LIBÉRATION le 21 avril 1986 CORDON Philippe Caubère lance sa fusée Ariane Marqué aux fers de la mère Mnouchkine, Philippe Caubère tire sur le fil (rompu) de mother Ariane. C’est œdipien sans complexe, 50% rigolo. l était une fois, dans un pays que vous ne connaissez pas, un théâtre au milieu des forêts. ” Ainsi s’adresse à des paysans provençaux le personnage principal du nouveau spectacle de Philippe Caubère : la Grande-Ariane-de-la-Cartoucherie-du-Bois. Autant dire la mère Mnouchkine et son Théâtre du Soleil. Caubère carbure uniquement aux prénoms, presque tous authentiques. Il y a de l’exorcisme dans l’air. Donc, nous voici au milieu des années soixante-dix, sur la place d’un petit village du Sud-Est, étape d’une longue marche de comédiens en mal de ressourcement provincial et populaire. La marâtre opine : “ Nous sommes la plus grosse troupe de Paris. ”Les ruraux s’inquiètent : “ Vous passez à la télé ? ” La réplique dégouline : “ Si on voulait, tous les jours ! Mais nous refusons de collaborer avec le système. ” Viennent les réjouissances, autrement dit “ des improvisations avec masques. ” Un thème est proposé : “ La femme à la campagne. ” Les bouseux font la moue : “ On préfère les cosmonautes ! ” Panique. Autre suggestion : “ Le problème de l’agriculture. ” Refus des pékins : “ On connaît ! Racontez-nous plutôt les embouteillages de Paris. ” En douce, Ariane demande à Max, le Marseillais de son équipe, de faire face au fiasco en racontant : “ Une chose “I phallocratique, une chose misogyne, une chose qui vous fait rigoler dans le bassin méditerranéen… – Une histoire de quéquette ? – Oui, voilà ! ” Des anecdotes semblables, Caubère les collectionne dans son one man show : Ariane ou l’Age d’or. Celui qui fut le Molière filmé par Mnouchkine, a partagé pendant sept années, à partir de 1971, les aventures du Théâtre du Soleil. Le spectacle en choisit deux. Soit la préparation, les improvisations préalables, les répétitions de L’Age d’or (qui après dix-neuf mois de travail succède à 1789 et 1793). Mais attention : ce n’est pas un, mais deux spectacles que Caubère veut consacrer au sujet, prévoyant une suite pour septembre. Le précèdent show, La Danse du diable, en a été le prologue : “ A l’époque, je ne me sentais pas mûr, j’ai donc remonté le fil de ma mémoire, jusqu’à l’enfance et l’adolescence. On me demande parfois aujourd’hui si je peux faire rire ceux qui ignorent tout de Mnouchkine et du Soleil. Mais alors j’ai joué ma mère ; et qui connaissait ma mère ? ” Conforté par le succès (deux cent quatre-vingts représentations), Caubère planche sur un projet de film, le Roi misère, depuis l’été 83 : scénario, répétitions, cent cinquante heures d’enregistrement vidéo dont est tiré un montage de trois heures, destiné à la recherche du financement (a-t-il été cogner à la porte des Films Ariane ?). Dans cette version, Ariane devient un homme que Caubère, bien sûr, interprète lui-même. Malheureusement, le dossier vient d’être rejeté pour la seconde fois par la Commission d’avance sur recettes. Caubère n’abandonne pas, mais, en attendant, décide de s’adresser au public, seul en scène. Sur un plateau vide et nu (seul descend des cintres une petite toile peinte figurant un rideau rouge), en bonnet de ski, manteau sombre sur chemise blanche et longue écharpe rouge, Caubère truste tous les personnages, les accents, les bruitages. Époustouflant de brio. “ Les aventures d’Ariane ” se succèdent, un festival. Ariane surprenant un adultère derrière les décors ; Ariane baladant le directeur de l’Odéon et l’envoyant balader ; Ariane arrivant deux heures avant les comédiens à la Cartoucherie (“ pour pouvoir dire merde aux retardataires ”) ; Ariane animant les soi-disant créations collectives (“ Je ne vous dis pas : je veux. Mais : tiens, j’aimerais... ”) ; Ariane bizutant le nouveau stagiaire du Conservatoire ; Ariane détestant les journalistes (“ Est-ce qu’il y a un endroit au monde où il n’y a pas de critiques ? ”) ; Ariane jugeant son public (“ Jusqu’alors nous avons considéré qu’il avait douze ans d’âge, c’est une erreur, il en a cinq ! ”) ; Ariane omnisciente (“ Non, je ne me trompe pas, il v a mille spectateurs devant la caisse, et trois mille au téléphone ”) ; Ariane contremaître (“ Qui c’est qui tient le bar aujourd’hui ? ”) ; Ariane Dieu (“ J’ai besoin de sept jours et je me repose le huitième ”). Caubère brocarde ce qu’il a adoré. Et admire toujours : “ Une formidable artiste. Naïve et intéressée en même temps, mais la naïveté est une force. ”Mais plus encore, une époque, celle qui suivit immédiatement Mai 68. Il en vitupère les modes et les ridicules idéologiques pour mieux en louer, en filigrane, la vitalité et la fécondité. Un passé déjà si lointain, si codé, si rhétorique, que pour le raconter sans avoir l’air d’un ancien combattant transi, Caubère choisit d’en rire. Lorsqu’il est drôle, sa réussite de comédien protéiforme est prodigieuse. Lorsqu’il l’est moins, Caubère perd pied. Et nous itou. Peut-être le spectacle est-il encore bavard. On n’arrête pas le placenta. Mais lorsque Philippe Caubère résume la suite à venir, on en redemande : “ Ce sera la fin des répétitions de l’Age d’or, le ratage, le summum de l’échec. Puis le moment où bascule le spectacle, lorsqu’il prend corps, la veille de la première. Puis l’éruption du public. La fin sera très triste. Triste pour Ariane parce qu’alors le spectacle lui échappe. Triste, en général, par nostalgie d une époque révolue. ” Jean-Jacques SAMARY Théâtre Tristan Bernard, Paris-8e, 42 93 65 36. Philippe Caubère – Les Pièces – Ariane ou l’Âge d’Or – Libération – page 1/1