THÉÂTRE ANTOINE VITEZ Hugo a passé toute sa jeunesse s'imaginer en vieillard A QUOI RIME LA BARBE DE HUGO ? PAR ANTOINE VITEZ Pour jouer « Hernani » aujourd'hui, il faut retrouver ce que Maïakovski appelait « la gifle au goût du public » 'est drôle, je me suis aperçu que, pour moi, le théâtre de Hugo devenait une question de barbe ! Entre la mise en scène des « Burgraves » — vous vous souvenez, A Gennevil liers? — et celle d'« Hernani », il y a une différence de longueur de barbe. Evidemment, dans « les Burgraves », le thème de la barbe est plus important. Un des ancêtres ne parle-t-il pas de sa barbe qui « fait quatre fois le tour de la table de pierre »? Dans ma mise en scène, les barbes étaient des écheveaux de filasse de quatre ou cinq mètres. On l'avait achetée en gros. Elle flottait dans les airs... C'est qu'A l'époque je m'étais surtout attaché à rêver le théâtre de Hugo. J'étais parti de l'idée que, de toute façon, on ne comprenait rien à l'histoire, et qu'il fallait s'abandonner à ces « vagues de rêves » dont parlaient les surréalistes. Pour « Hernani », oit je joue, en alternance avec Pierre Debauche, le rôle de Don Ruy Gomez de Silva, je me suis laissé pousser la barbe. Une barbe qui est déjà blanche. La différence de barbes implique une différence de styles. Cette fois, j'ai voulu que l'intrigue soit parfaitement comprise. Et quand on l'a comprise, on s'aperçoit que c'est beaucoup mieux qu'on ne croit. C'est un texte foisonnant. Je voudrais montrer, cette fois encore, le caractère totalement onirique de toute C l'ceuvre de Hugo, mais ne pas couvrir le sens par le rêve (1). Je n'oublie pas la date de création : 1830. Une révolution esthétique préludant A la vraie révolution. Les deux vont toujours ensemble... Il y a de la provocation, en pleine Restauration, à imaginer un empereur -- le roi Don Carlos devenant Charles Quint — qui serait l'incarnation de la volonté des peuples d'Europe. Bien sûr, Hugo pense à Napoléon. On peut imaginer ce que signifiait le mot « empereur » quand on le prononçait à l'époque — quinze ans après... Don Carlos, c'est l'idée de l'élection opposée à l'idée dynastique. Je suis profondément ému, vraiment ému, quand je pense à l'histoire de Hugo, qui a passé sa vie à rêver au retour de l'Empereur et quand il revient, le «petit » après le « grand », il le rejette. Il s'aperçoit que ce n'est pas Godot qui arrive mais Pozzo. Alors il revient à ce qui a engendré l'Empire, à la République, et il ne changera pas. Vraiment, c'est aussi émouvant que pour ceux qui ont rêvé à la révolution socialiste et, quand elle est là, ils s'aperçoivent que ce n'est pas ça... Dans « Hernani », j'admire aussi la révolution de la forme : l'écriture de l'alexandrin dans son emphase la plus extrême, accompagné de sa (I)Théâtre national de Chaillot. Avec Aurélien Recoing et Jany Gastaldi. Scénographie de Yannis Kokkos. destruction, l'introduction de la prose dans le vers, avec des morceaux de grande poésie, des ballades dans le goût romantique. J'ai veillé à ce que les acteurs respectent le vers, s'arrêtent à la rime, observent les ruptures de l'enjambement — le fameux « escalier... dérobé » —, fassent sentir cette révolution de la forme. Les Français, amoureux de la décence, ont certaines difficultés pour ce genre de provocation. Mais la vraie difficulté, c'est d'extraire des situations véritables d'une gangue de cliches. Remarquez, Hugo en est en grande partie responsable. Comment se peut-il, je me suis souvent demandé, que cette forme novatrice soit devenue si rapidement poussiéreuse ? La tentation, c'est de jouer en parodie ce que nous croyons être le mélodrame. En réalité, nous ne savons pas ce que c'était. Ce que j'ai voulu, c'est retrouver la jeunesse de tout ça. Retrouver ce que Maïakovski appelait « la gifle au goût du public »... En plus d'une révolution de la forme, Hugo, comme plus tard Wagner, enrichit le capital culturel de l'humanité de nouveaux mythes. Au fond, les mythes n'avaient guère changé d'Eschyle à Shakespeare : la reine Gertrude, c'est Clytemnestre... Hugo, si je puis dire, lance un nouveau personnage sur le marché : le proscrit, le vagabond, celui qui vient de nulle part et ne va nulle part, mais qui dit : « Je suis une force qui va. » C'est le mythe, entièrement nouveau, du destin individuel — mythe qui se prolongera jusqu'à nous. Pour expliquer aux comédiens ce qu'ils doivent ressentir, je leur parle de Gabin dans « Quai des brumes ». La mort de « Pépé le Moko », c'est encore du Hugo. « Hernani », c'est un grand drame d'amour. Pas seulement celui d'Hernani pour Dona Sol, mais aussi le véritable amour fou du « vieillard qui rit dans les ténèbres ». En jouant le rôle de Ruy Gomez, je ne peux m'empêcher de penser à Aragon. Il adorait « Hernani » et m'a dit qu'il aurait aimer jouer ce rôle. Il y pensait sûrement lorsque, vieil homme indigne, il parcourait, à la fin de sa vie, la fête de « l'Humanité », le visage caché SOUS un masque de jeune homme. Et c'est aussi un masque de jeune homme que j'ai choisi quand Don Ruy Gomez passe dans le bal masqué du cinquième acte. Eto'nnant, non, qu'un homme de vingt-huit ans ait écrit ce rôle de vieillard ? Hugo a passé toute sa jeunesse à s'imaginer en vieillard. Cela aussi me touche de près... L'Espagne d'« Hernani » 9 Je crois que Hugo détestait l'Espagne. C'était pour lui l'image de l'obscurantisme, d'un monde ancien auquel Hernani veut échapper. Dans la scène des portraits, on n'a représenté que les mains des ancêtres, des mains qui tiennent un missel, une épée, des mains empruntées à la peinture espagnole. Pour signifier que ces ancêtres étaient des géants, qu'ils nous dépassent de cent coudées. Car il y a chez Hugo cette contradiction constante : « Tout était mieux avant », et, en même temps, il exalte l'avenir. De la confrontation avec Charlemagne, c'est-à-dire avec le passé, Don Carlos sort du tombeau les vêtements en loques, brûlés. Toute la pièce se passe dans la nuit, du bleu sombre sur du bleu. Mais à la fin, on voit le ciel étoilé... Propos recueillis par GUY DUMUR Le Nouvel Observateur 75