Commentaire
Ruy Blas est un drame romantique de Victor Hugo. Durant l'acte I, le spectateur a vu se mettre en place la vengeance de Don Salluste
qui a résolu de perdre Marie de Neubourg. Il a décidé de se servir de son valet, Ruy Blas qui est épris de la reine. Celle-ci délaissée par le roi, est
bouleversée par les témoignages d'amour que lui envoie un inconnu. Mais voilà trois jours que l'amoureux n'est pas venu porter fleurs ou lettre la
nuit, après s'être blessé et avoir laissé aux pointes de fer un morceau de dentelle. On apporte alors une lettre du roi. Dans la préface, Hugo
affirmait que la « loi du drame » est d'allier une étude des caractères, à une représentation des passions et à une force de l'action. On peut donc se
proposer de vérifier si cette règle est bien appliquée dans la scène qui nous occupe.
Victor Hugo propose une forme théâtrale qui permet la réflexion ou l'enseignement par l'étude des caractères. On étudiera la peinture
d’un cadre historique avant de s’attacher à l’opposition des deux caractères royaux.
Le drame romantique accorde une importance particulière à l’évocation historique. Le passage qui nous intéresse est une scène de cour.
On a une peinture de l'étiquette royale qui nous révèle la rigidité des rapports humains à la cour d’Espagne au XVIIème siècle. A la lecture des
didascalies, on imagine aisément l'air sérieux de tous les assistants. Tout le monde s’incline avant de parler à la reine (« avec une révérence ») ce
qui ôte d’emblée de la spontanéité à l’échange. La Reine est d’ailleurs un peu prisonnière de la situation, comme le confirme par la suite une
remarque de la duchesse « L'usage, il faut que je le dise, / Veut que ce soit d'abord moi qui l'ouvre et la lise. » Le rôle de la camerera mayor
montre que l'intimité ne peut exister entre les deux époux royaux. Son discours repose sur l'idée de la nécessité (« il faut », « veut que ») du
protocole. La présence de cette femme devient presque oppressante pour la reine. On le voit à l'insistance sur le « d'abord moi » à l'hémistiche.
La lenteur de son geste («prend la lettre et la déploie lentement. ») contraste avec l'impatience de la reine et la contrarie. Enfin le contenu et le
commentaire de la lettre confirme cette absence de sentiment, cette froideur inhumaine : « Que faut-il donc de plus ? Notre roi chasse ; en route
il écrit ce qu'il tue avec le temps qu'il fait. C'est fort bien. » L'écriture doit être efficace, fidèle au événement. Mais ce style simple traduit
l'absence de profondeur et de sentiment qui caractérise les rapports à la cour. Le jugement final a un aspect comique pour le spectateur mais
tragique pour la reine.
Le roi est comme un fantôme dans la pièce et dans la scène. Il est là par le « portrait » sans avoir de consistance physique ; de même sa
parole est là dans la lettre sans pouvoir révéler sa personne. Cela va permettre de justifier la tristesse et le désarroi de la reine qui tente malgré
tout de se raccrocher aux indices de la personne de son époux : « Se retournant vers le portrait du roi Merci, Monseigneur ! ». Mais contrastant
avec l'arrivée en grande pompe « sur un coussin de drap d'or », le contenu de la lettre est dénué d'intérêt. L'adresse « Madame » est banale. Rien
ne semble distinguer la reine des autres femmes. La remarque sur le climat, comme celle sur le nombre, est bien-sûr anodine. On remarquera que
dans l'ensemble cela connote le froid (« grand vent ») et la mort ou du moins la violence (« tué », « loup »). On a là un univers masculin dans
lequel la reine n'a aucune place. Les réactions diverses de Don Guritan, qui est pourtant un homme, et de Casilda insistent sur la froideur du roi.
La brièveté de la lettre est soulignée par « c'est tout ? ». L'absence de sentiments ou même de profondeur est soulignée par Casilda : « Votre cœur
est jaloux, / Tendre, ennuyé, malade ? – Il a tué six loups ! » Elle montre l'opposition d'esprit entre la reine et le roi. La reine est du côté du cœur
(accumulation d'adjectifs qui rend compte de l'agitation intérieure fiévreuse). Mais aucune « imagination » dans ces remarques terre-à-terre
(répétitions de la phrase sans intérêt). Enfin, la personne du roi s'amoindrit de plus en plus. La lettre n'est pas de lui (on apprendra qu'elle est de
Ruy Blas) : « Ce n'est pas de sa main. Rien que sa signature ! » Le roi n'est plus qu'une signature, une idée abstraite.
A l’inverse Hugo nous peint une jeune reine qui a besoin d'aimer. Au début de la scène la reine commente son propre état intérieur en
disant : « Du fond de l'âme / Je lui rends grâce. Il a compris qu'en mon ennui / J'avais besoin d'un mot d'amour qui vînt de lui ! » La solitude de
la jeune femme s’exprime de manière hyperbolique avec le recours à un vocabulaire chrétien qui assimile l’arrivée de la lettre du roi au salut. Le
spectateur prend conscience que le « besoin » d’« amour » va devenir un ressort de l’histoire. C’est aussi pour l’auteur un moyen de valoriser le
personnage de la reine qui aurait pu aimer le roi. Ce dernier va porter la responsabilité de l’amour qui va naître pour Ruy Blas. On voit bien dans
le texte que ses dédains la font se détourner de lui et permettent à l'attention de la reine de se porter sur Ruy Blas. « Si sa majesté veut ? La
Reine, la repoussant. Non. » Repousser l’objet qui incarne le roi sur scène revient symboliquement, pour le spectateur, à repousser le roi.
