Les parcours, entre courants et contre courants Intervention à la

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Les parcours, entre courants et contre courants
Intervention à la journée d’étude de l’ANCIO, 18 Novembre 2016
Ou la question d’un nouveau « paradigme » qui déplace les conceptions
antérieures et met en tension l’usager, avec ses droits et son projet, les
« institutions » qui l’accueillent en fonction de politiques publiques en
pleine mutation et, enfin, la société plus largement. Une question critique,
donc, pour les associations ? Christine Chognot – ajointe au directeur
général, responsable de la mission de prospective – Uniopss.
La notion de parcours est un axe central des politiques publiques à
l’œuvre dans le champ de l’action sociale, médico-sociale et de la
santé. Elle traduit notamment, mais pas seulement, la mise en œuvre de
droits renforcés pour l’usager, qu’il s’agisse de ses droits dans les
établissements et services ou, plus largement, de ses droits dans la
société : la personne peut en principe choisir son parcours car elle a des
droits plus solides qui la protègent de la toute-puissance des
institutions ; elle peut aussi bénéficier en principe de droits et de
dispositifs associés, lui permettant un meilleur accès de droit commun
à l’emploi, au logement, à la santé, supposés constituer des leviers à
mobiliser dans logique de réseau , c’est-à-dire avec des politiques
plus transversales, coordonnées sur le territoire. Mais derrière ce
courant a priori simple et positif se présentent des logiques plus
complexes et plus contrastées : la promotion de parcours autonomes et
librement choisis recouvre aussi d’une part la recherche d’économies,
avec des solutions « hors les murs » promues parce qu’elles sont moins
onéreuses pour les finances publiques, et d’autre part la tension qui se
joue autour de la notion d’individu équipé de droits supposé capable de
conduire sa vie. Ce qui, en pratique et pour différentes raisons, n’a rien
d’évident. Ainsi la notion de parcours traduit une avancée, mais une
avancée problématique notamment car : elle veut transformer les
politiques sans que les moyens nécessaires ne soient toujours
réunis (1), elle bouscule les pratiques en introduisant un autre rapport
avec la personne accompagnée dont les conséquences ne sont pas
simples à réguler (2), et enfin elle appelle un retour nécessaire, mais en
grande partie occulté, sur les conceptions de la vie en société et plus
spécialement du rapport de l’individu au collectif (3).
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1) Un changement de logique pour les politiques publiques1
La notion de parcours traduit l’introduction progressive, sur plusieurs
décennies, de nouveaux principes directeurs qui vont peu à peu
supplanter ceux hérités de la culture politico- administrative
française, portant la marque du rationalisme scientifique et du modèle
bureaucratique, où dominaient des politiques nationales traduites en
organisations et dispositifs spécialisés et standardisés, pensés d’ «enhaut ». Bien que cette transformation progressive n’ait pas d’emblée
institué une nouvelle logique saisie comme telle, celle-ci se cristallise peu
à peu et dessine les contours d’une nouvelle conception de l’action
publique, dont découle nécessairement une organisation repensée. Cette
mutation, toutefois, est loin d’être stabilisée et des tensions demeurent,
qui interdisent toute naïveté quant à la construction opérée : celle-ci recèle
des risques et des limites autant que des avancées et des potentiels.
(1) L’affirmation symptomatique et emblématique du droit de
l’usager dans la loi 2002-2 du 2 janvier 2002.
Préparée par des années de concertation, précédée par des réformes
partielles qui ont progressivement transformé la régulation (ou plus
précisément accentué l’encadrement financier) des établissements ou
services sociaux et médico-sociaux, la loi 2002-2 du 2 janvier 2002
cristallise la prise en compte d’un nouveau rapport des institutions
sociales à la personne. Elle prolonge le mouvement engagé dans le
champ hospitalier autour des droits du malade, mais aussi le courant
porté par plusieurs lois spécifiques au champ social, comme la loi de
1984 sur le droit des familles, ou la loi de 1998 contre l’exclusion. Ce
courant est encore accentué, en 2005, avec la loi sur l’autonomie et la
citoyenneté des personnes handicapées et en 2007 avec la loi réformant
la protection de l’enfance, sans oublier le droit au logement opposable
(DALO) et la CMU. La notion de parcours, indissociable de celle des
droits de la personne, a ainsi irrigué plusieurs textes fondamentaux qui,
par strates successives, ont façonné le droit de la santé et celui de
l’aide et de l’action sociale renforcés dans leur volet relatif aux droits
des individus.
1
Voir à ce sujet les analyses de Robert Lafore « Droit de l’aide et de l’action sociale » 2015 ; « Refonder les
solidarités », Uniopss, DUNOD 2016
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(2) Un autre cadre conceptuel pour l’action sociale
Avec la loi du 2 janvier 2002, l’ « usager » est porteur de droits et
libertés désormais consacrés (dans un titre spécifique du Code de
l’action sociale et des familles) et traduites en normes de fonctionnement
pour les établissements et services ; avec, pour l’essentiel : respect de la
dignité, de l’intimité, de la vie privée, libre choix des prestations, prise en
charge individualisée, droit à la participation, exigence de
contractualisation. Parallèlement les approches sectorielles –
autonomie, lutte contre l’exclusion, protection de l’enfance, …- confortent
les droits de la personne et tendent à favoriser la prise en compte de
ses choix, avec son entourage, dans un environnement plus adapté :
l’accessibilité et la mise en réseau devraient rendre moins naturelle la
solution du placement dans une institution spécialisée. Les droits
dans l’institution spécialisée n’ont de sens que reliés aux droits dans la
société, ce qui suppose des politiques et des services publics – école,
transports, logement, … - globalement repensés pour être facteurs
d’inclusion. Le nouveau cadre conceptuel de l’action sociale porte une
transformation intrinsèque ; il veut aussi ré-encastrer l’action sociale
dans l’ensemble des politiques publiques : les droits sociaux
spécifiques sont des passerelles pour accéder au droit commun
(logement, santé, éducation et formation, culture, transports, ...) à
condition que l’ensemble des politiques et dispositifs soient inclusifs,
adaptés, accessibles,….
