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LE MONDE le 9 avril 1986
THÉATRE
AVANT-PREMIÈRE
Pourquoi Philippe Caubère joue “ Ariane”
Au Théâtre Tristan-Bernard, seul
en scène, Philippe Caubère, joue
son spectacle Ariane, l’Age d or,
première partie – la seconde sera
pour l’automne, si tout va bien.
Ariane,
c’est
Ariane
Mnouchkine, bien sûr. Philippe
Caubère a fait partie du Théâtre du
Soleil pendant sept ans, de 1971 à
1978. Dans l’Age d’or, il est le
personnage
central,
l’ouvrier
immigré sous le masque d’Arlequin.
Au cinéma, il est Molière. Et il s’en
va. Il met en scène Dom Juan, est
engagé par Krejca, metteur en scène
tchèque exilé en Belgique à
Louvain-la-Neuve.
Philippe
Caubère joue les Trois sœurs,
Lorenzaccio, et une fois encore s’en
va. Il aurait pu revenir à s première
famille, mais retourne à la
Cartoucherie seulement comme
spectateur “ avec l’impression de
revenir dans une maison d’enfance
habitée par d’autres gens ”.
Philippe Caubère met des années
à se détacher d’Ariane, si tant est
qu’il le soit. Il est obsédé par elle,
parle d’elle sans cesse, on lui dit
“ Joue-là ”. Mais c’est encore trop
vivant en lui. Il bifurque, remonte le
temps de ses souvenirs, rencontre
une autre femme, sa mère. Et c’est
La Danse du diable, que seul en
scène déjà il joue plus de deux ans.
“ Quand j’ai découvert que je
pouvais jouer ma mère, dit-il, j’ai
espéré faire l’économie d’Ariane, et
puis non, c’est devenu une nécessité
impérieuse. ”
Le spectacle ne raconte plus la
jeunesse d’un garçon qui rêve de
théâtre, mais son apprentissage du
théâtre. Philippe Caubère se replace
à un moment crucial dans son
existence et dans l’évolution
d’Ariane et de sa troupe. L’Age d’or
tentait de montrer la société
contemporaine,
et
c’était
l’aboutissement de tout un travail
sur
l’écriture
collective,
aboutissement et fin. Ensuite, il y a
eu Mephisto, les Shakespeare,
Norodom Sihanouk, des textes, des
auteurs.
L’âge d’or
L’Age d’or, Molière, Philippe
Caubère ne se sentait pas opprimé.
Pourtant il est parti. “ Rapidement,
sans drame. En arrivant à la
Cartoucherie, j’avais assisté à des
ruptures pénibles. Je ne voulais pas
ça. J’étais béni d’Ariane, et je
craignais un retour de passion. J’ai
préféré m’en aller.
Je n’ai pas de comptes à régler,
mais je suis violemment polémique,
oui. Je suis subjectif, partial,
j’espère ne pas être de mauvaise
foi, ni mesquin. Je veux un spectacle
épique et joyeux.
C’est ma vie, c’est mon Ariane
que je raconte : une guerrière qui
détruit et construit, avec des grands
coups de passion, d’erreurs,
d’intelligence,
d’injustice,
de
reconnaissance. En même temps,
elle se rend vulnérable, se met en
danger, parce qu’elle veut élucider,
toucher du doigt des mystères. Elle
a toutes les audaces, elle trace sa
voie clairement et y entraîne tout le
monde.
Dans le quotidien, c’est l’enfer.
Plusieurs enfers. Celui du travail
jamais fini. Celui des amours, des
jalousies.
Le spectacle commence au
moment où nous jouions en
alternance 1789 et 1793. On en
avait marre et Ariane s’ennuyait,
ressassait son désir de faire autre
chose, farfouillait dans la troupe.
Elle est tyrannique, c’est vrai,
comme tout artiste. Les lois de sa
création priment tout, tout le temps,
quoi qu’elle en dise. Mais les
comédiens se sont battus pour
entrer au Théâtre du Soleil et
veulent y rester. Elle est une
séductrice. Une femme, “ un ”
artiste, c’est ça qui est original.
Vraiment une femme. Elle est
cruelle, balance des générations de
comédiens. Il faut bien que la
troupe se renouvelle pour durer.
Je ne regrette pas d’avoir rompu.
Pourtant je me suis rongé. J’avais
vingt ans en arrivant, et pendant
sept ans je n’ai rien fait d’autre...
Dehors, je me suis senti coupé du
reste du métier. J’ai joué avec
Krejca et ça a été dur, parce que
Lorenzaccio a été mal reçu. Un bide
est toujours douloureux. Krejca est
un type formidable et désespéré. Le
désespoir et la Belgique, pour un
Méridional comme moi, c’était trop.
Mais il nous a montré comment
Tchekhov s’était servi de lui-même
pour écrire. Au Soleil, j’étais
plongé
dans
l’idéologie
antinarcissique.
Nos
petits
problèmes petits-bourgeois ne sont
rien... Eh bien, ce n’est pas vrai :
nous sommes des êtres humains
avec nos angoisses humaines.
Ariane, elle, m’a donné mieux que
l’écriture :
langage,
l’improvisation. Mon vrai métier.
Le spectacle sans doute, est
nostalgique,
d’une
nostalgie
farouche. Je revendique les utopies
du Théâtre du Soleil, même si
l’image idyllique d’une démocratie
fraternelle m’exaspère. Les utopies
d’Ariane étaient celles de l’époque.
Je ne m’en moque pas, je me moque
de la manière dont elles ont été
abandonnées. Aujourd’hui, on en
revient à la comptabilité, on gère.
Je voudrais dire à ceux qui ne
savent pas que le théâtre ça peut
encore être la rencontre d’allumés
qui improvisent dans une vieille
usine. ”
Propos recueillis par
COLETTE GODARD.
Philippe Caubère – Les Pièces – Ariane ou l’Âge d’or – Le Monde – page 1/1
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