Victor Hugo
et la langue
Actes du colloque de Cerisy, 2-12 août 2002
Textes réunis par Florence Naugrette
et présentés par Guy Rosa
Ouvrage publié en 2005 aux éditions Bréal avec le concours du Centre national
du livre et de l’Université Paris7, reproduit avec la gracieuse autorisation de
l’éditeur et l’accord du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle
© Editions Bréal 2005 et Université Paris-Diderot-Paris 7
Pantomime et tableau dans le théâtre de Hugo
Florence NAUGRETTE
L’idée que le théâtre de Hugo est un théâtre de la parole pleine est
encore abondamment répandue. En 1978, Robert Abirached, qui ne
sauve du théâtre romantique que Musset et Büchner, refuse au théâtre
de Hugo toute véritable théâtralité, sous prétexte qu’il se
caractériserait par « une somptueuse hypertrophie du discours »1. Plus
récemment, dans son intéressant ouvrage sur la dramaturgie du
silence, Arnaud Rykner tient aussi la chose pour acquise, et écarte
rapidement la dramaturgie romantique de son corpus, entre le
mélodrame et le drame naturaliste. Pour Arnaud Rykner, qui en donne
quelques exemples convaincants, le silence dans le théâtre de Hugo
n’est qu’une pause, un prélude au déferlement d’une parole2
Loin pour autant de soutenir que le théâtre de Hugo est un théâtre
du silence, ce qui ne convaincrait personne et relèverait d’un esprit de
contradiction aussi vain que systématique, je voudrais montrer ce que
l’écriture dramatique hugolienne doit à l’esthétique du tableau, telle
que Diderot et d’autres dramaturges du XVIIIe siècle l’ont prônée et
pratiquée, non pas seulement pour la construction composée des
décors et la pratique du changement de lieux, mais aussi pour cette
dimension scénique nouvelle qu’est la pantomime. Les didascalies de
Hugo décrivent bien souvent une action muette, depuis la simple
indication de jeu jusqu’au tableau animé. Elles témoignent d’une
imagination picturale poussée, puisque le plateau programmé par le
texte est sculpté à la fois par l’architecture du décor et par les
mouvements mêmes des acteurs, seuls ou en groupe. Ce sens du visuel
dément l’accusation de logocentrisme dont on a accablé Hugo. Son
théâtre s’inscrit en effet, c’est ce qu’il s’agit de montrer, dans une
. C’est
cette vision de la dramaturgie hugolienne que je voudrais ici nuancer.
1. Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Gallimard,
1978, réédité dans la collection « Tel », 1994, p. 166.
2. Arnaud Rykner, L’envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l’âge classique à
Maeterlinck, José Corti, 1996, p. 250.
2 Florence NAUGRETTE
filiation qui va de Diderot à Brecht, où l’esthétique du tableau sert une
perception à la fois sensible et distanciée de la fable.
Place de la pantomime dans l’esthétique du tableau au XVIIIe
siècle
Dans le domaine de l’esthétique scénique, la dramaturgie
romantique n’opère pas ex nihilo la révolution qu’on lui attribue
parfois. Elle hérite en particulier d’une esthétique du tableau, Pierre
Frantz en a donné une remarquable étude3
C’est autour des années 1750-1770 qu’elle s’élabore en rupture
avec la scène classique, qui se caractérisait par son abstraction :
plateau quasi dépourvu de décor (tout au plus une toile peinte passe-
partout, et les rares accessoires indispensables à l’intrigue) ;
immobilité du jeu des acteurs, dont la place est déterminée
arbitrairement par leur emploi ; frontalité de la déclamation, qui
intègre la présence du public en s’adressant directement à lui par des
moyens semblables à ceux de l’art oratoire. Cette abstraction de
l’espace est au service d’une valorisation à la fois religieuse et
cartésienne du verbe, consiré comme plus noble que l’image,
susceptible de séduire ou de tromper la raison par l’illusion des sens.
D’où l’abondance des hypotyposes dans le théâtre classique, qui
donnent à voir via le récit d’un personnage une scène forte dont la
représentation linguistique, par son énergie propre (enargeia),
s’adressera à l’imaginative du spectateur en touchant son esprit plus
que ses sens. Ce « milieu nul ou à peu-près » qu’est la scène classique
selon l’expression de Mallarmé dans Crayonné au théâtre, doit
favoriser la transparence du visible
, qui est l’un des grands
combats menés par Diderot, mais aussi par la plupart des dramaturges
et théoriciens des Lumières.
4
3. Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, PUF,
« Perspectives littéraires », 1998.
dans une mimesis vouée au dire.