Les principes directeurs d’une telle évolution procèdent d’une double
filiation :
- celle de l’affirmation des droits sociaux, elle-même adossée au
courant des droits fondamentaux (institués au plan national et
promus et protégés par des juridictions spécialisées comme le
Défenseur des Droits en France ou la Cour européenne des droits
de l’Homme)
- et celle du principe de non-discrimination, notion importée du
monde anglo-saxon et relative au droit des groupes. Il s’agit là
encore d’une notion hybride, où coexistent l’arrimage à la notion
d’égalité des chances (que l’on va rétablir afin que les individus aient
des capacités équivalentes pour s’inscrire dans la compétition que
leur impose la société) et l’arrimage à la notion de respect des
différences (croyance religieuse, orientation sexuelle, appartenance
culturelle, …).
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(3) Le passage d’une logique de l’offre à une logique de la demande ?
La « techno bureaucratie » (Robert Lafore) caractéristique de la
conception française de l’ensemble des administrations et services
publics a son ombre portée dans le champ de la santé et du social : dans
le modèle hérité les établissements et services sont spécialisés,
organisés autour de la technicité des professionnels, avec des filières
distinctes et cloisonnées (établissements et services catégorisés, au
fonctionnement normé) correspondant à des publics dédiés. Dans cette
logique, le programme institutionnel s’impose à l’usager, qui est catégorisé
et « assujetti ».
L’affirmation des droits de la personne – droits généraux comme le
droit au logement et le droit à l’insertion ou droit dans l’institution –
bouscule ce rapport pour aboutir, en principe, à une logique qui repose
sur des attentes et des besoins exprimés. Mais l’application de cette idée
générale n’est pas évidente car le fonctionnement collectif – politiques
générales, fonctionnement d’établissements et services - ne peut être la
simple agrégation d’interfaces individuelles. On peut en tous cas retenir
que deux courants très différents se conjuguent pour déstabiliser la toutepuissance supposée des institutions référées au modèle « ancien » :
- d’une part la mise en cause, par le courant néolibéral et l’affirmation
des vertus marchandes « supérieures », de la logique publique et des
organisations dédiées à la réalisation de missions d’intérêt général
équivaut à délégitimer les régulations instituées au profit d’une libre
articulation entre l’offre et la demande par la voie du marché : c’est en
particulier la logique des services à la personne où le gré à gré est
supposé répondre de manière optimale aux besoins, et au moindre
coût pour la collectivité… (Est-ce bien le cas ?).
- d’autre part, et à contrecourant, se développent non seulement la
contractualisation interne, mais aussi en principe la connaissance des
besoins qui, en amont de la planification, doit permettre la meilleure
adéquation des réponses à la situation sociale en général comme aux
attentes des individus. C’est l’approche populationnelle qui veut
corriger l’aveuglement de l’approche purement économique et
organisationnelle de la régulation.
Les adéquations théoriques selon lesquelles [droit de la personne +
parcours = meilleure adéquation individuelle et collective des réponses]
ne sont pas simplement vérifiées et la question du pilotage collectif
demeure épineuse. Elle se rejoue actuellement au niveau du territoire.
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(4) Du vertical sectoriel à l’horizontal en réseau : le territoire comme
solution ?
Le passage du sectoriel spécialisé au transversal redéfinit le
territoire comme nouveau centre de gravité. La logique du parcours
d’individus équipés de droits bouscule leur rapport interne à l’institution –
grâce au libre choix, à l’individualisation des prises en charge et à la
contractualisation, aux organes de concertation et de participation –
comme elle bouscule le rapport de l’institution à son environnement. Les
parcours supposent des réponses lisibles, cohérentes, concrètement
accessibles, d’où la montée en puissance du territoire. A cet échelon de
proximité, où l’on suppose ( ou espère) que la cohérence introuvable au
niveau national va se trouver rétablie, se jouent à la fois le potentiel de la
coordination des politiques publiques (avec le principe de la
transversalité et l’outil des « pactes locaux » par exemple) et le défi d’un
portage élargi où, comme dans la logique du développement local, la
population et l’ensemble des acteurs du territoire sont associés.
Mais, trente ans après les lois de décentralisation dans le champ
social, cette mise en cohérence par le local demeure « en chantier ».
Les déclarations d’intention vont certes en ce sens de manière
relativement consensuelle (voir par exemple les propos convergents des
décideurs publics au Congrès de l’Uniopss en mars 2016) mais les
pratiques sont très diverses et souvent s’en éloignent. Sans oublier des
productions très récentes de cadres administratifs qui vont en sens
totalement inverse… L’enjeu est alors celui du choix des acteurs – et d’une
certaine manière de leur éthique dans la mise en œuvre d’une politique
publique – au-delà de la « donne » que représente un système donné.
(Actes du Congrès de l’Uniopss, Tome 1 les séances plénières). Une
posture volontariste pour la cohérence et la coopération semble un facteur
clé pour les politiques du champ social et de la santé.
