Parcours, usager, citoyen, territoire : les décalages d’un nouveau « paradigme » Christine Chognot – Uniopss - 26 Novembre 2015 Journée d’étude Conférence de territoire de la Meuse La notion de parcours, reliée à la notion d’accompagnement, bouscule les politiques et les pratiques ; elle introduit un autre rapport avec la personne accompagnée, avec des dispositifs (emploi, santé, logement, …) qui deviennent des leviers à mobiliser dans logique de réseau. Les politiques sociales ou de santé et leurs rigidités sont questionnées, comme le sont les modes d’intervention, avec tout l’enjeu d’une dynamique collective à construire. L'accompagnement social et les politiques sociales « Le Pont », journal de l’Uriopss Nord Pas de Calais, Juin 1996 – édito L'accompagnement social - nouveau concept dans l'action sociale - traduit un changement d'approche de l'intervention sociale. Il ne s'agit pas d'une mesure ou d'un dispositif en plus mais d'une autre action sociale. Purement technique cette dernière est vouée à l'échec. L'accompagnement social centre l'action - pour ne pas dire recentre - sur la cohésion sociale, l'accès au droit, l'exercice de la citoyenneté. (…) Ce mode d'action touche l'accompagnement et l'accompagné, car il en respecte le cheminement, il intègre le parcours des personnes ; il s'articule sur une notion d'échange et de réciprocité. Il met donc en mouvement à partir d'une démarche volontaire des personnes accompagnées. Les dispositifs sociaux existants ne sont alors que des leviers, l'accompagnement touche aussi bien à l'emploi, la formation, le logement, la santé, l'accès aux droits. (…) Dans les concertations en cours avec les pouvoirs publics, nous renforçons sans cesse ce concept qui fait voler en éclat le cartésianisme des dispositifs. Comment l'intégrer dans les politiques sociales ? Il serait incompatible avec l'économisme dominant et toute planification descendante ! Il remet en cause les politiques sociales : donner des mètres carrés, distribuer une aide alimentaire, mettre en place une allocation ou ouvrir un accès aux droits, ce n'est pas suffisant même si c'est nécessaire. Les obstacles administratifs levés, il reste aux professionnels, aux bénévoles à lever les appréhensions, par une démarche dynamique de la personne accompagnée, dans un parcours continu comprenant l'interaction avec l'environnement. La solution proposée (logement, soins...) revient à faire un pari sur la personne, pari qu'il faut suivre car la solution proposée peut rapidement tourner à l'échec, faute d'une prise en compte globale de la personne dans un travail en réseau. La relation qui s'engage résultera de la nature de l'aide demandée et de l'aide apportée, d'autant plus solide que la question posée aura été traitée au fond, AVEC la personne. Accompagner prend du temps.(…) Comment reconnaître et intégrer l'accompagnement social assuré par une constellation d'associations dans les politiques sociales reste la question. (…) Il s’agit en fait d’appréhender un triple décalage au niveau des politiques publiques, des pratiques et du rapport de l’individu au collectif. 1 1 Un changement de logique pour les politiques publiques 1 La notion de parcours traduit l’introduction progressive, sur plusieurs décennies, de nouveaux principes directeurs qui vont peu à peu supplanter ceux hérités de la culture politicoadministrative française, portant la marque du rationalisme scientifique et du modèle bureaucratique, où dominaient des politiques nationales traduites en organisations et dispositifs spécialisés et standardisés, pensés d’ «en-haut ». Bien que cette transformation progressive n’ait pas d’emblée institué une nouvelle logique, celle-ci se cristallise peu à peu et dessine les contours d’une nouvelle conception de l’action publique, dont découle nécessairement une organisation repensée. Cette mutation, toutefois, est loin d’être stabilisée et des tensions demeurent, qui interdisent toute naïveté quant à la construction opérée, qui recèle des risques autant que des potentiels. L’affirmation symptomatique et emblématique du droit de l’usager dans la loi 2002-2 Préparée par des années de