Ajoutons que l’on sait qu’au même moment la reine tient contre son cœur une autre lettre, celle de Ruy Blas. On peut même remarquer que ce
dernier se substitue presque totalement au roi pour finir puisque la lettre du roi est aussi un peu celle de Ruy Blas. En effet, si le contenu est
insignifiant, l’écriture elle-même révèle un autre sens, contient un message d’amour susceptible d’intéresser la reine qui « arrach[e] la lettre et
l’examin[e] ». Quand enfin la reine s’intéresse à la lettre du roi, c’est parce qu’elle sait qu’elle n’est pas de lui : « c’est la même écriture ».
On peut donc dire que, suivant sa propre définition du drame romantique, Hugo choisit un cadre historique propre à apporter une
touche de pittoresque à sa pièce. Mais du choix de ce cadre découle finalement en série le caractère de chaque personnage. Une fois justifiée
d’un point de vue psychologique l’attirance de la reine pour celui qu’elle croit un écuyer, la passion va pouvoir se déployer.
Le drame romantique accorde une grande place à l'émotion. On montrera d’abord que le trouble habite les personnages. On verra
ensuite en quoi la scène de reconnaissance met en exergue le sentiment amoureux et, enfin, que le sentiment est d’autant plus beau que le
personnage cherche à le réprimer.
L’émotion s’inscrit à plus d’un titre dans cette scène d’amour. On remarquera d’abord que le spectateur entend le trouble des
personnages du fait des nombreuses interjections (« Oh ! », « Ah ! »), exclamations (« Dieu ! », « Elle me voit ! », « qu'elle est belle ! ») et
interrogations (« Où suis-je ? », « Qu'est-ce que cela ? »). Mais ces derniers disent même clairement qu’ils sont troublés. Par exemple, la reine
s’interroge en disant : « Pourquoi donc suis-je émue ? ». Par ailleurs, le spectateur est supposé voir l’émotion des personnages grâce au jeu des
acteurs. De nombreuses didascalies internes nous informent sur la gestuelle, les expressions du visage, voir même le maquillage qui s’impose.
On sait ainsi que Ruy Blas est « pâle et troublé », qu’il « tressaill[e] » ou qu’il « tremble ». Le moment où il « se trouve mal » et « perd
connaissance », sous le coup à la fois de sa blessure et de son émotion, est très intense, car il est rare qu’un personnage masculin s’évanouisse.
Cela souligne l’idée que c’est un instant exceptionnel. Enfin, l’auteur a visiblement cherché à disloquer l’alexandrin. Plusieurs répliques se
partagent parfois le même vers. Cela va permettre de traduire l’émotion. En effet, les repères du spectateur sont brouillés, puisqu’il entend moins
bien les douze syllabes. Il est rendu plus sensible au trouble émotionnel. Citons deux alexandrins disloqués qui forment une rime suivie : « La
Reine. C’est la même dentelle » (6 syllabes), « Ruy Blas. Oh ! La Reine, à part. C'est lui ! Ruy Blas, à part. Sur son cœur ! » (6 syllabes), « La
Reine, à part. C'est lui ! » (2 syllabes), « Ruy Blas. Faites, mon Dieu, qu'en ce moment je meure ! » (10 syllabes).
Il s'agit d'une scène de première vue, mais les deux personnages ont un passé en commun. L’enjeu du passage est de permettre qu’ils
reconnaissent en l’autre des signes de l’amour. Dans le monologue qui précédait la scène étudiée la reine évoquait un amoureux inconnu. Elle
conserve de lui une lettre d’amour et un morceau de dentelle qu’il a laissé car il s’est blessé en sautant les murs de l’enceinte. Depuis trois jours
il n’a plus donné signe de vie. Au cours de la scène, le personnage relève progressivement des indices qui vont lui permettre de découvrir dans le
« jeune homme » l’inconnu amoureux. Le trouble provoqué par chaque découverte est souligné par les exclamations. « C'est la même écriture /
Que celle de la lettre ! », « Voilà trois jours que j'ai quitté Madrid. La Reine, à part. Trois jours ! », « Son manteau se dérange et laisse voir sa
main gauche enveloppée de linges ensanglantés. Casilda. Grand Dieu, madame ! À cette main / Il est blessé ! La Reine. Blessé ! / C'est la même
dentelle ! ». Ruy Blas quant à lui reconnaît l’amour de la reine, car elle a symboliquement placé la dentelle sur son cœur. « Ruy Blas, qui ne la
quitte pas des yeux, voit cette dentelle sortir du sein de la reine. Ruy Blas, éperdu (…) regardant le morceau de dentelle. C'était bien sur son