(5) Avancées et limites, ou les droits dans la confrontation au réel
Le premier enjeu pour les parcours est celui du socle des droits. « Pour
nous, le parcours choisi, en situation de précarité, ça n’existe pas. Si on
se retrouve en situation de précarité, ce sont des non choix, et on est
soumis à plusieurs non choix. On va choisir le plus favorable et le moins
désagréable à vivre sur le moment ». Il faut ainsi « commencer par les
constats avant de parler de la participation des publics dits accompagnés
ou défavorisés. Ces individus ont des besoins, ils sont dans une logique
de survie : un individu qui ne peut pas accéder pleinement à l’alimentation,
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à la santé, au travail, au logement, à la culture, est soumis à une précarité
qui l’empêche d’aller plus loin. Tant que ces paliers ne sont pas passés,
l’anticipation, l’investissement dans la société civile et la participation
citoyenne sont quand même difficiles… ». « La première chose sur
laquelle on s’est penché, c’est donc l’accessibilité à ces besoins
fondamentaux. (…) Tant que ça, ce n’est pas atteint et centralisé dans un
même espace pour éviter toute sorte de démarche administrative, de
courir dans les centres urbains pour accéder à tel service, on estime que
le reste est quand même difficilement atteignable, voire doucement
idéaliste ». (Ghiles Sahli, cofondateur du Collectif Luttopia - Congrès
Uniopss 31 mars).
De fait, une partie de la construction de nouveaux droits achoppe sur
l’insuffisance des moyens en présence pour les mettre en œuvre ou
sur la carence dans les équipements ou dispositifs sans lesquels ils
n’ont pas d’effectivité. Le droit au logement dépend largement de la
construction de logements sociaux (que les municipalités ne développent
pas nécessairement). La réalisation du droit à la compensation du
handicap dépend certes d’une allocation spécifique mais aussi d’une
plateforme d’équipements spécialisés disponibles dans un territoire donné
ou encore de l’accessibilité réelle des transports, des lieux publics, des
entreprises. Et, d’une manière encore plus générale, les droits en
principes garantis dans les établissements et services spécialisés du
champ social, médico-social et de la santé dépendent très largement de
la qualité des équipes en présence avec, dans un contexte de rigueur
budgétaire renforcée, des questions critiques en termes d’effectifs, de
qualifications, de climat social. Même si les situations peuvent fortement
varier d’un secteur à l’autre, d’une région à l’autre, le climat est assez
largement fait de tensions et d’inquiétudes2 comme en a, de nouveau,
témoigné la campagne de rentrée sociale des associations de solidarité.
Des droits à un filet de sécurité fait d’une aide sociale de base ne sont tout
simplement pas couverts. Il suffit pour s’en rendre compte d’observer le
nombre de SDF, le niveau de la pauvreté, le niveau du chômage bien sûr
et les inégalités qui découlent d’un système économique et social qui
exclut. Les tensions qui se jouent autour de cette question de la pauvreté
sont multiples, car le courant de mobilisation contre l’exclusion notamment
porté dans le milieu des associations de solidarité se heurte à des
courants contraires qui stigmatisent les pauvres et critiquent l’assistanat.
2
Document de rentrée sociale. Uniopss, octobre 2016
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Pourtant certains travaux documentent le phénomène du non recours
(par méconnaissance, par volonté de ne pas être stigmatisé, par
impossibilité d’accès dans les méandres administratifs3), mais demeurent
très peu médiatisés….
Certes on peut noter des avancées sociales réelles, indéniables. Mais
en pratique, et pour des raisons qui sont peut-être conjoncturelles, le
parcours en principe adossé à des droits consolidés peut de fait s’avérer
semé d’embûches.
(6) La question occultée de l’institution d’une dimension collective
Comme l’illustre le succès de la notion de revenu minimum d’existence,
qui recouvre en fait des conceptions idéologiques très différentes mais
largement brouillées, ce qui disparait souvent dans les débats réducteurs
est l’enjeu de son impact sur les systèmes de solidarités instituées.
Les débats illustrent une forme d’illusion selon laquelle il suffirait d’être
équipé de droits pour être capable de conduire son projet de vie.
Autrement dit la logique du parcours, adossé à des droits individuels, porte
une marque individualiste : « à la vision d’une société différenciée
verticalement mais en recherche d’intégration par le haut dans l’ensemble
englobant de la nation, on substitue progressivement l’image d’une
société segmentée horizontalement par des appartenances multiples
tant subies que revendiquées, qu’il convient de rendre compatibles entre
elles » (Robert Lafore). Mais il serait illusoire de penser qu’il suffit de
renverser purement et simplement un ordre antérieur, considéré comme
excessivement dominateur car tutélaire, pour lui substituer une logique
d’individus libérés enfin pris en compte dans leurs aspirations et
singularités. Ce serait en tous cas la disparition pure et simple de la
construction des intérêts communs, sans laquelle la collectivité ne peut
exister.
C’est toute la question des logiques surplombantes à retrouver, à instituer,
pour fonder les arbitrages entre l’individuel et le collectif, entre le général
et le particulier.
3
Philippe Warin, Refonder les solidarités chapitre 17 Page 255.
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2) Un changement de logique pour la pratique sociale
Comme l’illustrent de nombreux travaux conduits avec des associations,
la logique de parcours bouscule les pratiques à l’intérieur même des
établissements et services aussi bien que dans le rapport à leur
environnement.
(1) Cette évolution est désormais ancienne, comme l’illustre l’édito
du Pont de l’Uriopss Nord Pas de Calais en juin 1996.
« L'accompagnement social - nouveau concept dans l'action sociale
- traduit un changement d'approche de l'intervention sociale. Il ne
s'agit pas d'une mesure ou d'un dispositif en plus mais d'une autre action
sociale. Purement technique cette dernière est vouée à l'échec.
L'accompagnement social centre l'action - pour ne pas dire recentre - sur
la cohésion sociale, l'accès au droit, l'exercice de la citoyenneté. (…)
Ce mode d'action touche l'accompagnement et l'accompagné, car il en
respecte le cheminement, il intègre le parcours des personnes ; il
s'articule sur une notion d'échange et de réciprocité. Il met donc en
mouvement à partir d'une démarche volontaire des personnes
accompagnées. Les dispositifs sociaux existants ne sont alors que
des leviers, l'accompagnement touche aussi bien à l'emploi, la
formation, le logement, la santé, l'accès aux droits. (…)
Dans les concertations en cours avec les pouvoirs publics, nous
renforçons sans cesse ce concept qui fait voler en éclat le cartésianisme
des dispositifs. Comment l'intégrer dans les politiques sociales ? Il serait
incompatible avec l'économisme dominant et toute planification
descendante ! Il remet en cause les politiques sociales : donner des
mètres carrés, distribuer une aide alimentaire, mettre en place une
allocation ou ouvrir un accès aux droits, ce n'est pas suffisant même si
c'est nécessaire.