concertation, précédée par des réformes partielles qui ont progressivement transformé la régulation (ou plus précisément accentué l’encadrement financier) des établissements ou services sociaux et médico-sociaux, la loi 2002-2 cristallise la prise en compte d’un nouveau rapport des institutions sociales à la personne. Elle prolonge le mouvement engagé dans le champ hospitalier autour des droits du malade, mais aussi le courant porté par plusieurs lois spécifiques au champ social, comme la loi de 1984 sur le droit des familles, ou la loi de 1998 de lutte contre l’exclusion. Ce courant est encore accentué, en 2005, avec la loi sur l’autonomie et la citoyenneté des personnes handicapées et en 2007 avec la loi réformant la protection de l’enfance. La notion de parcours, indissociable de celle des droits de la personne, a ainsi irrigué plusieurs textes fondamentaux qui, par strates successives, ont façonné le droit de la santé et celui de l’aide et de l’action sociale. Un autre cadre conceptuel pour l’action sociale Avec la loi du 2 janvier 2002, l’ « usager » est porteur de droits et libertés désormais consacrés (dans un titre spécifique du Code de l’action sociale et des familles) et traduites en normes de fonctionnement pour les établissements et services ; avec, pour l’essentiel : respect de la dignité, de l’intimité, de la vie privée, libre choix des prestations, prise en charge individualisée, droit à la participation, contractualisation. Parallèlement les approches sectorielles – autonomie, lutte contre l’exclusion, protection de l’enfance, …- confortent les droits de la personne et tendent à favoriser la prise en compte de ses choix, avec son entourage, dans un environnement plus adapté au sens où l’accessibilité et la mise en réseau devraient rendre moins naturelle la solution du placement dans une institution spécialisée. Les droits dans l’institution spécialisée n’ont de sens que reliés aux droits dans la société, supposant des politiques et des services publics – école, transports, logement, … globalement repensés pour être facteurs d’inclusion. Le nouveau cadre conceptuel de l’action sociale porte ainsi sa transformation intrinsèque ; mais il procède aussi, en principe, au réencastrement de l’action sociale dans l’ensemble des politiques publiques : les droits sociaux spécifiques sont des passerelles pour accéder au droit commun (logement, santé, éducation 1 Voir à ce sujet les analyses de Robert Lafore Droit de l’aide et de l’action sociale 2015 2 et formation, culture, transports, ...) à condition que l’ensemble des politiques et dispositifs soient inclusifs (adaptés, adaptables, accessibles,…). Les principes directeurs d’une telle évolution procèdent d’une double filiation : - - celle de l’affirmation des droits sociaux, elle-même adossée au courant des droits fondamentaux (institués au plan national et promus et protégés par des juridictions spécialisées comme la Cour européenne des droits de l’Homme) et celle du principe de non-discrimination, notion importée du monde anglo-saxon et relative au droit des groupes. Il s’agit là encore d’une notion hybride, où coexistent l’arrimage à la notion d’égalité des chances (que l’on va rétablir afin que les individus aient des capacités équivalentes pour s’inscrire dans la compétition que leur impose la société) et l’arrimage à la notion de respect des différences (croyance religieuse, orientation sexuelle, appartenance culturelle, …). Le passage d’une logique de l’offre à une logique de la demande ? La « techno bureaucratie » (Robert Lafore) caractéristique de la conception française de l’ensemble des administrations et services publics a son ombre portée dans le champ de la santé et du social : dans le modèle hérité les établissements et services sont spécialisés, organisés autour de la technicité des professionnels, avec des filières distinctes et cloisonnées (établissements et services catégorisés, au fonctionnement normé) correspondant à des publics dédiés. Dans cette logique, le programme institutionnel s’impose à l’usager, qui est catégorisé et « assujetti ». L’affirmation des droits de la personne – droits généraux comme le