directement les vraies questions. Elle semble répéter des choses qu’elle
sait déjà. En fait elle veut savoir qui a écrit la lettre que le roi a dictée. L’hésitation de Ruy Blas montre qu’il le sait, mais il n’ose pas répondre.
Parler en public devient dangereux, car les sentiments sont de plus en plus difficiles à réprimer.
Le passage permet donc une représentation des passions. On découvre l’intériorité des personnages. La scène de reconnaissance est un
instant essentiel de cette histoire d’amour. Enfin le danger que font peser sur cette passion les interdits rend plus intense le moment. Mais deux
histoires sont en marche et derrière celle d’amour se profile le plan machiavélique de Don Salluste.
Le passage est aussi un moment clef de l'action, car l’histoire de la vengeance croise l’histoire d’amour. Nous verrons à quel moment
du plan de Don Salluste nous nous trouvons, avant de montrer que se dessinent le rôle des personnages secondaires. Enfin on verra que d’ores et
déjà Ruy Blas peine à tenir le rôle imposé par Don Salluste.
Plusieurs éléments dans le texte nous signalent que le plan de Don Salluste est en train de s’accomplir. D’abord Ruy Blas vient de
réussir à s’introduire dans le palais. C’est la duchesse qui le présente : « Un nouvel écuyer que sa majesté donne / À la reine. Un seigneur que, de
la part du roi, Monsieur De Santa-Cruz me recommande, à moi. » Or la duchesse est un personnage important à la cour. C’est le signe que Don
Salluste a déjoué les obstacles liés au protocole. De plus, Ruy Blas est introduit avec des recommandations du « roi » et de « monsieur de SantaCruz ». Ensuite on le comme désormais « le seigneur César De Bazan, comte / De Garofa. » Il a donc une fausse identité qu’il emprunte au
cousin de Don Salluste. Cette nouvelle présentation officielle de Ruy Blas lance le quiproquo tragique entre la reine et lui qui perdurera jusqu’au
dénouement. On constate qu’il est « magnifiquement vêtu » et présenté comme un noble et un homme d’exception, ce qui le rend plus séduisant
pour la reine. « S'il faut croire ce qu'on raconte, /C'est le plus accompli gentilhomme qui soit. » La formulation est intéressante, parce qu’elle
laisse entendre que ce qu’on dit est peut-être faux. C’est donc de l’ironie tragique : la réplique avertit le spectateur de la nature illusoire des
apparences. Enfin, l’ensemble de la scène amoureuse peut-être lue comme la réalisation de la deuxième étape du plan de Don Salluste. Ruy Blas
devait, en effet, s’introduire dans le palais puis « plaire à cette femme et être son amant ». On peut donc dire que deux histoires progressent en
même temps dans le passage : l’histoire d’amour avec la reine et le plan pour perdre la reine. Cette complexité de la situation est tout à fait
romantique.
Le schéma actantiel se dessine au cours du texte et les rôles se répartissent lançant des pistes pour la suite de l’histoire. On constate
d’abord que Casilda apparaît comme un adjuvant de la reine et de son histoire d’amour. Elle est la seule à dire franchement ce qu’elle pense du
roi sur un ton ironique : « Voyons le billet doux ». Mais en aidant l’amour, elle aide aussi le méchant Don Salluste. Au contraire, la duchesse
apparaît visiblement comme un obstacle à l’amour. Elle est donc un opposant. Chaque fois qu’elle se met en avant en utilisant la première
personne du singulier (« d’abord moi », « me recommande à moi »), elle montre que son rôle est de freiner les désirs de la reine. Sa vigilance
concernant l’étiquette la rendra définitivement hostile à Ruy Blas qui n’est en vérité qu’un valet. Mais en empêchant l’amour, elle empêche aussi
le plan de Don Salluste. Enfin Don Guritan se positionne comme un rival de Ruy Blas, amoureux également de la reine : « Ce jeune homme !
Écuyer ! Ce n'est pas là mon compte. » Il le met à la torture en lui rappelant qu’il doit « ouvrir au roi », si ce dernier veut passer la nuit avec la
reine. Don Guritan est donc un obstacle à l’amour, mais son amour pour la reine fait de lui un adjuvant dans le combat contre Don Salluste. On
peut donc dire que l’amour a moins d’adjuvant que d’opposants et que, tragiquement, son succès doit s’accompagner de sa perte.
Reste bien-sûr à définir la place même de Ruy Blas dans le schéma actantiel. Concernant l’histoire d’amour, il est le personnage
principal. Mais concernant le plan de Don Salluste il n’est qu’un pion. En se faisant aimer de la reine, il devient un adjuvant de Don Salluste.
Mais comme il aime vraiment cette dernière, on peut penser qu’il va s’opposer à Don Salluste. Son statut est complexe et le personnage est luimême déchiré. Cela fait de lui un personnage typiquement romantique. Toutefois on se rend bien compte dans le texte qu’il va avoir du mal à
jouer le rôle que lui impose son maître, car ce personnage obéit beaucoup à ses sentiments. Ainsi dans le texte, il s’évanouit moins sous l’effet de
la douleur que de la jalousie, à l’idée de devoir « ouvrir au roi ». « Ruy Blas, tressaillant. À part. Ouvrir au roi ! Moi ! Haut Mais... il est absent.