Les obstacles administratifs levés, il reste aux professionnels, aux
bénévoles à lever les appréhensions, par une démarche dynamique de
la personne accompagnée, dans un parcours continu comprenant
l'interaction avec l'environnement. La solution proposée (logement,
soins...) revient à faire un pari sur la personne, pari qu'il faut suivre car
la solution proposée peut rapidement tourner à l'échec, faute d'une prise
en compte globale de la personne dans un travail en réseau. La
relation qui s'engage résultera de la nature de l'aide demandée et de l'aide
apportée, d'autant plus solide que la question posée aura été traitée au
fond, AVEC la personne. Accompagner prend du temps. (…)
Comment reconnaître et intégrer l'accompagnement social assuré par une
constellation d'associations dans les politiques sociales reste la
question. (…) »
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(2) C’est aussi ce que met en lumière un travail actuel de prospective
engagé dans la région Rhône-Alpes
L’Espace Recherche prospective (ERP) - reliant l’Uriopss, la CNAPE,
plusieurs associations, l’institut régional du travail social (IREIS), des
acteurs de la société civile – a conduit sur plusieurs mois un travail
d’analyse et de remise en perspective sur le thème des parcours des
jeunes. Le constat de départ était celui des ruptures de parcours subies
par les jeunes, du fait de l’incohérence des dispositifs comme de leur
absence de prolongement une fois atteint l’âge de la majorité. La
démarche prospective s’est cristallisée autour de la volonté commune de
dépasser les blocages du système existant et de valoriser toutes les
marges de manœuvre possibles, afin d’offrir une meilleure réponse aux
jeunes. Les travaux de ce groupe ont débouché sur la mise en évidence
de la possibilité d’augmenter ces marges de manœuvre par une mise en
commun volontariste des expériences alternatives existant dans les
milieux de pratique. Au-delà de ce qui s’est construit par le seul fait de la
mise en commun des analyses, le groupe a débouché sur la
conceptualisation de trois scénarios possibles pour l’avenir : un scénario
centré « établissement », un scénario centre « enfant » et un scénario
centré « enfant-famille-environnement ». Il s’agit à ce stade, pour
s’inscrire dans le troisième scénario, qui est privilégié, de parvenir à
identifier des leviers. (Voir toutes les informations sur le site de l’ERP. Pour
une approche résumée : « Refonder les solidarités ». Uniopss 2016 chapitre 18)
L’enjeu réside dans la remise en sens du travail, autour de la finalité
même des pratiques et des politiques sociales. Car si les moyens en
présence pour aider des familles, des jeunes, des enfants, sont
importants, avec de fait des réponses adaptées grâce à l’engagement de
tous et notamment des professionnels, il n’en demeure pas moins que l’on
observe aussi le manque de coordination, de fluidité, de coopération, ainsi
que des institutions qui continuent à travailler en circuit fermé sans
s’inscrire dans leur environnement ni se relier à la société civile, d’où des
parcours qui « dans certaines situations deviennent chaotiques, faits
d’échecs, d’exclusions à répétition » et donc de souffrance pour le jeune.
Les réflexions partagées questionnent les conceptions du travail
social. En effet, les discontinuités de parcours ont un impact global
sur la vie de l’enfant ou de l’adolescent concerné : par exemple lorsque
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les changements répétés de lieu de vie ou de scolarité le fragilisent sur le
plan affectif et relationnel, mettant en péril ses relations avec les autres
jeunes, comme avec les adultes autour de lui ; ou quand la sortie des
dispositifs, à la majorité, est vécue comme un « lâchage » par le jeune qui
se retrouve isolé, dans l’obligation de s’assumer, se loger, trouver un
emploi. Comme l’ont souligné les participants à ces travaux, « l’épreuve
peut être particulièrement brutale et éprouvante ». L’enjeu principal est
donc de dépasser les cloisonnements pour construire une vision
d’ensemble, c’est-à-dire qui appréhende, dans une logique de
coresponsabilité des acteurs ou institutions concernés, tout ce dont le
jeune peut avoir besoin sur le plan affectif, relationnel, éducatif,
social et de la santé et tout ce qui peut l’aider à circuler, en tant que
personne singulière, entre différentes solutions possibles.
Il s’agit pour cela de travailler sur les postures professionnelles pour
dépasser les corporatismes, mais aussi tout simplement les cultures
professionnelles trop étanches qui sont un frein à la coopération entre
acteurs. Il s’agit aussi de développer des pratiques différentes et,
comme le suggèrent les travaux de l’ERP, de privilégier des formes
d’intervention légères, souples, évolutives et davantage inscrites dans le
territoire, interventions inspirées par exemple du « case management »
ou des principes de l’action sociale communautaire pratiquée au Canada.
D’où un enjeu en termes de formation, de conception des postes
(avec par exemple des postes de coordinateurs de parcours).
(3) Les parcours questionnent en ce sens l’organisation des
établissements et services, au-delà des postures professionnelles.
Les expériences observées par l’ERP notamment mettent ainsi en lumière
des transformations dans l’organisation interne : le parcours induit une
relation plus horizontale avec le jeune, qui va par ricochet bousculer les
relations sociales internes, dans le management comme dans
l’organisation des services, avec plus de place à l’initiative, plus de
coordinations informelles, plus de relations avec l’extérieur, …. Cette
logique du parcours suppose aussi une coopération inter services, inter
établissements, avec l’émergence d’une fonction de pôle de ressource et
d’aide à l’orientation pour certains établissements, dont le « cœur de
métier » mute ainsi du « placement » au « pivot».