droit au logement, le droit à l’insertion ou droit dans l’institution – bouscule ce rapport pour aboutir, en principe, à une logique qui repose sur des attentes et besoins exprimés. Mais de cette idée générale ne découle pas une application évidente car le fonctionnement collectif – politiques générales, fonctionnement d’établissements et services - ne peut se définir comme la simple agrégation d’interfaces individuelles. On peut en tous cas retenir que deux courants très différents se conjuguent pour déstabiliser la toute-puissance supposée des institutions référées au modèle « ancien » : - - d’une part la mise en cause par le courant néolibéral et l’affirmation des vertus marchandes « supérieures », de la logique publique et des organisations dédiées à la réalisation de missions d’intérêt général conduit à délégitimer les régulations instituées au profit d’une libre articulation entre l’offre et la demande par la voie du marché : c’est en particulier la logique des services à la personne où le gré à gré est supposé répondre de manière optimale aux besoins, et au moindre coût pour la collectivité… d’autre part, et à contrecourant, se développent non seulement la contractualisation interne, mais aussi en principe la connaissance des besoins qui, en amont de la planification, doit permettre la meilleure adéquation des réponses à la situation sociale en générale comme aux attentes des individus. C’est l’approche populationnelle qui veut corriger l’aveuglement de l’approche purement économique et organisationnelle de la régulation. 3 Il semble clair que les adéquations théoriques (droit de la personne + parcours = meilleure adéquation individuelle et collective des réponses) ne sont pas simplement vérifiées et que la question du pilotage collectif demeure épineuse. Du vertical sectoriel à l’horizontal en réseau Le passage du sectoriel spécialisé au transversal redéfinit le territoire comme nouveau centre de gravité. La logique du parcours d’individus équipés de droits bouscule leur rapport interne à l’institution – grâce au libre choix, à l’individualisation des prises en charge et à la contractualisation, aux organes de concertation et de participation – comme elle bouscule le rapport de l’institution à son environnement. Les parcours supposent des réponses lisibles, cohérentes, concrètement accessibles, d’où la montée en puissance du territoire. A cet échelon de proximité, où l’on suppose ( ou espère) que la cohérence introuvable au niveau national va se trouver rétablie, se jouent à la fois le potentiel de la coordination des politiques publiques ( avec le principe de la transversalité et l’outil des « pactes locaux » par exemple) et le défi d’un portage élargi où, comme dans la logique du développement local, c’est la population et l’ensemble des acteurs du territoire qui sont finalement associés. La question de l’institution d’une dimension collective La logique du parcours, adossé à des droits individuels, porte une marque individualiste : « à la vision d’une société différenciée verticalement mais en recherche d’intégration par le haut dans l’ensemble englobant de la nation, on substitue progressivement l’image d’une société segmentée horizontalement par des appartenances multiples tant subies que revendiquées, qu’il convient de rendre compatibles entre elles » (Robert Lafore). Mais il serait illusoire de penser qu’il suffit de renverser purement et simplement un ordre antérieur, considéré comme excessivement dominateur car tutélaire, pour lui substituer une logique d’individus libérés enfin pris en compte dans leurs aspirations et singularités. Ce serait en tous cas la disparition pure et simple de la construction des intérêts communs, sans laquelle la collectivité ne peut exister. C’est toute la question des logiques surplombantes à retrouver, à instituer, pour fonder les arbitrages entre l’individuel et le collectif, entre le général et le particulier. 