Recherche et Applications en Marketing, vol. 24, n° 3/2009
Les figures du nouveau consommateur :
une genèse de la gouvernementalité du consommateur
Bernard Cova
Professeur titulaire
Euromed Management, Marseille
Professeur invité
Università Bocconi, Milan
Véronique Cova
Professeur
Université Paul Cézanne Aix-Marseille III
Centre d’Étude et de Recherche en Gestion Aix Marseille (CERGAM)
Faculté d’Économie Appliquée, Aix-en-Provence
Les auteurs peuvent être contactés aux adresses électroniques suivantes :
bernard.cov[email protected] ; veronique.cov[email protected]
RÉSUMÉ
Cet article s’intéresse moins à la réalité du nouveau consommateur qu’à la construction de ce nouveau consommateur par les
discours marketing produits par les chercheurs et les consultants. Par une approche généalogique, il met d’abord en évidence les
trois figures majeures du nouveau consommateur qui ont émergé ces vingt dernières années (consommateur individualiste
pour le début années 90 ; consommateur hédoniste pour le tournant du millénaire ; consommateur créatif pour la moitié des
années 2000). Puis il montre comment ces figures se sédimentent pour structurer les compétences du consommateur : aux com-
pétences de dialogue du consommateur individualiste, s’ajoutent les compétences ludiques et esthétiques du consommateur hédo-
niste puis celles d’intégration de ressources du consommateur créatif. Il conclut sur le processus de gouvernementalité du
consommateur inhérent à ces discours qui poussent nos contemporains à se déterminer d’abord comme consommateurs.
Mots clés : Co-création, compétences, créatif, gouvernementalité, hédoniste, individualiste.
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INTRODUCTION
It has been widely argued that the new consumer
is active, knowledgeable, demanding, channel-hop-
ping and, above all, experience seeking” (Stuart-
Menteth, Wilson et Baker, 2006, p. 415).
« Le consommateur a changé, il est désormais
plus instable, plus changeant » (Dion, 2008, p. 1).
Ces courts extraits de récentes publications aca-
démiques résument bien le problème du nouveau
consommateur. Alors que les certitudes empiriques
sont rares sinon existantes selon certains (Goulding,
2003 ; Miles, 1999 ; Ohl, 2002), nombre d’écrits
marketing dressent à grands traits la figure d’un nou-
veau consommateur pour alimenter l’originalité de
leurs approches ou réflexions. Cette mutation du
consommateur est un serpent de mer qui alimente la
littérature en marketing depuis environ deux décen-
nies en France (Badot et Cova, 1992 ; Dubois, 1991)
comme dans d’autres pays occidentaux (Baker, 2003 ;
Brookes, 1988 ; Dussart, 1985 ; Ferrero, 1990). Nous
en vivons actuellement une de ses manifestations les
plus fortes à travers les discours annonçant la montée
d’un consomm’acteur aussi dénommé prosumer ou
post-consommateur, c’est-à-dire d’un consommateur
« acteur de sa destinée, de ses choix, des produits
qu’il imagine, qu’il critique et dont il fait, ou pas, le
succès » (Florès, 2008, p. 79).
Dans une approche de type généalogique nous
proposons ici de débusquer le « tout autre chose »
qu’il y a derrière les choses. Il s’agit d’aller chercher
ce qui organise les discours des vingt dernières
années sur le nouveau consommateur. Ce travail
s’inscrit ainsi dans le courant dit du marketing cri-
tique (Saren et alii, 2007) qui interroge les discours
produits par les marketeurs et cherche à en retracer la
genèse à la fois historique, sociale et culturelle
(Cochoy, 1999). L’objectif est d’étudier la construction
des discours sur le nouveau consommateur, sans s’in-
terroger ni sur la réalité de la supposée nouveauté du
consommateur (Marion, 2001) ni sur les raisons qui
poussent les acteurs du marketing à générer ces
figures rhétoriques du nouveau consommateur. En
d’autres termes, il s’agit d’identifier comment ces
discours construisent progressivement le réel et
quelles formes prend ce réel. On voisine ici avec les
travaux sociologiques s’intéressant à la configura-
tion, la représentation et la catégorisation des figures
du consommateur (Cochoy, 2002). Cependant deux
différences majeures méritent d’être faites : 1) ce tra-
vail ne se centre pas sur les ajustements entre figura-
tions de l’offre et figures des consommateurs dans la
relation marchande (Dubuisson-Quellier, 2004) mais
sur les discours « autorisés » sur cette relation mar-
chande et leurs impacts sur les figures du consomma-
teur ; 2) ce travail n’est pas effectué en position d’ex-
tériorité disciplinaire, en prenant le marketing
comme un objet d’étude comme l’a fait Cochoy
(1999), mais en posture d’intériorité réflexive sur le
marketing pris en tant que champ disciplinaire,
comme le préconise le courant critique (Saren et alii,
2007). Ce travail n’échappe pas, par conséquent, à la
mobilisation de certains points de vue normatifs ;
cependant, il cherche moins à les ignorer qu’à les
affirmer pour que ses choix ne pervertissent pas l’ob-
jectivité de l’ensemble. Le point de vue normatif
mobilisé ici est la primauté de la socialité primaire
(l’interconnaissance directe et concrète entre indivi-
dus) sur la socialité secondaire (l’intermédiation des
relations) générée notamment par le marché et la
consommation (Caillé, 2000). Ce travail ne cherche
pas à prouver une hypothèse mais à proposer une
interprétation d’un ensemble d’informations histo-
riques à disposition et ainsi ouvrir de nouvelles pers-
pectives pour le marketing.