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Plusieurs associations4 ont ainsi développé - avec une ONG, des élus,
des entreprises, une mission locale, des bénévoles- une plateforme
regroupant toute une palette d’activités pour favoriser le parcours du
jeune. Cette plateforme veut mobiliser des ressources diverses,
mutualiser des moyens et des compétences et « faire ensemble pour
inclure ». Elle induit finalement une autre gouvernance qui désenclave
l’action éducative spécialisée pour la ré-encastrer dans la vie locale.
D’autres associations5 ont structuré leur volonté de coopération et de
prospective sur un territoire, associant solidarités citoyennes et solidarités
publiques, pour construire là aussi, concrètement, une dynamique de
plate-forme qui matérialise la mise en cohérence des réponses, autour
d’un projet partagé. Ce travail s’appuie sur un conseil de prospective
composé de représentants des personnes accueillies et accompagnées,
de professionnels, de citoyens engagés dans l’action associative, de
représentants du monde économique, de personnes qualifiées. Il s’agit,
au-delà d’une meilleure organisation, d’ «élaborer un projet politique de
territoire visionnaire pour orienter et nourrir l’action publique et
citoyenne ».
(4)Les parcours questionnent aussi la conception politique des
projets.
Dans les associations en tous cas, elles interrogent les finalités sociétales,
les priorités politiques et stratégiques, la gouvernance, l’ancrage territorial
par les liens avec l’ensemble des acteurs potentiellement concernés mais
aussi la remobilisation du lien avec la société civile. Ce déplacement de la
posture associative par le parcours – avec réémergence de la finalité
sociale, développement des coopérations inter acteurs et ré-ancrage
citoyen dans le territoire - peut être illustré dans différents champs
d’activité.
C’est bien ce qui ressort des travaux portés sous l’égide du projet SAILOR
en Lorraine, où le point d’entrée par les nouvelles technologies débouche
sur une remobilisation autour des solidarités et de la citoyenneté sur le
territoire lorrain, décalant une approche qui aurait pu s’enfermer dans une
logique de filière économique.
Dans le champ de la santé, parallèlement, la question des inégalités sur
les territoires est essentielle. Comme le souligne Pierre Micheletti6, les
4
Projet de la Maison d’Enfant la « Maison », gérée par l’association ADAEAR
Projet Alia dans le Vaucluse.
6
Président de la Commission Santé de l’Uniopss
5
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associations peuvent agir sur trois niveaux : agir sur la régulation de
l’offre en étant partie prenante des solutions à apporter pour résoudre les
insuffisances des soins de première ligne - la médecine générale, les
soins infirmiers, la psychiatrie - et encore plus de seconde ligne ophtalmos, des gynécos, …- ; agir sur les postures professionnelles
en développant la sensibilisation aux enjeux sociaux alors que les études
médicales sont encore trop élitistes et trop scientifiques ; agir aussi sur
le lien avec la population. Mais il faudrait pour cela qu’elles travaillent
leur gouvernance et leur ancrage dans la société, en donnant
réellement place – dans leurs membres, dans leurs CA - aux différentes
composantes de la population. Car certes les associations ont puisé leur
dynamique dans la force sociale du courant politique de la gauche, du
mouvement syndical, des œuvres chrétiennes entre autres, mais il faut
bien constater que le carburant de la société est actuellement formé dans
d’autres groupes sociaux. Construire une vision prospective pour
dépasser ces inégalités de parcours dans l’accès aux soins supposerait
de relever ce défi, de travailler cette condition d’un élargissement de
l’ancrage des associations dans la société française.
Ainsi, le choix des pratiques permettant les parcours ne peut être
réduit à un enjeu professionnel ou organisationnel : il débouche sur
le politique, tant en termes de politiques publiques (niveau macro) qu’en
termes de politique du projet (niveau micro).
3) Dans la déstabilisation contemporaine du rapport de l’individu au
collectif, quelle société inclusive ?
(1) Parcours et désinstitutionnalisation s’inscrivent a priori dans un
même courant d’émancipation de l’individu par rapport à des
« institutions » autrefois dominantes et fermées.
Elles sont supposées désormais ouvertes, accessibles, désacralisées.
Cela concerne l’hôpital, l’armée, l’école, l’université, …, dans un
mouvement dont les ondes de choc ont été très visibles au XX° siècle.
Comme résumé précédemment, le droit de l’usager se clarifie et se
surajoute aux règles qui régissaient auparavant les établissements et les
services. Il en découle un droit à une réponse de qualité, qui est un droit
au choix et donc un droit à un éventail de réponses. Il en découle aussi un
droit à exister dans la société, en dehors des institutions spécialisées
longtemps demeurées « à part », avec leur toute puissance. La
désinstitutionnalisation peut, sous cet angle, être a priori abordée comme
un phénomène essentiellement positif. La réalité est plus complexe car la
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désinstitutionnalisation
relève
également
d’une
perspective
« opportuniste » où la volonté de faire des économies pousse à la
recherche de solutions « hors les murs » (mais sont-elles toujours
préférables ?). Cette perspective rejoint celle du courant de
l’économicisme et de la marchandisation, où les institutions sont rabattues
à la fonction de prestation, dans une société où l’individu supposé capable
(c’est-à-dire doté de capacités) reçoit l’injonction de se débrouiller pour
conduire son parcours de vie.
(2)Cette irruption de l’individu, caractéristique centrale de la
problématique de la modernité, est au cœur de tensions non
résolues.
Elle est signe d’affranchissement et d’ouverture pour les uns, mais signe
de nouveaux dangers pour d’autres. « En s’affranchissant du cadre
normatif de la pensée des classiques (les auteurs de l’Antiquité) qui
soumettaient l’homme à une finalité qui le dépasse car elle est naturelle,
les Modernes gagnent certes l’émancipation, mais aussi la possibilité
d’une nouvelle démesure et d’une absence totale de règles éthiques ».