2 Un changement de logique pour la pratique sociale Comme l’illustrent de nombreux travaux conduits avec des associations, la logique de parcours bouscule les pratiques à l’intérieur même des établissements et services aussi bien que dans leur rapport à leur environnement. C’est par exemple ce que met en lumière un travail de prospective effectué dans la région Rhône-Alpes : l’Espace Recherche prospective (ERP) - reliant l’Uriopss, la CNAPE, plusieurs associations, l’institut régional du travail social (IREIS), des acteurs de la société civile – a conduit sur plusieurs mois un travail d’analyse et de remise en perspective sur le thèmes des parcours des jeunes, dont l’on peut tirer des questionnements généraux pour l’ensemble du champ social, médico-social et de la santé. Le constat de départ était celui des ruptures de parcours subies par les jeunes, du fait de l’incohérence des dispositifs comme de leur absence de prolongement une fois atteint l’âge 4 de la majorité. La démarche prospective s’est cristallisée autour de la volonté commune de dépasser les blocages du système existant et de valoriser toutes les marges de manœuvre possible, afin d’offrir une meilleure réponse aux jeunes. L’enjeu réside dans la remise en sens du travail, autour de la finalité même des pratiques et des politiques sociales. Car si les moyens en présence pour aider des familles, des jeunes, des enfants, sont importants, avec de fait des réponses adaptées grâce à l’engagement de tous et notamment des professionnels, il n’en demeure pas moins que l’on observe aussi le manque de coordination, de fluidité, de coopération, ainsi que des institutions qui continuent à travailler en circuit fermé sans s’inscrire dans leur environnement ni se relier à la société civile, d’où des parcours qui « dans certaines situations deviennent chaotiques, faits d’échecs, d’exclusions à répétition » et donc de souffrance pour le jeune. Les réflexions partagées questionnent les conceptions du travail social. En effet, les discontinuités de parcours ont un impact global sur la vie de l’enfant ou de l’adolescent concerné : par exemple lorsque les changements répétés de lieu de vie ou de scolarité le fragilisent sur le plan affectif et relationnel, mettant en péril ses relations avec les autres jeunes, comme avec les adultes autour de lui ; ou quand la sortie des dispositifs, à la majorité, est vécue comme un « lâchage » par le jeune qui se retrouve isolé, dans l’obligation de s’assumer, se loger, trouver un emploi. Comme l’ont souligné les participants à ces travaux, « l’épreuve peut être particulièrement brutale et éprouvante ». L’enjeu principal est donc de dépasser les cloisonnements pour construire une vision d’ensemble, c’est-à-dire qui appréhende, dans une logique de coresponsabilité des acteurs ou institutions concernés, tout ce dont le jeune peut avoir besoin sur le plan affectif, relationnel, éducatif, social et de la santé et tout ce qui peut l’aider à circuler, en tant que personne singulière, entre différentes solutions possibles. Il s’agit pour cela de travailler sur les postures professionnelles pour dépasser les corporatismes, mais aussi tout simplement les cultures professionnelles trop étanches qui sont un frein à la coopération entre acteurs. Il s’agit aussi de développer des pratiques différentes et, comme le suggèrent les travaux de l’ERP, de privilégier des formes d’intervention légères, souples, évolutives et davantage inscrites dans le territoire, interventions inspirées par exemple du « case management » ou des principes de l’action sociale communautaire pratiquée au Canada. D’où un enjeu en termes de formation, de conception des postes (avec par exemple des postes de coordinateurs de parcours). Les parcours questionnent en ce sens l’organisation des établissements et services, au-delà des postures professionnelles. Ainsi, les expériences observées par l’ERP mettent elles en lumière des transformations dans l’organisation interne : le parcours induit une relation plus horizontale avec le jeune, qui va par ricochet bousculer les relations sociales internes, dans le management comme dans l’organisation des services, avec plus de place à l’initiative, plus de coordinations informelles, plus de relations avec l’extérieur, …. Cette logique du parcours suppose aussi une coopération inter services, inter établissements, avec l’émergence d’une fonction de pôle de ressource et d’aide à l’orientation pour certains établissements, dont le « cœur de métier » mute ainsi du « placement » au « pivot». 