Don Guritan. Le roi / Peut-il pas arriver à l'improviste ? Ruy Blas, à part. Quoi ! Don Guritan, à part, observant Ruy Blas. Qu'a-t-il ? La Reine,
qui a tout entendu et dont le regard est resté fixé sur Ruy Blas. Comme il pâlit ! Ruy Blas chancelant s'appuie sur le bras d'un fauteuil. » Le
personnage ne parvient à dissimuler la vérité. Il se fait trop remarquer de Don Guritan mettant en danger le plan même de Don Salluste. Enfin,
Ruy Blas lui-même s’interroge sur les mobiles de ses actes (« pour qui suis-je ici ? »). Il se demande s’il est le complice ou l’amant malheureux.
Si pour le moment les deux motivations concordent, on sait bien que leurs objectifs sont diamétralement opposés et que le personnage aura à se
reposer bientôt la question.
Au terme de cette étude, on peut dire que ce passage illustre à la perfection l’esthétique du drame romantique. Il se sert d’un cadre
historique pour donner naissance à des caractères plausibles. Il met en avant l’émotion et la passion tout en faisant avancer une histoire de
vengeance qui met en danger les personnages. Ruy Blas apparaît ici comme un héros romantique dont la pureté des sentiments fera la force. Il
n’est pas sans rappeler d’autres personnages du 19ème siècle, tel le Lorenzaccio de Musset.
Dissertation
L’histoire du théâtre montre une importance croissante de la fonction de metteur en scène. Déjà en en 1946, Jean Vilar
écrivait : « Le premier rôle, de nos jours, tout au long de la vie d'une pièce, n'appartient plus à nos Mounet-Sully et à nos Sarah
Bernhardt ; nous constatons qu'il est la possession plus ou moins avouée de nos metteurs en scène.» L’auteur devrait abandonner
son texte à l’interprétation d’un autre, du metteur en scène : une sorte de chef d’orchestre de la représentation. Se pose alors une
question : ne vaut-il pas mieux que l’auteur soit le metteur en scène ? Nous étudierons dans un premier temps les avantages d’une
telle identité. Puis nous verrons en quoi la distinction des personnes semble importante pour enrichir le théâtre. Enfin, nous
réfléchirons à la nature collective du théâtre : ne suppose-t-il pas d’aller au-delà de l’opposition entre auteur et metteur en scène ?
L’auteur qui choisit d’écrire une pièce de théâtre songe naturellement à ce qu’elle deviendra sur scène, aux effets que
produiront les répliques, aux limites qu’impose le dialogue théâtral à son écriture. Puisqu’il est conscient du devenir de son texte,
pourquoi ne serait-il pas le metteur en scène ? Nous verrons que bien des auteurs se sont intéressés à la mise en scène et y ont pris
une part active. Une telle implication nous paraît d’ailleurs la garantie d’un jeu juste, en accord avec ce que l’auteur avait prévu.
Certains dramaturges ont été des hommes de théâtre accompli, cumulant sans peine les différentes fonctions que nous
distinguons ici. Ainsi Molière était-il à la fois l’auteur, le chef de troupe et un des comédiens. Son interaction avec les autres
membres de la troupe influençait son écriture et le faisait anticiper sur la mise en scène. Ainsi il écrit des rôles spécialement pour
certains d’entre eux : Clitandre dans les Femmes Savantes est écrit pour La Grange. Molière écrivait donc en fonction des effets
qu’il pouvait obtenir des comédiens. Ses compétences de metteur en scène et d’auteur allaient de paire. On peut même penser que
le nombre très réduit des didascalies dans ses textes s’explique par le fait qu’il n’avait pas besoin d’expliquer à quelqu’un d’autre
les attitudes, les tons, les gestes des personnages. Il savait qu’il allait le faire lui-même. D’autres auteurs, comme V. Hugo,
cherchent à garder le contrôle de la mise en scène en multipliant les didascalies adressées aux comédiens : « se tournant à demi
vers Ruy Blas », « tressaillant ». On voit qu’il laisse peu de marge de manœuvre aux comédiens. Ailleurs, il se sert de la didascalie
pour décrire l’évènement comme dans un récit : « Au même instant elle a tiré le flacon de sa poitrine, et, dans son trouble, elle a
pris en même temps le morceau de dentelle qui y était caché. Ruy Blas, qui ne la quitte pas des yeux, voit cette dentelle sortir du
sein de la reine. »
Il faut dire qu’en assumant le rôle de metteur en scène, l’auteur s’assure que son projet est mené à terme, tel qu’il l’a
imaginé et conçu. Il ne risque pas d’être mal compris par un metteur en scène. Ses intentions ne seront pas trahies. L’auteur est
peut-être d’abord le plus à même d’expliquer le caractère d’un personnage au comédien, la manière dont il doit le jouer, si la
réplique est ironique ou sérieuse. Le dialogue théâtral ne peut tout contenir. Il est à interpréter, et seul l’auteur peut en expliquer le
projet initial. Brecht souhaitait, par exemple, détruire l’illusion théâtrale en pratiquant la distanciation. Son projet est de rendre le
spectateur actif, le faire réfléchir et penser. Mais la distanciation est un concept compliqué, comme en témoigne le metteur en
scène Augusto Boal : « Jamais je n’ai réussi à comprendre exactement ce qu’est le Verfremdungseffekt, l’effet de distanciation.