Léo Strauss, cité par Joël Roman, isole trois vagues successives : le recul
de l’idéal politique supérieur au profit d’une conception politique fondée
sur la domination des intérêts primaires (XVII° et XVIII siècles, avec les
analyses de Machiavel puis Hobbes) ; avec les Lumières, l’effacement
des transcendances qui surplombaient la réalité humaine, qu’il s’agisse
de l’ordre moral ou de l’ordre divin ; la mise en cause radicale des idées
et des régimes politiques avec l’émergence d’une conscience politique
propre au XIX° siècle et notamment Nietzsche qui rejette l’idée d’un
processus politique rationnel comme la perspective d’une possible
harmonie entre l’individu authentique et l’Etat moderne.
L’idée d’une attitude objective et du caractère historique de tout idéal, qui
serait le propre de la Modernité, débouche selon certains auteurs sur une
impasse ou plus encore sur une rupture fondamentale. Hannah Arendt,
en particulier, va souligner la « rupture dans notre histoire qui naît d’un
chaos de problèmes de masse sur la scène politique et d’opinions de
masse dans le domaine spirituel avec les mouvements totalitaires qui, au
moyen de la terreur et de l’idéologie, cristallisèrent en une nouvelle forme
de gouvernement et de domination ». Pour Hannah Arendt, comme le
résume Joël Roman, le totalitarisme est bien le déploiement de l’une des
possibilités contenues dans la modernité. Cette expérience totalitaire a-telle détruit les valeurs de la modernité tournée vers l’émancipation de
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l’individu ? Cette question est discutée et fait l’objet d’appréciations
opposées. Les totalitarismes ont en tous cas pour partie dissout les
illusions progressistes (le positivisme d’Auguste Comte par exemple) de
la Modernité comme courant issu des Lumières.
(3) L’exigence d’émancipation de l’individu, qui devient une valeur
commune, déplace aussi la conception de l’altérité.
Avec la naissance de l’Etat, notamment, se déplace la conception de la
hiérarchie politique : les dieux fondateurs et législateurs ne sont plus des
autres par rapport à l’homme, en dehors de l’espèce humaine, mais des
hommes à l’intérieur de la société. La délégation de pouvoir déplace la
domination politique à la portée de la lutte des hommes ; autrement dit cet
autre qui me domine est un homme comme moi.
L’affirmation de l’individu déplace plus généralement le rapport à l’autre,
dans l’espace social. Cet autre, quel qu’il soit, m’est à la fois extérieur,
étranger et aussi, comme moi, partie d’un tout, comme unité englobante
et nécessaire (Marcel Gauchet). Mais jusqu’à quel point l’autre est-il un
humain que je puisse reconnaître (comme potentiellement moi) quand sa
différence me conduit à le rejeter, pour la conjurer ? La commune
humanité est ainsi habitée de mouvements contraires - ségrégation et
solidarité, égalitarisme et hiérarchie, exclusion et inclusion, identité et
différence - où se jouent non des simples opposés mais plutôt des
éléments d’une même structure.
Mais qui dit altérité dit aussi peur de l’autre. Comme le soulignait Marek
Halter au Congrès de l’Uniopss le monde d’aujourd’hui est pour beaucoup
un « monde qui peut nous sembler étranger », avec des repères
déstabilisés. « D’abord le temps n’est plus le même, ça va beaucoup plus
vite. Et nous sommes beaucoup plus impatients. Nos grands-parents
pensaient avant à leurs enfants, petits-enfants, on n’a plus le temps de
penser à ça. Quel monde on va laisser à nos enfants ? Mais il y a un
changement et tout ça se stabilise, et puis après un siècle et à nouveau
un changement. Chaque fois, quand le monde arrive chez vous, qu’est-ce
que nous faisons ? Nous nous cachons derrière l’identité. La seule
idéologie qui prime aujourd’hui en France, c’est une solution identitaire ».
(…) « On a réfléchi, on a essayé de répondre de manière très limitée aux
problèmes qui se posent. C’est vrai que nous avons oublié que la France,
c’est la diversité ». (…) On peut trouver, il faut inventer une forme
d’humanisme, qu’on n’a pas connu, qui est diversifié. La France a
changé. Et ce changement, il faut le prendre en considération. (…) Et
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on a tellement peur du communautarisme. (…). On dit : les terrains perdus
de la République. Pas du tout, ils ne sont pas perdus. C’est que nous ne
nous intéressons pas à ces gens, on ne va pas leur parler, on ne lit pas
leur livre. Qui a lu le Coran ? Et pourtant, le Coran reprend ce qui est écrit
dans les Evangiles, dans la Bible, on retrouve les mêmes personnages.
On ne peut pas inventer mieux que ça. Aucun écrivain n’a trouvé mieux
que ça. Il faut s’intéresser à eux. Et là, les associations peuvent jouer un
rôle extrêmement important. » (Marek Halter, Congrès Uniopss, séance
d’ouverture, 30 mars 2016).
La question de l’altérité recouvre le multiculturalisme (avec entre
autres, mais pas seulement, le rapport au religieux), les transformations
des représentations du genre et de la famille, qui supposeraient une
capacité à accepter et assumer la différence. Dans ce mouvement
d’ensemble c’est aussi l’autre-différent - car pauvre, SDF, exclu, porteur
d’un handicap physique, mental, psychique – qui devrait être mieux
accepté.
La réalité est bien plus complexe, comme pourraient en
témoigner les personnes concernées. Un administrateur d’association en
Alsace témoignait par exemple en octobre dernier d’une situation
finalement très révélatrice : invité en tant qu’administrateur à l’inauguration
d’un établissement spécialisé, il a été abordé par le maire qui lui a
demandé si l’ambiance y était bonne… par définition, puisqu’en fauteuil, il
était forcément un résident…
(4) Alors que le monde hiérarchisé où chacun a une place assignée
n’est plus, que devient l’ « homme ordinaire » et peut-il s’inscrire
dans un monde commun ?