5 Plusieurs associations2 ont ainsi développé - avec une ONG, des élus, des entreprises, une mission locale, des bénévoles- une plateforme regroupant toute une palette d’activités pour favoriser le parcours du jeune. Cette plateforme veut mobiliser des ressources diverses, mutualiser des moyens et des compétences et « faire ensemble pour inclure ». Elle induit finalement une autre gouvernance qui désenclave l’action éducative spécialisée pour la réencastrer dans la vie locale. D’autres associations3 ont structuré leur volonté de coopération et de prospective sur un territoire, associant solidarité citoyennes et solidarités publiques, pour construire là aussi, concrètement, une dynamique de plate-forme qui matérialise la mise en cohérence des réponses, autour d’un projet partagé. Ce travail s’appuie sur un conseil de prospective composé de représentants des personnes accueillies et accompagnées, de professionnels, de citoyens engagés dans l’action associative, de représentants du monde économique, de personnes qualifiées. Il s’agit, au-delà d’une meilleure organisation, d’ «élaborer un projet politique de territoire visionnaire pour orienter et nourrir l’action publique et citoyenne ». Les parcours questionnent aussi la conception même des projets et, pour les associations en tous cas, les finalités sociétales, les priorités politiques et stratégiques, la gouvernance, l’ancrage territorial par les liens avec l’ensemble des acteurs potentiellement concernés mais aussi la remobilisation du lien avec la société civile. Ce déplacement de la posture associative par le parcours – avec réémergence de la finalité sociale, développement des coopérations inter acteurs et ré-ancrage citoyen dans le territoire, peut être illustré dans différents champs d’activité. C’est bien ce qui ressort des travaux portés sous l’égide de SAILOR en Lorraine, où le point d’entrée par les nouvelles technologies débouche sur une remobilisation autour des solidarités et de la citoyenneté sur le territoire lorrain, décalant une approche qui aurait pu s’enfermer dans une logique de filière économique. Dans le champ de la santé, parallèlement, la question des inégalités sur les territoires est essentielle. Comme le souligne Pierre Micheletti4, les associations peuvent agir sur trois niveaux : agir sur la régulation de l’offre en étant partie prenante des solutions à apporter pour résoudre les insuffisances des soins de première ligne - la médecine générale, les soins infirmiers, la psychiatrie - et encore plus de seconde ligne - ophtalmos, des gynécos, …- ; agir sur les postures professionnelles en développant la sensibilisation aux enjeux sociaux alors que les études médicales sont encore trop élitistes et trop scientifiques ; agir aussi sur le lien avec la population. Mais il faudrait pour cela qu’elles travaillent leur gouvernance et leur ancrage dans la société, en donnant réellement place – dans leurs membres, dans leurs CA aux différentes composantes de la population. Car certes les associations ont puisé leur dynamique dans la force sociale du courant politique de la gauche, du mouvement syndical, des œuvres chrétiennes entre autres, mais il faut bien constater que le carburant de la société est actuellement formé dans d’autres groupes sociaux. Construire une vision prospective pour dépasser ces inégalités de parcours dans l’accès aux soins supposerait de relever ce défi, de 2 Projet de la Maison d’Enfant la « Maison », gérée par l’association ADAEAR Projet Alia dans le Vaucluse. 4 Président de la Commission Santé de l’Uniopss 3 6 travailler cette condition d’un élargissement de l’ancrage des associations dans la société française. 