Au XVIIIe siècle, les concepts de « raison », de « vérité », et de
« vraisemblance » changeant de contours, cette esthétique scénique
devient une carcasse vide ; on continue de s’y référer parce que les
praticiens y sont habitués, mais elle n’est plus en phase avec la
nouvelle vision du monde que proposent le relativisme historique, la
promotion de l’expérience scientifique, la philosophie sensualiste. Les
conséquences sur l’esthétique scénique sont considérables : la scène
4. Cf. ibid., p. 3.
Pantomime et tableau dans le théâtre de Hugo
3
abstraite perd son intelligibilité, on cherche au contraire à toucher la
sensibilité du spectateur par un rééquilibrage du rapport entre le
discursif et le visuel. Diderot programme une révolution de l’art
dramatique passant par une promotion de la pantomime, discours muet
permettant de dire l’indicible, qui constitue, selon lui, la pierre de
touche de l’art de l’acteur, mais dont peu de ses contemporains sont
capables, à l’exception de ces grands rénovateurs du jeu que sont
Garrick, Mlle Clairon ou Lekain, avant Molé ou Talma.
Car ce sont ces acteurs qui, les premiers, font évoluer la
déclamation ancienne, remplacée par l’ « action » grâce à l’invention
de jeux de scènes muets, qui relaient le discours. « Jeu muet », c’est le
premier sens donné dans les années 1750 à « pantomime ». Dans le
domaine du ballet, elle détrône la grammaire conventionnelle de la
danse de salon baroque, à laquelle elle substitue le geste expressif et
narratif5
Cette importance nouvelle accordée à la pantomime entraîne son
incorporation partielle dans l’écriture dramatique elle-me : dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle l’écriture de la pantomime se
développe chez Diderot, Beaumarchais, Mercier, qui prennent en
charge non seulement la partie langagière, mais aussi, en partie, la
dimension visuelle du spectacle. Diderot n’entend pas pour autant
noter exhaustivement toute la partition gestuelle du comédien, ni
fournir du décor une description complète et définitive. Il est en effet
conscient des possibles dérives cabotines, qui seront précisément
celles du mélodrame, où le jeu muet confié à l’acteur dispense l’auteur
. Elle reçoit ainsi la tâche de fédérer tous les codes scéniques,
puisqu’elle fait le lien entre la parole du personnage, les jeux de scène
qui unissent les personnages dans une chorégraphie générale, et
l’évolution du personnage dans son milieu, figuré par un décor plus
réaliste. Son rôle dans la réussite de l’effet-tableau est donc essentiel.
Elle est aussi valorisée comme discours gestuel capable de subsumer
la dispersion babélique des langues. Elle relèverait d’une sémiotique
universelle, tout en gardant une part d’intraduisible, une dimension
hiéroglyphique par où l’acteur atteint le sublime. Aussi, parce qu’elle
constitue à elle seule un discours à la fois descriptif et narratif, elle
peut acquérir une certaine autonomie, ce qui explique son
développement en genre spécifique au XIXe siècle : échappant à la
censure des textes imprimés, elle permettra aussi bien les
représentations grivoises que l’expression d’une critique sociale,
notamment dans l’inflexion que lui imprimera le mime Deburau aux
Funambules.
5. Cf. ibid., p. 119.
4 Florence NAUGRETTE
d’une recherche sur la langue, où le geste se dégrade en traduction
redondante du discours, quand il n’en tient pas lieu, et où le
mouvement expressif, l’enargeia créatrice, se fige en attitudes codées
permettant d’identifier instantanément des stéréotypes, au lieu de dire
l’émotion indicible. Avant donc que le mélodrame, selon l’expression
d’Arnaud Rykner, ne « pousse à l’extrême la pantomime comme
parodie de langage »6
, Diderot recommande de noter à l’écrit ce qui
est strictement nécessaire au lecteur et aux praticiens pour saisir
l’énergie visuelle du tableau, ce que j’appellerais son éloquence
sensible :
Il faut écrire la pantomime toutes les fois qu’elle fait tableau ; qu’elle
donne de l’énergie ou de la clarté au discours ; qu’elle lie le dialogue ;
qu’elle caractérise ; qu’elle consiste dans un jeu délicat qui ne se
devine pas ; qu’elle tient lieu de réponse7
.
Tout en satisfaisant partiellement l’horizon d’attente du spectateur
de 1830, rompu aux codes du mélodrame, Hugo va retrouver cette
complémentarité du discursif et du visuel qu’ambitionnait Diderot, en
faisant de la pantomime un usage restreint et savant, au service d’une
émotion qui n’exclut pas la distance réflexive.
Les références du spectateur de 1830
Le spectateur de 1830, dont le divertissement régulier est le
mélodrame et le vaudeville, retrouve dans les drames de Hugo,
comme dans ceux de Dumas, les tableaux scéniques qui satisfont son
goût du visuel, comme certains jeux de scène muets qui entretiennent
le suspense.
Le tableau-stase
Tout au long du XIXe siècle, la découverte du décor est un moment
attendu par le public au lever du rideau, en début de pièce ou en début
d’acte, notamment depuis les inventions somptueuses de Gué,
l’ingénieux décorateur de Pixerécourt. Cette attente du public trouve
sa trace dans les didascalies liminaires de Hugo, qui prend soin de
6. Arnaud Rykner, op. cit., p. 239.
7. Denis Diderot, Discours sur la poésie dramatique, in Œuvres complètes, Club
Français du Livre, 1969-1973, t. III, p. 491-492.
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