Est-il perdu dans une inversion ironique, désespérée, des hiérarchies ou
des ordres constitués ? Ou peut-il encore s’inscrire, comme sujet
autonome, dans cette commune humanité ? Dans les débats de la post
modernité, le projet d’autonomie de l’homme fait l’objet de lectures
opposées : les uns le considèrent comme une illusion (à dissiper pour
retrouver le sens des multiplicités) et les autres comme un projet à
reformuler (dont les Lumières n’auraient constitué qu’une première étape).
En simplifiant à l’extrême, la post modernité peut être caractérisée comme
l’incrédulité à l’égard des métarécits (Jean François Liotard). Avec le recul
voire l‘effacement des idéologies et la ré-articulation des disciplines de
référence, loin des cohérences du structuralisme et de la théorie des
systèmes, la société relève d’éléments hétérogènes (une « pragmatique
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de particules langagières ») qui donnent lieu à une institution par plaques :
c’est le déterminisme local. A cette perte de sens par une logique instituée
(à défaut d’institutions légitimées) correspond une logique
d’opérationnalité, de performance, qui seule pourrait guider le système.
Les institutions sont-elles, toutes, entraînées par ce vide de sens ? La
prolifération des représentations, la prolifération conceptuelle,
débouchent-elles finalement sur « une ère du n’importe quoi », d’un
éclectisme ingénieux et proliférant qui interdit toute distinction tranchée ?
Complexité ? Problème de structuration du champ intellectuel ? Fin du
politique ? Idéologies sous de nouvelles formes ? Tyrannie du privé ? Les
courants sont nombreux …
La conception relativiste largement répandue, qui écarte les
jugements de valeurs, laisse-t-elle nécessairement à l’écart toute
perspective de système de référence ? Alors que c’est finalement
l’accomplissement de la modernité qui fait de la réalisation du projet
d’autonomie la norme ultime à laquelle rapporter les jugements et les
conduites, la solution réside-t-elle dans la rationalisme, au sens où les
règles d’organisation de la société pourraient découler d’une application
honnête du principe de contradiction, venant donc d’une raison
impersonnelle et non de préférences subjectives ? Telle n’est
probablement pas la réalité car dans la société humaine, les règles
d’argumentation coexistent avec des rapports de force et de persuasion.
Mais aussi et surtout, comme le rappelle Joël Roman, ce sont les
croyances et les convictions qui articulent les idées aux individus. Dans
cette hypothèse, les conditions d’une coexistence d’individus animés de
convictions diverses et pour une part incompatibles ne sont pas seulement
dans leur réduction à un monde commun, pas d’avantage dans
l’absolutisation des différences et la consécration d’une inutilité de la
confrontation : elles sont dans l’articulation d’une coexistence
conflictuelle et d’une possibilité de reconnaissance mutuelle qui ne
se dissout pas dans les singularités, mais les mutualise. Il faut non
seulement de la distinction, mais des institutions.
« On voit bien que la situation est complexe, il y a des déterminismes qui
nous semblent massifs, le monde change, etc. La grande question, sans
nier les conflits et les différences au sein de la société, est de considérer
qu’il y a entre nous des interdépendances, autrement dit, dans une
certaine mesure, que tout le monde dépend un peu de tout le monde. Et
c’est un rôle des associations, au fond, que de faire prendre conscience
des interdépendances, de ce qui nous lie, des liens qui nous fédèrent, des
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questions qui nous sont communes et, vu la qualité du monde dans lequel
on vit, de la capacité à construire un monde vivable ; il s’agit de prendre
en charge ces questions-là, de les penser collectivement. C’est le
processus institutionnel lui-même ….on pourrait citer le doyen Maurice
Hauriou, qui avait construit sa théorie des institutions. Pour lui, c’était faire
du projet collectif. C’est-à-dire nommer les interdépendances, les
appréhender, les assumer, leur donner un sens, et en faire dériver des
actions collectives, des façons collectives de s’organiser ». (Robert
Lafore, Congrès Uniopss, 30 mars)
(5) La question essentielle du modèle d’intégration
Pour Serge Paugam, « il faut réfléchir à de nouvelles formes
d’intégration pour la société du XXIème siècle », ce qui ne concerne
pas que la question de l’immigration mais bien l’ensemble des
régulations sociales et en cela « la production de normes sociales qui
sont définies afin de permettre aux individus d’avoir des rapports pacifiés
et tout simplement de vivre ensemble ». L’enjeu serait de considérer
l’intégration par les quatre formes qui la constituent
fondamentalement, avec en premier lieu le « lien de filiation » (nous
commençons tous par être social au sein d’une famille), ensuite le « lien
de participation élective » (les groupes par affinités, dans l’amitié, les
activités associatives, …), le « lien de participation organique » (en
particulier dans les milieux de travail) et enfin le « lien de citoyenneté ».