3 La déstabilisation contemporaine du rapport de l’individu au collectif : une société inclusive ? L’évolution du rapport à l’usager dans le champ de la santé ou celui des institutions sociales et médico-sociales est en fait à replacer dans la compréhension d’évolutions plus générales : la mise en place effective d’une relation plus riche, qui permettrait de participer à la construction de parcours choisis avec des « institutions » qui auraient un sens, peut être appréhendée dans le contexte plus large de l’affirmation de l’individu dans notre conception occidentale de la société. Cela concerne l’hôpital, l’armée, l’école, l’université, …, dans un mouvement dont les ondes de choc ont été très visibles au XX° siècle. Les notions de parcours et de désinstitutionnalisation s’inscrivent a priori dans un même courant d’émancipation de l’individu par rapport à des « institutions » autrefois dominantes et fermées, supposées désormais ouvertes, accessibles, désacralisées. Ainsi la loi du 2 janvier 2002 est-elle un enrichissement de la loi du 30 juin 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales, avec un droit de l’usager qui se clarifie et se surajoute aux règles qui régissaient auparavant les établissements et services. Il en découle un droit à une réponse de qualité, qui est un droit au choix et donc un droit à un éventail de réponses. Il en découle aussi un droit à exister dans la société, en dehors des institutions spécialisées longtemps demeurées « à part », avec leur toute puissance. La désinstitutionnalisation peut, sous cet angle, être a priori abordée comme un phénomène essentiellement positif. La réalité est plus complexe car la désinstitutionnalisation relève également d’une perspective « opportuniste » où la volonté de faire des économies pousse à la recherche de solutions « hors les murs » (mais sont-elles toujours préférables ?). Cette perspective rejoint celle du courant de l’économicisme et de la marchandisation, où les institutions sont rabattues à la fonction de prestation, dans une société où l’individu supposé capable (c’est-à-dire doté de capacités) reçoit l’injonction de se débrouiller. Cette irruption de l’individu est une caractéristique centrale de la problématique de la modernité. Elle est signe d’affranchissement et d’ouverture pour les uns, mais signe de nouveaux dangers pour d’autres. « En s’affranchissant du cadre normatif de la pensée des classiques (les auteurs de l’Antiquité) qui soumettaient l’homme à une finalité qui le dépasse car elle est naturelle, les Modernes gagnent certes l’émancipation, mais aussi la possibilité d’une nouvelle démesure et d’une absence totale de règles éthiques ». Léo Strauss, cité par Joël Roman, isole trois vagues successives : le recul de l’idéal politique supérieur au profit d’une conception politique fondée sur la domination des intérêts primaires (XVII° et XVIII siècles, avec les analyses de Machiavel puis Hobbes) ; avec les Lumières, l’effacement des transcendances qui surplombaient la réalité humaine, qu’il s’agisse de l’ordre moral ou de l’ordre divin ; la mise en cause radicale des idées et des régimes politiques avec l’émergence d’une conscience 7 politique propre au XIX° siècle et notamment Nietzsche qui rejette l’idée d’un processus politique rationnel comme la perspective d’une possible harmonie entre l’individu authentique et l’Etat moderne. L’idée d’une attitude objective et du caractère historique de tout idéal, qui serait le propre de la Modernité, débouche selon certains auteurs sur une impasse ou plus encore sur une rupture fondamentale. Hannah Arendt, en particulier, va souligner la « rupture dans notre histoire qui naît d’un chaos de problèmes de masse sur la scène politique et d’opinions de masse dans le domaine spirituel avec les mouvements totalitaires qui, au moyen de la terreur et de l’idéologie, cristallisèrent en une nouvelle forme de gouvernement et de domination ». Pour Hannah Arendt, comme le résume Joël Roman, le totalitarisme est bien le déploiement de l’une des possibilités contenues dans la modernité. Cette expérience totalitaire a-t-elle détruit les valeurs de la modernité tournée vers l’émancipation de l’individu ? Cette question est discutée et fait l’objet d’appréciations opposées. Les totalitarismes ont en tous cas pour partie dissout les illusions progressistes (le positivisme d’Auguste Comte par exemple) de la Modernité comme courant issu des Lumières. A tout le moins la