Parfois je pense : ‘’Ah ! J’ai pigé !’’ mais quand je pense avoir pigé, que je demande au comédien de le mettre en application et
qu’il le fait, je ne constate pas l’effet souhaité ; et même s’il y a un effet, Brecht dirait que non. » Il en est de même du comédien
Paolo Autran : « Je ne sais absolument pas en quoi consiste la distanciation. Vous savez, ce conseil de Brecht : ‘’Quand tu as une
tirade dramatique à dire, pour distancier, appelle le comédien comique de la compagnie et demande-lui de la dire ; après, tu imites
ce qu’il a fait.’’ Je trouve que c’est une chose très difficile à réussir. (…) Pour faire une interprétation critique du personnage,
quand tu joues un rôle, tu dois montrer aux spectateurs non pas les émotions du personnage, mais ce que les spectateurs doivent
penser à propos de ce personnage. C’est facile à dire mais difficile à faire. J’ai vu des bonnes et des mauvaises interprétations,
mais je n’arrive pas à savoir lesquelles sont distanciées. »
Le regard de l’auteur serait-il alors la seule caution possible ? Est-il le seul à pouvoir affirmer que l’œuvre est aboutie ? Il
nous semble que, si le travail d’écriture est premier, il ne peut déterminer entièrement la représentation. Ce serait nuire à la
richesse de ce genre qui se veut spectacle vivant.
L’auteur d’un texte, quel qu’il soit – théâtre ou autres -, ne peut savoir à l’avance comment ce dernier va être reçu,
comment il va être compris et s’il va être interprété. Cette ouverture du texte est certes relative, puisque l’auteur oriente
évidemment le sens et la compréhension, mais elle existe. Cette qualité du texte (« être interprété et interprétable » comme le
disait Jouvet) est particulièrement exploitée au théâtre et c’est ce qui fait toute la richesse du genre. Nous verrons qu’elle est
nécessaire pour créer le contact entre le texte et le public. Nous montrerons aussi que le travail qui se fait lors des répétitions est
un travail de création qui prend pour point de départ le texte et aboutit à une œuvre originale.
Commençons par faire remarquer que certains textes ne sont pas prévus pour le théâtre ou pour la scène d’aujourd’hui.
On sait bien que certains romans sont adaptés au théâtre. Le projet du metteur en scène est alors déjà de passer du récit au
dialogue, de condenser, de dramatiser. C’est ce que fait Olivier Letellier, metteur en scène pour le Théâtre du Phare, quand il crée
Ô Boy à partir du roman de Marie-Aude Murail. Ce spectacle qui reçut en 2010 le Molière Jeune Public permet de faire connaître
le texte auprès d’un plus grand nombre de spectateurs. A un autre niveau, les metteurs en scène qui choisissent des pièces dont les
auteurs ont disparu permettent à ces textes d’exister encore, de continuer à parler à des publics modernes. On peut prendre pour
exemple la mise en scène du Cid par Thomas le Douarec. Il propose une véritable modernisation de la pièce, supprimant le
personnage de l’Infante pour mettre en exergue l’histoire d’amour, insérant des passages dansés et chantés qui rendent le spectacle
plus dynamique et rappellent les origines espagnoles de l’histoire. Il rompt bien-sûr avec les bienséances (duel avec le Comte,
arrivée de Rodrigue dans la chambre de Chimène) qui n’ont aucune raison de persister au théâtre au 21 ème siècle, quand le
spectateur a par ailleurs l’habitude de voir des scènes de combat ou de nature érotique. Cette mise en scène rencontra un véritable
succès et permit de faire redécouvrir au grand public un texte du 17 ème siècle.
Ajoutons que le travail du metteur en scène dépasse parfois largement le travail d’écriture. Il s’agit de maîtriser
finalement un langage visuel et une oralité dont les effets seront calculés tout autant que la métaphore du texte. Autrement dit, le
travail du metteur en scène qui oriente les comédiens, prévoit et orchestre les effets sonores et visuels, est un travail de création
qui s’étend sur plusieurs mois avant que la pièce soit révélée aux spectateurs. Et on constate parfois que ce qu’a prévu l’auteur
dans le dialogue n’a pas de raison d’être ou peut être remplacé par un élément visuel. Par exemple, Thomas Le Douarec supprime
l’exposition du Cid et fait débuter le spectacle à la dispute entre les pères. Comment comprendre alors que le mariage de Rodrigue
et Chimène est menacé ? Le metteur en scène se contente de les faire surgir, riants et enlacés, au moment où Don Diègue humilié
git encore sur le sol. Puis quand le père ordonne au fils d’aller accomplir sa vengeance, la comédienne qui joue Chimène
désespérée sort de scène en montrant son trouble. Les images que suscitent la mise en scène sont parfois d’une grande beauté et
impressionnent le spectateur tout autant que le texte. Prenons un exemple quelque peu contestable : l’adaptation
cinématographique de Roméo et Juliette de Shakespeare par Baz Luhrmann. N’importe quel spectateur se souviendra de la
rencontre des deux protagonistes de part et d’autre d’un aquarium. Ce passage d’une grande beauté est totalement imaginé par le
réalisateur. Les personnages ne prononcent alors aucune parole.
On peut donc dire que la distinction entre auteur et metteur en scène est souvent productive. Ce dernier porte sur le texte
un regard artistique qui va permettre d’en souligner le sens ou de l’enrichir. Mais pour aller plus loin, il convient à présent de
revenir sur la nature collective de la création théâtrale.
En tant que spectacle vivant, le théâtre suppose l’intervention de nombreux artistes et techniciens : comédiens, metteur en
scène, costumière, responsable des lumières et des sons… Il apparaît alors comme une œuvre collective, fruit du talent et de
l’intelligence d’un groupe de personnes. L’auteur du texte ne serait alors qu’un participant comme les autres. Nous nous
proposons dans cette ultime partie de réfléchir aux rôles des différents intervenants au théâtre, et on n’oubliera pas alors de parler
du spectateur.