Les contributions spécifiques de ce papier sont de
montrer (et non de démontrer) :
• comment et par qui ont été présentées et popula-
risées les figures majeures du nouveau consom-
mateur des vingt dernières années, période mar-
quant l’explosion des travaux sur le thème ;
en quoi ces figures sont à la fois différentes
mais complémentaires et comment elles s’agen-
cent pour formaliser les traits d’un consomma-
teur en évolution ;
comment la propagation successive de ces
figures peut être lue comme une « gouverne-
mentalité » des consommateurs et quelles en
sont les implications.
Bernard Cova, Véronique Cova
82
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LES TROIS FIGURES MAJEURES
DU NOUVEAU CONSOMMATEUR
Les discours sur un nouveau marketing capable
de revitaliser notre discipline se sont multipliés
depuis la fameuse crise du milieu de vie du marke-
ting (marketing mid-life crisis) que l’on situe généra-
lement à la fin des années 80 (Brown, 1995). C’est
donc à partir de cette date que nous analysons la pro-
duction des nouvelles approches marketing et des
prétendues mutations des consommateurs qui les
accompagnent. Les écrits publiés depuis le début des
années 90 pour repenser et/ou refonder la discipline,
témoignent d’une profusion de panacées (Brown,
1995) qui atteignent la centaine selon de récents
comptages (Badot et Cova, 2008) ayant cherché à
catégoriser ces nouvelles approches marketing
(Cova, Louyot-Gallicher et Louis-Louisy, 2006).
Pour structurer cette pléthore les indicateurs relatifs à
la publication constituent un outil pertinent. Nous
avons choisi d’utiliser le nombre de citations dans
Google Scholar d’un ouvrage ou d’un article traitant
de telle ou telle approche du marketing qualifiée
comme nouvelle par l’auteur lui-même. Google
Scholar présente l’intérêt de mettre en évidence, non
seulement les articles publiés dans des revues acadé-
miques, mais aussi les ouvrages contrairement à
d’autres indicateurs (EBSCO par exemple). En effet, la
production de nouvelles approches marketing relève
d’une littérature hétérogène, de niveau variable,
mixant ouvrages managériaux et articles scienti-
fiques, qu’il nous semble important de prendre en
compte dans son ensemble. Nous avons interrogé les
intitulés de toutes les panacées listées par Badot et
Cova (2008) et retenu les cinquante ouvrages et
articles les plus cités. Nous avons ensuite effectué
certains regroupements éclairés par notre propre
expertise de la discipline. Nous avons ainsi délimité
trois grandes approches marketing. Nous n’emploie-
rons pas ici le terme « paradigme » car nous parta-
geons avec Marion (2000) le fait qu’il ait été abusive-
ment utilisé dans notre discipline. Enfin, à chaque
approche ainsi délimitée nous avons attribué les
ouvrages et articles sélectionnés précédemment.