modernité a bouleversé le rapport au temps et sa résonnance sur l’individu. Selon Habermas, le « nouveau monde » se distingue de l’ancien par le fait qu’il s’ouvre à l’avenir. Evolution, révolution, progrès, rupture avec la tradition, … autant de mots qui signent la volonté d’inscrire le mouvement, de consacrer l’avant-garde. Mais une avant-garde qui cherche à éterniser l’instant (comme un éclair) plus qu’à orienter le temps dans un souci d’éternité. C’est là une des raisons de l’instabilité fondamentale de la modernité. L’héroïsation du présent (que Foucault décrit à propos de Baudelaire) est non seulement un rapport au présent mais plus encore un rapport qu’il faut établir à soi-même. L’homme moderne est celui qui cherche à s’investir lui-même (et non celui qui part à la découverte de lui-même et des secrets de sa vérité cachée). Alors que l’exigence d’émancipation de l’individu devient une valeur commune, c’est aussi la conception de l’altérité qui est déplacée. Avec la naissance de l’Etat, notamment, se déplace la conception de la hiérarchie politique : les dieux fondateurs et législateurs ne sont plus des autres par rapport à l’homme, en dehors de l’espèce humaine, mais des hommes à l’intérieur de la société. La délégation de pouvoir déplace la domination politique à la portée de la lutte des hommes ; autrement dit cet autre qui me domine est un homme comme moi. L’affirmation de l’individu déplace plus généralement le rapport à l’autre, dans l’espace social. Cet autre, quel qu’il soit, m’est à la fois extérieur, étranger et aussi, comme moi, partie d’un tout, comme unité englobante et nécessaire (Marcel Gauchet). Mais jusqu’à quel point l’autre est-il un humain que je puisse reconnaître (comme potentiellement moi) quand sa différence me conduit à le rejeter, pour la conjurer ? La commune humanité est ainsi habitée de mouvements contraires - ségrégation et solidarité, égalitarisme et hiérarchie, exclusion et inclusion, identité et différence - où se jouent non des simples opposés mais plutôt des éléments d’une même structure. 8 Alors que le monde hiérarchisé où chacun a une place assignée n’est plus, que devient l’ « homme ordinaire » et peut-il s’inscrire dans un mode commun ? Est-il perdu dans une inversion ironique, désespérée, des hiérarchies ou des ordres constitués ? Ou peut-il encore s’inscrire, comme sujet autonome, dans cette commune humanité ? Dans les débats de la post modernité, le projet d’autonomie de l’homme fait l’objet de lectures opposées : les uns le considèrent comme une illusion (à dissiper pour retrouver le sens des multiplicités) et les autres comme un projet à reformuler (dont les Lumières n’auraient constitué qu’une première étape). En simplifiant à l’extrême, la post modernité peut être caractérisée comme l’incrédulité à l’égard des métarécits (Jean François Liotard). Avec le recul voire l‘effacement des idéologies et la ré-articulation des disciplines de référence, loin des cohérences du structuralisme et de la théorie des systèmes, la société relève d’éléments hétérogènes (une « pragmatique de particules langagières ») qui donnent lieu à une institution par plaques : c’est le déterminisme local. A cette perte de sens par une logique instituée (à défaut d’institutions légitimées) correspond une logique d’opérationnalité, de performance, qui seule pourrait guider le système. Les institutions sont-elles, toutes, entraînées par ce vide de sens ? La prolifération des représentations, la prolifération conceptuelle, débouchent-elles finalement sur « une ère du n’importe quoi », d’un éclectisme ingénieux et proliférant qui interdit toute distinction tranchée ? Complexité ? Problème de structuration du champ intellectuel ? Fin du politique ? Idéologies sous de nouvelles formes ? Tyrannie du privé ? Les courants sont nombreux … La conception relativiste largement répandue, qui écarte les jugements de valeurs, laisse-telle nécessairement à l’écart toute perspective de système de référence ? Alors que c’est finalement l’accomplissement de la modernité qui fait de la réalisation du projet d’autonomie la norme ultime à laquelle rapporter les jugements et les