Regarder une affiche de théâtre nous fait prendre conscience du nombre de personnes qui œuvrent à la réussite du
spectacle. Certes les noms de l’auteur ou du metteur en scène peuvent être mis en exergue. Mais ce n’est pas toujours le cas.
Parfois la participation d’un comédien célèbre et talentueux est le meilleur argument du succès. On songe à Isabelle Huppert dans
Médée d’Euripide avec la mise en scène de Lasalle. Le spectateur se réjouit également de voir ou retrouver sur scène des troupes
célèbres comme celle du Splendid, avec Christian Clavier, Michel Blanc, Gérard Jugnot, Thierry Lhermitte. Pour autant il ne
faudrait pas oublier ceux qui travaillent dans les coulisses et dont les idées peuvent contribuer à faire réussir le spectacle : le
costumier, le maquilleur, le responsable de la musique. On peut aussi évoquer le fait que lors de la cérémonie des Molières, on
récompense le meilleur créateur lumière et le meilleur décorateur ou scénographe. Leur travail est essentiel dans une pièce comme
Ah ! Anabelle de Catherine Anne mis en scène par Christophe Sauvion. Les deux ogresses évoquant l’univers des contes sont
rendues terrifiantes par un maquillage qui travaille les ombres, accentue le contraste noir et blanc et les traits du visage (lignes,
angles…). Les costumes doivent permettre de sculpter les corps pour donner une impression de distorsion. La scénographie
suggère un univers étrange, fantastique et étouffant grâce à un espace chaotique aux angles accentués et aux lignes brisées, sans
perspective, avec des décors déformés ou démesurés. L’espace, constitué de deux panneaux articulés composés de films plastiques
transparents montés sur châssis, est modulable. L’articulation permet ainsi d’ouvrir ou de fermer l’espace à volonté, de créer des
lignes de fuite ou, au contraire, un enfermement ; ces deux situations structurant la trame de l’intrigue et le parcours des
personnages. Le seul élément de décor présent dans cet espace est un grand fauteuil, composé de fils plastique tressés. Les
multiples solutions de disposition et de placement de ce fauteuil dans l’espace lui confèrent des statuts variés : siège, cage,
piège… En outre, le maillage qui le constitue offre des opportunités d’apparitions de membres à même de susciter surprise,
étonnement ou peur (têtes, bras, mains…). L’éclairage joue sur les contrastes forts entre les zones obscures et les zones éclairées
(rappelant l’univers du film expressionniste) : lumières diffuses, éclairages très atténués, halos de lumière autour des visages,
théâtre d’ombres (ombres portées des personnages et ombres projetées).
Enfin la magie du théâtre n’opère qu’en présence du public. On est loin du spectateur passif et anonyme du cinéma, car le
spectacle vivant suppose une interaction entre la scène et la salle, une rencontre et éventuellement une communion. Pour Armand
Salacrou : « Le dramaturge a un collaborateur qu'on oublie toujours, qui a peut-être autant d'importance que lui, c'est le public.
Car pour créer une pièce, il faut être deux : l'auteur et la salle. A la lecture comme aux répétitions, il n'existe qu'une moitié de la
pièce. La pièce tout entière ne vit que les soirs de rencontres avec le public - rencontres surprenantes. » (Note sur le théâtre, 1941).
Le public va pousser dans un sens inattendu l’histoire. Les comédiens adaptent en fonction de la participation des spectateurs.
Certains metteurs en scène en jouent, plaçant les comédiens au milieu de la salle. Il n’y a plus de quatrième mur. Certains
comédiens n’hésitent pas à s’adresser au public, dans les one-man-show en particulier. Dans certains spectacles de Jamel, le
spectacle est autant dans la salle que sur la scène, car les spectateurs participent activement. On peut enfin citer l’exemple d’un
théâtre forum. « Les comédiens sur scène présentent un moment de vie quotidien qui va tourner à la violence. Le public, ici des
jeunes de lycée professionnel, subit la première version de l'histoire puis agit dans la seconde. Il stoppe l'histoire à tout moment,
monte sur scène pour proposer une autre façon de continuer l'histoire, pour qu'elle ne finisse pas en violence pur. Ce théâtre a bien
sûr un but éducatif ou de dénonciation » (Coulisses).
Pour conclure, on peut donc affirmer que l’auteur a bien sûr un rôle essentiel et originel. Mais la mise en scène permet
parfois à un texte de dépasser les limites que lui avait fixées son créateur et d’exister autrement. Finalement le théâtre en tant que
spectacle vivant est le produit de la collaboration heureuse de plusieurs intervenants : de ceux qui orchestrent le spectacle à ceux
qui en réalisent les détails techniques en passant par ceux qui sont sur scène et sans oublier le public dans la salle. On peut finir en
rappelant que, dans l’Antiquité déjà, le théâtre permettait la cohésion sociale et était un lieu de réunion et de communion publics.
Ecriture d’invention (idées et textes de Julien, Roméo, Jules, Warren)
La troupe du Théâtre Non-Dit se réunit pour parler de leur prochaine création, une adaptation du Ruy Blas de Victor
Hugo. Confortablement installé dans un fauteuil, M. Tout, le metteur en scène, regarde ses comédiens plongés dans la lecture du
texte. Un sourire de satisfaction flotte sur ses lèvres. Au bout d’un moment, M. Observateur, le comédien le plus âgé de la troupe,
rompt le silence. Il lit, sur un ton monocorde, détachant les mots les uns des autres :
« RUY BLAS, arrivant en limousine : C’est classe ici. Je suis là pour qui ?