Chaque approche s’ancre dans une temporalité pré-
cise (Tableau 1) et se prolonge par la suite. Nous
sommes conscients que cette identification relève
d’un travail de construction sinon de réduction de la
réalité. Elle passe sous silence (Maclaran, Stevens et
Hogg, 2009) certains travaux majeurs concernant
d’autres nouvelles approches marketing échappant
aux regroupements effectués (McAlexander, Shouten
et Koenig, 2002, par exemple pour les approches
communautaires du marketing) comme ceux qui ont
été publiés sur les approches retenues en dehors de la
périodisation effectuée. Ainsi pour la première
approche repérée, le marketing relationnel, nous ne
retenons pas l’ouvrage de Grönroos (2000), pourtant
cité 603 fois, mais publié bien après les travaux que
nous avons retenus. Enfin, cette présentation juxtapo-
sée des trois approches n’est qu’une modélisation de la
réalité destinée à rendre plus saillantes les figures des
consommateurs qu’elles ont générées. Nous sommes
conscients que pour chacune d’elles, l’histoire com-
mence bien avant la période repérée, comme l’ont
montré Tadajewski et Saren (2009) pour le marketing
relationnel, et se poursuit bien après. Nous sommes
aussi conscients que ces trois approches ne sont pas
indépendantes et nous montrons par la suite com-
ment elles s’agencent. Globalement, notre objectif
n’est pas d’être exhaustifs mais de construire une his-
toire du marketing (Cochoy, 1999) à même de mettre
en évidence le moment fort d’introduction de chaque
approche ainsi que les discours sur le nouveau
consommateur qui l’accompagnent.
Trois périodes dessinent ainsi sur les vingt der-
nières années, trois nouvelles approches du marke-
ting et trois figures du nouveau consommateur :
le début des années 90 est la période des
approches de marketing one-to-one (Peppers et
Rogers, 1993) ou relationnel (McKenna, 1991 a
et b ; Christopher, Payne et Ballantyne, 1991)
qui mettent en avant la figure d’un nouveau
consommateur individualiste ;
la fin des années 90 et le début des années 2000
sont marqués par le développement des
approches de marketing expérientiel aux États-
Unis (Schmitt, 1999 et 2003 ; Pine et Gilmore,
1999) et de leurs dérivés sensoriels (Hetzel,
2002) qui affirment l’avènement d’un consom-
mateur hédoniste ;
le milieu des années 2000 signe la montée des
approches de marketing collaboratif (Prahalad
et Ramaswamy, 2004a), portées par la nouvelle
logique dominante du marketing (Lusch et
Vargo, 2006 ; Vargo et Lusch, 2004), qui s’ap-
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Bernard Cova, Véronique Cova
84
Période Marketo-sociologues
Socio-marketeurs
Sociologues
Figure du nouveau
consommateur
Nouvelle approche marketing
(entre parenthèses =
score Google Scholar au 15/4/09)
Fin 80 –
début 90
Dubois (1991)
Firat (1991)
Van Raaij (1993)
Popcorn (1992)
Naisbitt et Aburdene
(1990)
CCA
Cofremca
Observateur Cetelem
Gérard Demuth
Etc.
Lipovetsky (1987, 1990)
Ehrenberg (1991)
Jameson (1991)
Elias (1991)
Gergen (1991)
Individualiste
Marketing relationnel
+ Marketing one-to-one,
Marketing interactif
McKenna, 1991 a (181) ;
McKenna, 1991b (233) ;
Christopher, Payne et Ballantyne
1992 (338) ; Peppers et Rogers,
1993 (435) ; Pine II 1992 (1043)
Fin 90 –
début 2000
Firat, Dholakia et
Venkatesh (1995)
Firat et Dholakia
(1998)
Firat et Venkatesh
(1995)
Elliott (1997)
Badot et Cova (1995)
Hetzel (1996)
Credoc
Observateur Cetelem
Gérard Mermet
Danielle Rapoport
Etc.
Featherstone (1991)
Maffesoli (1990)
Baudrillard (1992)
Hédoniste
Marketing expérientiel
+ Marketing sensoriel
Monde : Schmitt, 1999 (226) ; Pine
II et Gilmore, 1999 (549)
France : Cova et Cova, 2001 (58) ;
Hetzel, 2002 (48)
Mi-2000 –
etc. Firat et Dholakia
(2006)
Muniz et Schau (2007)
Berthon et alii (2007)
Toffler (1980)
Seybold (2001)
Wipperfürth (2005)
Credoc
Observateur Cetelem
Remy Sansaloni
de Certeau (1980)
Fiske (1989)
Keat, Whiteley et
Abercrombie (1994)
Créatif
Marketing collaboratif
+ Marketing 2.0
Monde : Prahalad et Ramaswamy,
2004a (501) ; Vargo et Lusch, 2004
(637)
Tableau 1. – Nouvelles approches marketing et figures du nouveau consommateur
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puient sur l’émergence d’un consommateur
créatif.
Nous allons ci-après détailler successivement ces
trois périodes en montrant pour chacune : 1) com-
ment s’est constitué le nouveau marketing qui la
caractérise ; 2) sur quels travaux ce nouveau marketing
s’est fondé pour étayer son discours ; 3) quels sont
les traits saillants du nouveau consommateur qu’il
construit ; 4) comment ce nouveau marketing structure
les pratiques de ce nouveau consommateur.