conduites, la solution réside-t-elle dans la rationalisme, au sens où les règles d’organisation de la société pourraient découler d’une application honnête du principe de contradiction, venant donc d’une raison impersonnelle et non de préférences subjectives ? Telle n’est probablement pas la réalité car dans la société humaine, les règles d’argumentation coexistent avec des rapports de force et de persuasion. Mais aussi et surtout, comme le rappelle Joël Roman, ce sont les croyances et les convictions qui articulent les idées aux individus. Dans cette hypothèse, les conditions d’une coexistence d’individus animés de convictions diverses et pour une part incompatibles ne sont pas seulement dans leur réduction à un monde commun, pas d’avantage dans l’absolutisation des différences et la consécration d’une inutilité de la confrontation : elles sont dans l’articulation d’une coexistence conflictuelle et d’une possibilité de reconnaissance mutuelle qui ne se dissout pas dans les singularités, mais les mutualise. Il faut non seulement de la distinction, mais des institutions. * ** Avec ces arrière-plans, la question de la désinstitutionnalisation, reliée à celle de l’usagerindividu et de son parcours, rejoint la question plus large du rapport entre l’individu et le collectif et de ce qui peut lui donner sens. 9 Au-delà de la capacité à mettre en œuvre une loi et son esprit, au-delà des imperfections des normes formelles en présence, au-delà de l’organisation collective à améliorer, l’enjeu est, pour tous les acteurs, pour les associations, pour les établissements et services, celui de leur capacité à «instituer », c’est-à-dire à donner véritablement sens des droits comme à un système collectifs. Cette question de capacité à instituer touche à la conception des pratiques ; elle déborde sur les orientations politiques ; elle interroge le sens que l’on donne aux relations entre les personnes qui se rencontrent dans les établissements et services et dans leur environnement – des usagers, des familles, des intervenants. Elle touche ainsi aux conceptions profondes, et en cela à la conception même de la société, que les pratiques et les politiques véhiculent, avec des questions centrales : - - - quelle place prend effectivement l’acceptation de la différence, qu’en est-il du pluralisme, mais aussi qu’en est-il de cet autre – exclu, dépendant, handicapé, …- dont la différence est telle que l’image en est peut-être insupportable, en tant que figure possible d’un moi ? quelle est la part de l’éthique, au-delà des normes ? quelle est la place de la délibération constructive, qui permettrait d’élaborer des références communes, au-delà de l’autorité, mais aussi au-delà de la réduction par le contrat ? quelles conceptions communes de la société (valeurs, principes structurants) permettraient d’opérer les arbitrages et de tracer une perspective. Ainsi posée, la problématique de l’individu et de son parcours dépasse largement le cadre de l’organisation de l’offre ; elle s’inscrit dans la perspective plus large d’une transformation de la société où les rapports de l’individu au collectif ne sont pas stabilisés, où les références collectives sont incertaines et, pour partie, en reconstruction. C’est tout l’intérêt d’une réflexion partagée, axée sur la recherche de perspectives, et l’attention à ce qui se construit par l’action et l’expérience. Car il semble évident que les solutions inventées, et encore à inventer, ne relèvent pas de la norme et de sa déclinaison, mais plutôt d’une capacité à élaborer collectivement des rapports sociaux qui prennent sens. Quelques références « Chronique des idées contemporaines » de Joël Roman (Bréal 2009) « La personne au centre » Robert Lafore Journée d’étude sur les parcours Uniopss 16 juin 2014 ; travaux du Conseil de Prospective de l’Uniopss - 2015 ; droit de l’aide et de l’action sociale Domat Droit Public 9° édition 2015 Robert Lafore Michel Borgetto Uriopss Nord Pas de Calais – revue Le Pont ERP Rhône Alpes – Contact Yves Darnaud ADSEA 26 – contact Laure Chareyre Uriopss Rhône Alpes. Projet Sailor Uriopss Lorraine Université de Lorraine – contact Sylvie Mathieu 10