LA REINE : Enfin ! Une lettre ! Donne ça ! Regardant la photo de Don Carlos Tu en as mis du temps. Elle vient d’où ?
RUY BLAS : Elle vient de Floride, Il parle doucement où ton mari vend des amphétamines.
LA REINE : C’est pas trop tôt ! Il est vraiment obligé d’envoyer une lettre ? Ca n’existe pas le téléphone ? Je balise, moi ! Elle lit
la lettre « J’ai gagné 50 000 dollars », signé « Carlos ». Oh ! Mon dieu ! »
M. Observateur lève les yeux vers M. Tout et répète sur un ton glacial :
« Oh ! Mon dieu !
- Tu as perdu l’esprit, Tout, renchérit Mme Royal en retirant ses lunettes. Te rends-tu compte de ce que tu fais subir à la pièce
originale, un chef d’œuvre du Romantisme ?
- Evidemment que je m’en rends compte. Mais ne crois-tu pas qu’il faut dépoussiérer tous ces classiques de la littérature ?
Surprendre le spectateur ? De toute façon, on n’est pas à la Comédie Française ici. Autant donner un nouveau point de vue sur
l’œuvre.
- Ce n’est pas un point de vue ! C’est un massacre ! s’écrie M. Observateur en s’agitant sur sa chaise. La reine d’Espagne réanime
Ruy Blas avec une dose de cocaïne ! C’est grotesque ! Ridicule !
- Ou alors c’est burlesque, non ? »
Tous se tournent vers M. Hait qui vient d’émettre cette remarque. Grand et mince, un visage aux traits émaciés, il est
spécialisé dans les rôles de personnages cruels et manipulateurs. D’ailleurs il est venu, persuadé qu’on allait lui demander de jouer
Don Salluste. Voir s’offusquer Observateur et Royal le réjouit au plus au point. De toute façon, un noble machiavélique ou un caïd
de la pègre, il estime qu’on reste dans son registre. Alors si, en plus, cela fait enrager la vieille école…
« Exactement, reprend M. Tout qui se sent désormais soutenu. C’est burlesque, moderne. J’ai pensé à toutes ces séries policières
dont les gens sont friands, quand j’ai réécrit le texte.
- Je ne vois pas l’intérêt de réécrire du V. Hugo. Si tu crois que tes répliques peuvent rivaliser avec l’alexandrin du maître… Le
public veut le texte, la culture. Tu ne peux pas annoncer Victor Hugo et servir du « J’ai gagné 50 000 dollars ». Restons-en à une
mise en scène traditionnelle : des costumes d’époque, un palais espagnol… Et laissons à Lamoureux le rôle principal. Il suffit
qu’il entre en scène pour que toutes les femmes se pâment. Avec lui, de toute façon, c’est le succès assuré. Dans La Folie des
grandeurs il avait le génie comique de Louis de Funès. Et bien, nous avons Lamoureux.
- Royal a raison, dit M. Observateur. Il faut garder le texte d’origine. Et puis on connaît nos atouts. Le Non-Dit a une belle salle à
l’italienne, une collection de costumes anciens, des adhérents plutôt lettrés… Cela se prête bien à des spectacles un peu classiques.
Je suis d’accord sur le fait qu’il faut innover, proposer des interprétations personnelles dans la mise en scène. Mais réécrire le texte
me paraît un pari trop risqué. On peut faire des choix plus mesurés. D’abord, quand on choisit Ruy Blas, on ne peut pas renoncer à
la beauté du texte. C’est comme si tu supprimais l’histoire d’amour.
- Vous dites cela – C’est M. Hait qui parle – Vous dites cela, mais que faites-vous du propos politique ? Tout le monde sait que Ruy
Blas ce n’est pas seulement le « ver de terre amoureux d’une étoile ». Je cite l’une de vos futures répliques, Lamoureux : acte II,
scène 2. Ruy Blas, dis-je, c’est l’homme du peuple qui sauve le pays, le pauvre, seul capable d’honnêteté, quand tous les nobles ne
pensent qu’à s’en mettre plein les poches. Vous voulez plaire au public ? Arrêtez de l’infantiliser alors. La drogue, le fric, l’amour
incarné par le jeune premier. Excusez-moi. Mais tout cela me semble d’un convenu abouti.
- Alors vous… C’est un peu fort ! s’exclame Mme Royal. Vous, vous remettez en question le thème amoureux ? Croyez-vous que
nous soyons dupes ? On sait bien que vous avez tout intérêt à mettre l’accent sur l’histoire de la vengeance : un Don Salluste sur le
devant de la scène. Votre nom s’étalant en capitales sur l’affiche !
