Sci e n c e e t c o n s c i e n c e Fin de vie. Y a-t-il un droit à mourir ? ● Th. du Puy-Montbrun* Tuez-moi, sinon vous êtes un assassin (1) Frantz Kafka Si nous avons besoing de sage femme à nous mettre au monde, nous avons besoing d’un homme encore plus sage à nous en sortir (2) François de Montaigne L A problématique de la fin de vie, de ce temps où s’impose que d’existence il n’y a plus que reliquat, de ces instants qui annoncent l’inéluctabilité de la mort figeant corps et pensée en un présent où douleur et souffrance nourrissent l’angoisse, où l’image de soi – pour soi mais aussi pour l’autre qui voit en miroir se projeter sa propre mort – met à vif un sentiment d’insupportable devant son être qui fait naufrage, cette problématique, donc, s’impose comme l’une des plus complexes questions qui nous soit posée. Non tant qu’il s’agisse de la mort “en soi”, concept qu’on peut mobiliser sans pour autant entraîner l’effroi – on parle bien de “belle mort” – mais, bien plutôt, des conditions de cette mort. S’éteindre dans son sommeil – puisque mourir il faut – passe encore. Mais que le chemin qui mène à cette mort s’impose en tant qu’épreuve infernale pour soi et pour l’autre, voilà qui interroge : est-ce une obligation que de s’y soumettre ? Si je ne peux éviter la mort, ai-je au moins “le droit” d’en alléger les conditions ? Et si oui, puisje solliciter l’aide de l’autre ? En d’autres termes, peut-on disposer de sa mort ? Est-ce recevable du point de vue de l’individu (jusqu’où peut aller sa liberté ?), de la morale (est-ce bien * Paris. que d’interférer ainsi sur son destin ?), du droit (est-ce juste ?), du politique (est-ce légitime ?). La question est double : puis-je, d’une part, me donner la mort dès lors que celle-ci paraît inéluctable avec son cortège de souffrance, mais aussi, puisje, d’autre part, demander à l’autre son secours, son aide pour hâter cette mort ou encore l’autre est-il fondé de prendre pour moi une telle décision ? La première interrogation est celle du suicide, la deuxième celle de l’euthanasie. C’est de ce deuxième volet qu’il s’agira ici. Au préalable, il importe de définir ce qu’est l’euthanasie et les conditions dans lesquelles elle peut s’exercer. Éthymologiquement, le mot euthanasie signifie “bonne mort”, “mort douce”. Il en va autrement de sa définition moderne que donne M. Le Gueut-Develay : “Geste ou omission du geste qui provoque délibérément la mort du malade qui souffre de façon insupportable ou vit une dégradation insoutenable (3).” Cette définition amène à distinguer deux situations fondamentalement opposées : “L’euthanasie active [qui] suppose le geste d’un tiers qui administre à un mourant une substance létale ou la lui fournit ou encore le tue par tous moyens, et l’euthanasie passive [qui] est plutôt définie comme l’arrêt des traitements de réanimation, ou celui du traitement de la maladie fatale, à partir du moment où l’on est convaincu que le cas est désespéré (4).” Mais le distinguo entre euthanasie active et passive n’est pas sans ambiguité car, comme le souligne à juste titre J.Y. Gouffi : “il n’est pas possible de dire que celui qui laisse mourir n’est pas la cause de la 120 mort, par opposition à celui qui tue (5)”. De plus, une telle classification connaît ses limites puisque, ainsi que l’écrit A. Hocquard : “elle repose avant tout sur des critères juridico-éthiques (6)” qui fluctuent selon les pays et les cultures. Aussi, avec elle, nous reprendrons le sens qui prévaut actuellement dans l’opinion – qu’elle définit par “euthanasie volontaire” – et qui s’inscrit dans le cadre d’une demande ou plus précisément d’une volonté du patient librement exprimée et répétée. En effet, il est acquis d’une manière consensuelle que doit être formellement écarté de la réflexion le fait de donner la mort de sa propre initiative et sans le consentement du patient : il s’agit là d’un assassinat qui doit être traité comme tel par la justice. Mais, et il ne faut pas se le cacher si l’on veut procéder