Le marketing relationnel et l’émergence
du consommateur individualiste
Le développement du marketing relationnel et de
ses dérivés au début des années 90 est considéré
(O’Malley, Patterson et Kelly-Holmes, 2008) comme
l’extension de la métaphore de la relation interper-
sonnelle à l’ensemble des échanges entre un client et
une entreprise. Dès le milieu des années 70 (Guillet de
Monthoux, 1975), le champ du marketing industriel a
mis l’accent sur l’importance des relations entre
fournisseurs et clients dans les décisions d’achat. Les
travaux du groupe IMP (Industrial Marketing and
Purchasing Group) ont ainsi ouvert la porte à l’idée
d’une démarche marketing originale (Hakansson,
1982 ; Ford, 1990) conçue comme la construction, le
développement et le maintien de relations de long
terme entre fournisseurs et clients. À partir du début
des années 80 (Berry, 1983), le champ du marketing
des services intègre lui aussi la gestion de la relation
personnelle entre le prestataire et le client comme
une donnée centrale à son approche. Au cours des
années 80, Gummesson (1987) et l’École nordique
des services (Grönroos, 1990) annoncent clairement
l’avènement d’un nouveau marketing fondé sur le
développement de relations de long terme avec les
clients. Jusqu’à la fin des années 80 cependant, l’idée
d’un marketing relationnel reste confinée à ces deux
champs précis du marketing, l’industrie et les ser-
vices. Le début des années 90 la voit sortir de ce statut
marginal pour devenir une vérité applicable à tout le
champ du marketing et notamment à la grande
consommation. Le marketing relationnel
(Christopher, Payne et Ballantyne, 1991 ; McKenna,
1991 a et b) et autres panacées voisines comme le
marketing one-to-one (Peppers et Rogers, 1993), le
marketing interactif (Blattberg et Deighton, 1991), le
marketing individualisé (Rapp et Collins, 1990) ou
encore le marketing de base de données (Petrison,
Blattberg et Wang, 1993), s’appuient tous sur l’idée
de fragmentation des marchés (McKenna, 1988)
résultant de l’individualisme des consommateurs
typique de cette époque que Rapp et Collins (1990)
nomment « l’âge de l’individu » en couverture de
leur ouvrage.
Pour étayer leurs discours, les propagateurs de
ces nouvelles approches (McKenna, 1991a ; Rapp et
Collins, 1990) intègrent les idées des futurologues et
prospectivistes de la consommation que sont Faith
Popcorn (1992), John Naisbitt et Patricia Aburdene
(1990) sans parler des analystes français (aux travaux
publiés et non publiés) tels Bernard Cathelat au
CCA, Alain de Vulpian à la Cofremca, Gérard
Demuth ou les membres de l’Observateur Cetelem.
En ce sens, la futurologue américaine Faith Popcorn,
« la Nostradamus du marketing » selon le magazine
Fortune, est la plus prolifique. On lui doit notamment
le terme le plus utilisé par les responsables marketing
de l’époque, le cocooning. Ces prospectivistes recy-
clent les écrits sociologiques annonçant la montée de
l’individualisme dans nos sociétés occidentales dites
postmodernes (Lyotard, 1979) et le rôle croissant de la
consommation (Baudrillard, 1970). En effet, selon le
courant de recherche sociologique dominant à la fin
des années 80 (Lipovetsky, 1983 et 1987 ; Ehrenberg,
1991 ; Elias, 1991 ; Jameson, 1991), la postmoder-
nité est l’aboutissement de la quête de libération des
individus. Le droit à la liberté, en théorie illimité,
mais jusqu’alors (dans la modernité) socialement cir-
conscrit dans l’économique, le politique et le savoir,
gagne les mœurs et le quotidien. S’impose ainsi
l’idée d’une condition postmoderne où l’individu,
dégagé des idéaux collectifs comme du rigorisme
éducatif, familial, sexuel (Lipovetsky, 1990), opère
un processus de personnalisation, façon de gérer ses
comportements avec le moins de contraintes et le
plus de choix possible. Ces écrits sociologiques sont
aussi repris par certains auteurs en comportement du
consommateur (Dubois, 1991 ; Firat, 1991 ; van
Raaij, 1993) qui mettent ainsi l’accent sur la frag-
mentation et l’instabilité des comportements de
consommation postmoderne.
La presse spécialisée de l’époque fournit, pour sa
part, un bon portrait-robot de ce nouveau consomma-
teur individualiste : « Révolution dans le marketing !
Les figures du nouveau consommateur : une genèse de la gouvernementalité du consommateur 85
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