- Ecoutez les enfants, reprend M. Tout. On ne va pas en venir aux mains pour une proposition de mise en scène. J’ai peut-être
exagéré un peu, c’est vrai. Revoyons les choses calmement. Oui, je l’admets : j’ai envie de toucher un autre public, celui qui reste
devant sa télévision plutôt que d’aller au théâtre. Est-ce que je me suis fourvoyé en pensant transposer des intrigues de téléfilms au
théâtre ? Peut-être. Mais l’enjeu reste sérieux. Je ne veux pas – là-dessus je suis formel et on n’y reviendra pas – d’une lecture
morte, de la mise en scène qu’aurait proposée Victor Hugo. Gardons le texte, si vous voulez : il est magnifique et la langue reste
accessible. Mais il faut insuffler une vision actuelle. Le théâtre est un spectacle vivant après tout. Tandis que vous vous disputiez,
j’ai eu une autre idée. Je suis là pour ça, non ? Imaginez un peu. Le rideau se lève sur une grande demeure coloniale ; une lumière
chaude qui évoque le sud. La reine serait la femme d’un grand propriétaire terrien. Arrivée d’Europe pour se marier, elle se sent
seule et étrangère à l’univers qu’elle découvre. Ruy Blas serait un domestique, le fils bâtard du maître et d’une esclave. On garde
l’histoire d’amour, on a un propos politique. Qu’est-ce que vous en dites ?
- Personnellement je ne comprends pas cette obsession du dépaysement, rétorque Mme Royal. Ou plutôt, si, je la comprends très
bien, chez Victor Hugo : la royauté espagnole pour parler de la révolution française. Si tu tiens à simplifier les choses, tu n’as qu’à
appeler la reine Marianne. Si tu tiens à moderniser le propos, je te signale que des puissants qui volent l’Etat… Tu veux mon avis
sur ta fonction de metteur en scène ? Je ne crois pas utile de projeter des préoccupations actuelles sur une histoire, à mon sens, de
vengeance et d’amour, à proprement parler atemporelle. Après puisque tu as décidé de te prendre pour Vilar et que tu veux un
théâtre qui plaise à un public plus large, utilise les moyens qui sont les tiens : le décor, les costumes, la musique. C’est une
atmosphère que tu dois créer. Ton rôle c’est de faire découvrir Hugo à des gens qui n’auraient pas l’idée de le lire, pas de réduire
le texte à un sous-produit de la culture populaire. »
Un silence suit la remarque de Mme Royal. M. Lamoureux soupire :
« Tu es vraiment magnifique quand tu défends V. Hugo. »
DEVOIR SUR TABLE – 4 heures
Mentionner l’heure de sortie sur la copie de l’élève
Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIème siècle à nos jours
Texte 1 – Le Père Noël est une Ordure, extraits de la scène 2, 1979, La Troupe du Splendid
Texte 2 – Ruy Blas, extrait de la scène 3, Acte II « La reine d'Espagne », 1838, Victor Hugo.
Question sur le corpus (4 points) – Comment est traité le non-dit dans les deux extraits ?
Travail d’écriture au choix (16 points)
Dissertation : Vous paraît-il souhaitable que auteur et metteur en scène soit une seule et même personne ?
Commentaire : Vous ferez le commentaire littéraire du texte de Victor Hugo.
Ecriture d’invention : Un metteur en scène réunit des comédiens auxquels il soumet un projet de mise en scène pour le Ruy Blas
de Victor Hugo. Imaginez leur dialogue.
Texte 1 – Le Père Noël est une Ordure, extrait de la scène 2, 1979, La Troupe du Splendid
THERESE :. Joyeux Noël Pierre! Elle lui donne un paquet, et l’embrasse.
MORTEZ : Oh, merci, merci, Thérèse
THERESE :. J’espère que c’est bien ce que vous vouliez...
MORTEZ : Oh, Thérèse, merci beaucoup.
THERESE :. Oh, et c’est difficile de vous faire plaisir, hein, vous avez tout.
MORTEZ : Oh, mais Thérèse mais rien que d’avoir pensé que c’était Noël, c’est formidable.
THERESE :. Regardez d’abord, hein...
MORTEZ : Oh... de l’extérieur, c’est déjà magnifique, Thérèse oh.. oh... (Il déballe le paquet et découvre un tricot plus long d’un
côté que de l’autre et qui ressemble fortement à une serpillière.) Oh... oh... eh bien écoutez Thérèse une serpillière c’est
formidable, c’est superbe, quelle idée !
THERESE :. C’est un gilet.
MORTEZ : Oui, bien sûr, bien sûr, il y a des trous plus grands pour les bras, bien sûr, c’est superbe, c’est amusant, je suis ravi.
THERESE :. J’avais d’abord pensé à un joli camaïeu de bleu marine comme je sais que vous aimez bien, puis je me suis dit, dans
ces tons-là, ça changera. Il l’enfile à moitié.
MORTEZ : Mais vous avez tout à fait raison. Regardez comme le gris et le bordeaux ça met toujours une touche de gaieté.
THERESE :. C’est très distingué. Il l’enfile complètement.
MORTEZ : Je suis ravi, Thérèse je suis ravi, c’est formidable, j’ai toutes sortes de pull-over, mais comme ça jamais, je suis ravi,
je suis ravi, Thérèse...
THERESE :. Vous savez, c’est une chose qui n’est pas courante et que vous ne verrez pas sur tout le monde...
MORTEZ : Mais j’espère bien Thérèse En plus, je me suis toujours dit qu’il me manquait quelque chose à enfiler à la va-vite
pour descendre les poubelles. Je suis ravi.
THERESE :. Je suis contente que ça vous plaise. Vous savez je l’ai fait de tête... Je me demande s’il ne serait pas un petit peu
court ?
MORTEZ : Sur la gauche un petit peu, peut-être.
THERESE :. Remarquez, ça se rattrape au lavage, en tirant dessus, on n’y verra que du feu.