à une analyse sur le fond, convenons avec J.Y. Goffi “que le résultat net d’un acte d’euthanasie est qu’un être humain est mis à mort (7)” ce qui, à l’évidence, implique la morale, le droit, le politique, le religieux. Notons ici que le consentement du patient “est sans effet, le droit pénal ne justifiant pas la commission de l’infraction par le consentement de la victime (8)”. Meurtre donc il y a. Comment résoudre cette problématique ? Pour ce faire, convenons d’analyser en premier lieu ce dont on dispose avant de s’engager dans une réflexion sur la possibilité d’un “droit à mourir” qui fonderait l’euthanasie volontaire, faisant alors de la mort un dû que l’État devrait au malade. C’est dire, en aparté, que l’euthanasie est, à l’évidence, un problème politique. Le Courrier de colo-proctologie (IV) - n° 4 - oct.-nov.-déc. 2003 Sci e n c e Ceux qui condamnent le concept d’euthanasie volontaire le font au nom de la transcendance de la vie qui ne peut être laissée à la disposition de l’homme. Ils soutiennent le caractère intrinsèque à la personne de la dignité. De plus, justifier l’euthanasie impliquerait qu’il est des circonstances où la mort serait préférable à la vie. Cela voudrait dire que la vie en soi n’est pas toujours un bien, et elle en perdrait son caractère sacré. Dès lors bien des dérives seraient possibles amenant la société à réclamer son contingent de morts volontaires. Rejeter l’euthanasie volontaire ne suppose pas pour autant l’abandon du malade à la douleur et à l’acharnement thérapeutique. La douleur est reconnue dans sa non-finalité. Elle “distord le langage, déforme les mots, empoisonne l’esprit (9)”. Elle n’est pas salvatrice et il n’est pas sans intérêt de rappeler la déclaration de Pie XII, du 24 février 1957, à propos de l’analgésie : “L’acceptation de la souffrance sans adoucissement ne représente aucune obligation et ne répond pas à une norme de perfection (…) On peut éviter la douleur sans se mettre aucunement en contradiction avec les Évangiles (10).” Et si pour éviter la douleur survient la mort, il ne peut, pour autant, y avoir faute. C’est la théorie du double effet qui s’origine dans la pensée de saint Thomas d’Aquin : une action est moralement fondée si elle est orientée vers la réalisation d’un bien même si elle doit avoir des effets secondaires moralement irrecevables – ici, la mort de l’autre. Mais qui n’a pas la foi ne manquera pas d’opposer que nous sommes responsables de la totalité de nos actes. On s’appuiera alors sur le code de Déontologie (11), texte hautement politique puisque le médecin tire son droit d’exercer de la loi et d’elle seule (12). Les articles 37 (13) et 38 (14) devraient permettre de faire face à toutes les e t c o n s c i e n c e situations. Pour M. Le Gueut-Develay, ils “prohibent l’euthanasie active, n’invitent pas à l’acharnement thérapeutique et insistent sur les soins palliatifs qui consistent en soins actifs dans une approche globale de la personne en phase évoluée ou terminale d’une maladie potentiellement mortelle. La Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (1992) ajoute : les soins palliatifs s’attachent à prendre en compte et à soulager les douleurs physiques ainsi que la souffrance psychologique, morale et spirituelle (15)”. À leur propos, R. SebagLanöe écrit : “En soulageant les souffrances sans pour autant provoquer la mort de façon délibérée, les soins palliatifs permettent le déroulement du processus naturel de la mort et laissent la possibilité au malade et à ses proches de vivre ce mieux de la fin connu depuis l’Antiquité qui favorise d’ultimes échanges. Les soins palliatifs ne représentent-ils pas de ce fait la forme la plus aboutie du respect de la mort d’un individu ? (16)”. Dans son avis n° 63, du 27 janvier 2000, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) “manifeste son total accord” avec une telle définition et ajoute : “Leur mise en œuvre résolue devrait permettre, autant que faire se peut, à chaque individu de se