Réarticuler ces quatre liens relève d’une double dimension : celle de
la protection, qui permet de faire face aux aléas de la vie, et celle de la
reconnaissance, qui permet à chacun d’exister à la fois pour lui-même et
dans le regard des autres. Mais il faut se battre pour assurer
l’entrecroisement effectif de ces quatre niveaux de liens sociaux, car
le processus d’intégration est fragilisé : si certains se situent au palier de
« l’intégration assurée », d’autres sont au palier de « l’intégration
fragilisée » (personnes au statut social menacé, jeunes diplômé ne
parvenant pas à s’intégrer professionnellement), d’autres sont au palier
de « l’intégration compensée » ( l’exclusion du fait du chômage, d’une
rupture de couple, … conduit au repli sur une affiliation affinitaire ou
communautaire, ce qui peut être source de nouveaux conflits), quand
d’autres sont au palier de « l’intégration marginalisée », marqué par
une rupture cumulative de tous les liens, soit « la dernière phase du
processus de disqualification sociale ». Il faut donc revisiter le modèle
d’intégration hérité des Trente Glorieuses, certes effrité, mais qui
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demeure une référence. « Au XXème siècle, on a résolu les problèmes
du XIXème en créant l’Etat Providence. Au XXIème siècle (…) les
anciennes solutions ne sont plus opératoires car nous sommes face à un
enjeu de justice redistributive dans un contexte écologique
particulièrement inquiétant. Cela doit nous conduire à repenser notre
mode de croissance et notre façon de nous organiser pour inventer de
nouvelles formes de solidarité ». (Serge Paugam, interview dans les ASH,
N° 2852, 21 mars 2014 à propos du livre « L’intégration inégale. Force,
fragilité et rupture des liens sociaux ». PUF 2014). 7
Cette question n’est pas une affaire de système politique ou
technocratique mais un enjeu de société à part entière. Si l’on tient
pour essentiel l’axe des solidarités et de l’intégration l’individu,
comme le souligne Ghiles Sahli « ne peut être qu’acteur ou que
bénéficiaire ». On peut aussi tabler sur l’interdépendance qui consiste à
fournir un service et en recevoir un, pas le même, « dans cette double
dynamique, de recevoir et de donner », pour construire une
responsabilité partagée. On peut aussi tabler sur l’éducation populaire
et politique, «c’est-à-dire permettre à l’individu de se sentir assez existant,
assez considéré et reconnu dans un groupe social pour pouvoir prendre
en mesure l’ensemble de sa responsabilité dans ce groupe-là, et intervenir
dans la décision, dans la mise en œuvre, dans la conception, dans tout le
cycle de projet que les associations connaissent bien. Enfin, il faut
développer la mutualisation ; ce qui suppose des économies d’échelle ; ce
n’est pas tout à fait des parcours individualisés que l’on doit faire, mais
une accessibilité à l’ensemble de ses besoins pour chaque individu : cela
passe aussi par une mutualisation de moyens financiers par laquelle tout
le monde peut participer, même pour 1 euro symbolique. » (Ghiles Sahli,
Collectif Luttopia, Congrès Uniopss 31 mars).
*
**
Avec ces arrière-plans, la question des parcours reliée à celle des droits
de l’individu et de la désinstitutionnalisation, rejoint la question plus large
Serge Paugam, interview dans les ASH, N° 2852, 21 mars 2014 à propos
du livre « L’intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens
sociaux ». PUF 2014.
7
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du rapport entre l’individu et le collectif. Au-delà de la capacité à mettre en
œuvre des lois et même leur esprit, au-delà des imperfections des normes
formelles en présence, au-delà de l’organisation collective à améliorer,
l’enjeu est, pour tous les acteurs, pour les associations, pour les
établissements et services, celui de leur capacité à «instituer », c’est-àdire à donner véritablement sens à des droits comme à un système
collectif. Cette question de la capacité à instituer touche à la conception
des pratiques ; elle déborde sur les orientations politiques ; elle interroge
le sens que l’on donne aux relations entre les personnes qui se
rencontrent dans les établissements et services et dans leur
environnement – des usagers, des familles, des intervenants. Elle touche
ainsi aux conceptions profondes, et en cela à la conception même de la
société, que les pratiques et les politiques véhiculent, avec des questions
centrales :
- quelle place prend effectivement l’acceptation de la différence,
qu’en est-il du pluralisme, mais aussi qu’en est-il de cet autre –
exclu, dépendant, handicapé, …- dont la différence est telle que
l’image en est peut-être insupportable, en tant que figure possible
d’un moi ?
- quelles transformations découlent fondamentalement de la
participation, au-delà de la mise en œuvre d’obligations formelles ?
- quelle est la part de l’éthique, au-delà des normes ?
- quelle est la place de la délibération constructive, qui permettrait
d’élaborer des références communes, au-delà de l’autorité, mais
aussi au-delà de la réduction par le contrat ?
- quelles conceptions communes de la société (valeurs, principes
structurants) permettraient d’opérer les arbitrages et de tracer une
perspective ?
Ainsi posée, la problématique de l’individu et de son parcours dépasse
largement le cadre du droit et celui de l’organisation de l’offre ; elle
s’inscrit dans la perspective plus large d’une transformation de la
société où les rapports de l’individu au collectif ne sont pas stabilisés,
où les références collectives sont incertaines et, pour partie, en
reconstruction. C’est tout l’intérêt d’une réflexion partagée, axée sur la
recherche de perspectives et l’attention à ce qui se construit par l’action
et l’expérience. Car il semble évident que les solutions inventées, et
encore à inventer, ne relèvent pas de la norme et de sa
déclinaison, mais plutôt d’une capacité à élaborer collectivement
des rapports sociaux qui prennent sens.
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Pour aller plus loin, quelques références
« Chronique des idées contemporaines » de Joël Roman (Bréal 2009)
Serge Paugam, interview dans les ASH, N° 2852, 21 mars 2014 à propos
du livre « L’intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens
sociaux ». PUF 2014).
« La personne au centre » Robert Lafore Journée d’étude sur les parcours
Uniopss 16 juin 2014 ; travaux du Conseil de Prospective de l’Uniopss 2015 ; droit de l’aide et de l’action sociale Domat Droit Public 9° édition
2015 Robert Lafore Michel Borgetto
Uriopss Nord Pas de Calais – revue Le Pont
Refonder les solidarités- Les associations au cœur de la protection
sociale » Uniopss Dunod mars 2016
Congrès Uniopss, mars 2016 « Ensemble, une société à réinventer »,
actes sur www.uniopss.asso.fr
LES PARCOURS ENTRE COURANTS ET CONTRE COURANTS – UNIOPSS – JOURNEE ANCIO 18 11 2016 PAGE 20
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