MORTEZ : Il n’y a pas de mal. Ecoutez Thérèse vous m’excuserez, je ne vais peut-être pas le boutonner tout de suite, parce que
pour l’instant, j’aurais peur de mettre mardi avec mercredi, n’est-ce pas...
THERESE :. C’est le modèle qui veut ça...
MORTEZ : C’est amusant Thérèse n’est-ce pas... parce que moi aussi mon cadeau, je l’ai fait de tête, c’est une toile que j’ai
peinte pour vous.
THERESE :. Je m’en doutais
MORTEZ : Mais là, je vous le dis tout de suite, il se peut que vous soyez surprise, alors, n’y voyez surtout pas le fantasme de
l’homme mais plutôt si vous voulez, la recherche créative, le délire de l’artiste, n’est-ce pas.
THERESE :. On sait ce que c’est, hein...
MORTEZ : Asseyez-vous quand même.
THERESE : (s’asseyant sur le canapé). Je ferme les yeux.
MORTEZ : Vous aimez les animaux Thérèse.?
THERESE :. Oh, ça, je les adore.
MORTEZ : Et la danse, vous aimez la danse?
THERESE :. J’étais très douée, étant petite.
MORTEZ : Alors, ça devrait vous plaire. Pendant ces répliques, Mortez va chercher son tableau et le déballe, face public. Le
tableau représente Thérèse nue, dansant avec un porc rose qui porte un slip.
MORTEZ : Tenez, regardez Thérèse Bon ! c’est-à-dire, il faut voir chez soi.
THERESE :. C’est très frais... Je, je... Je ne peux pas dire que je n’aime pas Pierre, non.., je... c’est très différent de la dernière
fois que j’avais vue de vous mais je...
MORTEZ : Laquelle était-ce Thérèse?
THERESE :. « Les porcs à l’usine ». Mais, ça annonçait cette manière.
MORTEZ : Oui, c’était seulement le début de la série charcuterie, à l’époque.
THERESE :. Je dois dire que l’intervention de la grosse femme va beaucoup plus loin cette fois...
MORTEZ : Ah, oui, ce qu’il y a, je m’en rends compte là, c’est que malheureusement, je vous ai moins bien réussie que le porc.
C’est-à-dire, comme le nez est faux, forcément le reste en pâtit..
THERESE :. C’est peut-être un petit peu flatteur... mais alors...Pierre... le porc... Le porc ce serait vous...
MORTEZ : Écoutez Thérèse excusez-moi, je n’aime pas parler de peinture, moi, vous savez, je bois, je rêve, je peins après ça, je
ne suis plus qu’un spectateur comme les autres, alors s il vous plaît, n’en parlons plus.
THERESE :. Mais, je ne disais pas du tout ça pour...
MORTEZ : Non, non, il n’y a pas de mal, non...
THERESE :. Vous savez, je vous remercie du fond du coeur, je sais où je vais le mettre... (Elle prend le tableau et le retourne
contre le mur du fond.) Ne vous vexez pas si je préfère le retourner pour le moment, ma cousine Josette doit passer tout à l’heure,
j’ai peur qu’elle ne se formalise de me voir représentée avec un porc.. MORTEZ : Mais Thérèse, je ne vois pas pourquoi, le porc n’est pas nu.
Texte 2 – Ruy Blas, extrait de la scène 3, Acte II « La reine d'Espagne », 1838, Victor Hugo.
Ruy Blas est un valet amoureux de la reine d’Espagne. Il lui envoie de manière anonyme des lettres d’amour. Mais, il y a trois
jours, il s’est blessé en franchissant les hauts murs du palais, laissant derrière lui un morceau de dentelle ensanglanté que la reine
a découvert non loin de la lettre. Au même moment, le maître de Ruy Blas pour perdre la reine qu’il hait projette de la faire
tomber amoureuse du valet pour ensuite la déshonorer. Il déguise Ruy Blas en noble, le fait appeler Don César, et l’envoie au
service du couple royal. Le valet est introduit chez la reine sous sa fausse identité pour transmettre une lettre du roi à la reine.
Ruy Blas, au fond, à part.
Où suis-je ? – qu'elle est belle ! – oh ! Pour qui suis-je ici ?
La Reine.
(A part) C'est un secours du ciel ! (Haut ) Donnez vite !
Se retournant vers le portrait du roi.
Merci,
Monseigneur !
À la duchesse. D'où me vient cette lettre ?
La Duchesse.
Madame,
D'Aranjuez, où le roi chasse.
La Reine.
Du fond de l'âme
Je lui rends grâce. Il a compris qu'en mon ennui
J'avais besoin d'un mot d'amour qui vînt de lui !
Mais donnez donc.
La Duchesse, avec une révérence, montrant la lettre.
L'usage, il faut que je le dise,
Veut que ce soit d'abord moi qui l'ouvre et la lise.
La Reine.
Encore ! – Eh bien, lisez !
La duchesse prend la lettre et la déploie lentement.
Casilda, à part.
Voyons le billet doux.
La Duchesse, lisant.
" Madame, il fait grand vent et j'ai tué six loups. "
Signé : " Carlos. "
La Reine, à part.
Hélas !
Don Guritan, à la duchesse.
C'est tout ?
La Duchesse.
Oui, seigneur comte.
Casilda, à part.
Il a tué six loups ! Comme cela vous monte
L'imagination ! Votre coeur est jaloux,
Tendre, ennuyé, malade ? – Il a tué six loups !
La Duchesse, à la reine, en lui présentant la lettre.
Si sa majesté veut ? ...