réapproprier sa mort, réconforté par les siens et par ceux qui l’entourent (17).” Il n’en demeure pas moins que “certaines situations peuvent être considérées comme extrêmes, exceptionnelles (18)” mettant soignant et patient dans des conditions “hors normes” telles que la finalité des soins palliatifs ne puisse être réalisée : “C’est alors que se pose la question de l’euthanasie proprement dite (19).” C’est, bien entendu, d’euthanasie volontaire qu’il s’agit, le CCNE participant au consensus général condamne de façon unanime un acte envisagé ou effectué hors de toute forme de demande ou de consentement de la personne ou de ses représentants. Le Courrier de colo-proctologie (IV) - n° 4 - oct.-nov.-déc. 2003 121 C’est cette euthanasie volontaire pour laquelle milite la Fédération mondiale pour le droit de mourir dans la dignité à laquelle appartient en France l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD). H. Caillavet, son président d’honneur, justifie comme suit l’euthanasie : “L’euthanasie, un mot qui ne doit pas faire peur. Imposer une vie à celui qui veut mourir, n’est-ce pas porter atteinte à sa dignité ? (…) Il y a deux façons d’aborder la mort. La maîtriser ou la subir. En cela, le suicide conscient est l’acte authentique de la liberté de l’homme. Pour tous ceux qui considèrent que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, que d’un bien elle est devenue une malédiction, nul pouvoir, seraitil religieux, médical, législatif, moral, ne saurait se dresser contre leur décision de mourir, parce qu’ils sont seuls juges de la qualité de leur vie (20).” On retrouve une même argumentation dans la proposition de loi relative au droit de mourir dans la dignité : “Toutes personnes en mesure d’apprécier les conséquences de ses choix et de ses actes est seule juge de la qualité et de la dignité de sa vie ainsi que de l’opportunité d’y mettre fin (…) Elle peut obtenir une aide active à mourir lorsqu’elle estime que l’altération effective et imminente de cette dignité ou de cette qualité de vie, la place dans une situation telle qu’elle ne désire pas poursuivre son existence (21).” Ainsi, est posée la question du droit à mourir ou, comme l’écrit A. Hocquard : “la mort : un droit de l’homme (22) ?” et de préciser qu’“entre ceux qui affirment qu’il y a urgence à proclamer un véritable droit à la mort et ceux qui répètent que l’euthanasie ne peut prétendre à la licéité, car on pourrait légaliser l’homicide, le conflit semble irréductible (23)”. Se pose ici une question philosophique d’une grande complexité, celle de l’autonomie de l’homme et, à travers elle, celle de l’éternelle opposition entre le déontologique et le téléologique. C’est aussi un questionnement psycho- Sci e n c e logique sur l’idem et l’ipse qu’il faut résoudre : la personne est-elle identique à elle-même tout au long de sa vie de telle sorte que le désir de mort exprimé un jour se verrait pérenniser tout au long de cette vie dans une sorte de négation de la temporalité ? Mais l’histoire de l’individu n’est-elle justement pas en perpétuelle évolution, restant toujours à écrire ? Autre interrogation soulevée par B. Matray : le droit à la mort ne signifie-t-il pas en même temps “la mort du droit (24) ?” Le droit, en effet, repose sur la relation interhumaine et non sur sa destruction. Accorder le droit à mourir ne serait-ce pas demander à la société “d’institutionnaliser la transgression de l’interdit, c’est-à-dire organiser une institutionnalisation de la mise en œuvre de la pulsion de mort ? (25)” Est-il possible de sortir de l’aporie ? Est-il concevable que, comme le demande H. Caillavet, de penser possible “la dépénalisation sous condition de l’euthanasie (26)” ou doit-on, avec E. Lévinas, faire du visage de l’autre “ce qu’on ne peut tuer, (…) ce dont le sens consiste à dire : tu ne tueras point (27) ?” Pour essayer d’avancer, nous rapportons une proposition du CCNE qui pourrait être une troisième voie, comme un compromis entre le déontologique et le