La Reine, la repoussant.
Non.
Casilda, à la duchesse.
C'est bien tout ?
La Duchesse.
Sans doute.
Que faut-il donc de plus ? Notre roi chasse ; en route
Il écrit ce qu'il tue avec le temps qu'il fait.
C'est fort bien.
Examinant de nouveau la lettre Il écrit ? Non, il dicte.
La Reine, lui arrachant la lettre et l'examinant à son tour.
En effet,
Ce n'est pas de sa main. Rien que sa signature !
Elle l'examine avec plus d'attention et paraît frappée de
stupeur. À part.
Est-ce une illusion ? C'est la même écriture
Que celle de la lettre !
Elle désigne de la main la lettre qu'elle vient de cacher sur son
coeur.
Oh ! Qu'est-ce que cela ?
À la duchesse. Où donc est le porteur du message ?
La Duchesse, montrant Ruy Blas.
Il est là.
La Reine, se tournant à demi vers Ruy Blas.
Ce jeune homme ?
La Duchesse.
C'est lui qui l'apporte en personne.
Un nouvel écuyer que sa majesté donne
À la reine. Un seigneur que, de la part du roi,
Monsieur De Santa-Cruz me recommande, à moi.
La Reine.
Son nom ?
La Duchesse.
C'est le seigneur César De Bazan, comte
De Garofa. S'il faut croire ce qu'on raconte,
C'est le plus accompli gentilhomme qui soit.
La Reine.
Bien. Je veux lui parler.
À Ruy Blas.
Monsieur...
Ruy Blas, à part, tressaillant.
Elle me voit !
Elle me parle ! Dieu ! Je tremble.
La Duchesse, à Ruy Blas.
Approchez, comte.
Don Guritan, regardant Ruy Blas de travers, à part.
Ce jeune homme ! Écuyer ! Ce n'est pas là mon compte.
Ruy Blas, pâle et troublé, approche à pas lents.
La Reine, à Ruy Blas.
Vous venez d'Aranjuez ?
Ruy Blas, s'inclinant.
Oui, madame.
La Reine.
Le roi
Se porte bien ?
Ruy Blas s'incline, elle montre la lettre royale.
Il a dicté ceci pour moi ?
Ruy Blas.
Il était à cheval, il a dicté la lettre...
Il hésite un moment.
À l'un des assistants.
La Reine, à part, regardant Ruy Blas.
Son regard me pénètre.
Je n'ose demander à qui.
Haut
C'est bien, allez.
- Ah ! Ruy Blas qui avait fait quelques pas pour sortir, revient vers la
reine.
Beaucoup de seigneurs étaient là rassemblés ?
À part
Pourquoi donc suis-je émue en voyant ce jeune homme ?
Ruy Blas s'incline, elle reprend.
Lesquels ?
Ruy Blas.
Je ne sais point les noms dont on les nomme.
Je n'ai passé là-bas que des instants fort courts.
Voilà trois jours que j'ai quitté Madrid.
La Reine, à part.
Trois jours !
Elle fixe un regard plein de trouble sur Ruy Blas.
Ruy Blas, à part.
C'est la femme d'un autre ! Ô jalousie affreuse !
– Et de qui ! – Dans mon coeur un abîme se creuse.
Don Guritan, s'approchant de Ruy Blas.
Vous êtes écuyer de la reine ? Un seul mot.
Vous connaissez quel est votre service ? Il faut
Vous tenir cette nuit dans la chambre prochaine,
Afin d'ouvrir au roi, s'il venait chez la reine.
Ruy Blas, tressaillant.
À part. Ouvrir au roi ! Moi !
Haut.
Mais... il est absent.
Don Guritan.
Le roi
Peut-il pas arriver à l'improviste ?
Ruy Blas, à part.
Quoi !
Don Guritan, à part, observant Ruy Blas.
Qu'a-t-il ?
La Reine, qui a tout entendu et dont le regard est resté fixé sur
Ruy Blas.
Comme il pâlit !
Ruy Blas chancelant s'appuie sur le bras d'un fauteuil.
Casilda, à la reine.
Madame, ce jeune homme
Se trouve mal !
Ruy Blas, se soutenant à peine.
Moi, non ! Mais c'est singulier comme
Le grand air... le soleil... la longueur du chemin...
Ouvrir au roi !
Il tombe épuisé sur un fauteuil. Son manteau se dérange et
laisse voir sa main gauche enveloppée de linges ensanglantés.
Casilda.
Grand Dieu, madame ! À cette main
Il est blessé !
La Reine. Blessé !
Casilda.
Mais il perd connaissance !
Mais, vite, faisons-lui respirer quelque essence !
La Reine, fouillant dans sa gorgerette.
Un flacon que j'ai là contient une liqueur...
En ce moment son regard tombe sur la manchette que Ruy Blas
porte au bras droit.
À part.
C'est la même dentelle !
Au même instant elle a tiré le flacon de sa poitrine, et, dans
son trouble, elle a pris en même temps le morceau de dentelle
qui y était caché. Ruy Blas, qui ne la quitte pas des yeux, voit
cette dentelle sortir du sein de la reine.
Ruy Blas, éperdu.
Oh !
Le regard de la reine et le regard de Ruy Blas se rencontrent.
Un silence.
La Reine, à part.
C'est lui !
Ruy Blas, à part.
Sur son coeur !
La Reine, à part.
C'est lui !
Ruy Blas, à part.
Faites, mon Dieu, qu'en ce moment je meure !
Téléchargement