téléologique – une casuistique laïque en quelle que sorte. Il pose, en préalable, dans son avis 63, du 27 janvier 2000, la valeur fondatrice de l’interdit du meurtre et “renonce à considérer comme un droit dont on pourrait se prévaloir la possibilité d’exiger d’un tiers qu’il mette fin à une vie”. Voilà pour le déontologique. D’un autre côté, face à des situations e t c o n s c i e n c e particulières – grande détresse en dehors de tout espoir thérapeutique, souffrance insupportable – et au nom de “la solidarité humaine et de la compassion, on peut se trouver conduit à prendre en considération le fait que l’être humain surpasse la règle et que la simple sollicitude se révèle parfois comme le dernier moyen de faire face ensemble à l’inéluctable. Cette position peut être qualifiée d’engagement solidaire”. Voilà pour le téléologique. 6. Hocquard A. L’euthanasie volontaire. Paris : PUF/Perspectives critiques, 1999, p. 11. 7. Goffi JY. Op. cit., p. 594. 8. M. Le Gueut-Develay. Référence citée. 9. Ruszniewski M. Face à la maladie grave. Paris : Dunod “Pratiques médicales”, 1995, p. IX. 10. Pie XII. Problèmes religieux et moraux de l’analgésie. In : P. Verspieren (ed). Biologie, médecine et éthique : les textes du magister catholique. Paris : Centurion, 1987, p. 347-64. 11. Décret 95-1000 du 6 septembre 1995 portant code de déontologie médicale modifiant le décret du 28 juin 1979. Il est signé du Premier Ministre. 12. En France, le consentement du malade ne vaut Le principe incontournable de la transcendance de la vie est posé. Son respect a valeur universelle et s’accorde avec ce qui fonde l’altérité. Mais au nom même de cette altérité, et pour ne pas se mettre en contradiction avec les principes de bienfaisance et de nonmalfaisance, n’est-il pas licite – éthiquement recevable – de s’engager dans la voie de l’engagement solidaire ? C’est à chacun d’y réfléchir et ce sera au politique de se prononcer. ■ pas, à lui seul, autorisation d’intervenir sur son corps. 13. Article 37 : “En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances de son malade, l’assister moralement et éviter toute obstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique”. 14. Article 38 : “Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers instants, assurer des soins et mesures appropriées à la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort”. 15. Le Gueut-Develay M. Référence citée. 16. Sebag-Lanöe R. Au nom de quoi développer les soins palliatifs ?. In : Mourir en société. Op. cit., p. 52. R É F É R E N C E S 1. Paroles que Frantz Kafka adresse, pendant son agonie, à son médecin. In : Max Brod (ed). Frantz Kafka. Cité par Anita Hocquard in : L’euthanasie volontaire, Paris : PUF/Perspectives critiques, 1999 ; p. 5. 2. Montaigne. Essais, III, “De la vanité”, cité par Serge Pottiez, “Peut-on définir la mort ? Réflexions morales et médico-légales”. In : Mourir en société, Revue Prévenir 1er semestre 2000 ; 8 : 45. 3. Le Gueut-Develay M. Service de Médecine légale, CHU de Rennes : www.med.uni-rennes1.fr/etud/ medecine_legale/euthanasie.htm. 4. Le Gueut-Develay M. Référence citée. 5. Goffi JY. Euthanasie. In : Canto-Sperber M (ed). Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. Paris : PUF, 2001, p. 595. 122 17. CCNE : http://www.ccne-ethique.org/francais. 18. Ibid. 19. Ibid. 20. Caillavet H. Le Monde, 24 février 1987. 21. Proposition de loi relative au droit de mourir dans la dignité, JO Sénat, n° 166, 26 janvier 1999. 22. Hocquard A. Op. cit., p. 41. 23. Ibid, p. 41-42. 24. Matray B. Nouvelles requêtes adressées à la médecine : les soins de fin de vie et la demande de mourir. In : Mourir en société, op. cit., p. 127. 25. Ibid., p. 127. 26. Caillavet H. Si la vie nous a été imposée, la mort nous appartient. Elle, 6 octobre 2003. 27. Emmanuel Lévinas. Éthique et infini. Cité par Suzanne Rameix. Fondements philosophiques de l’éthique médicale. Paris : Ellipses, 1997, p. 132. Le Courrier de colo-proctologie (IV) - n° 4 - oct.-nov.-déc. 2003