Revue Commerce - Octobre 2002 L’expansion canadienne s’est-elle affranchie de celle des États-Unis ? MAURICE N. MARCHON Professeur à l'Institut d'économie appliquée École des Hautes Études Commerciales 22 août 2002 La forte création d’emplois et la croissance rapide du PIB réel au cours du 1 semestre de 2002 pourrait faire croire que le Canada s’est affranchi de la conjoncture économique américaine. La politique monétaire serait-elle également devenue indépendante de celle des États-Unis à la suite d’une augmentation de 75 points de base du taux directeur de la Banque du Canada depuis le début de l’année 2002, sans changement de la part de la Réserve fédérale américaine ? Cette conclusion est bien prématurée, car le taux de croissance annuel moyen de 3,7 % du PIB réel canadien du 1er trimestre de 1998 au 2e trimestre de 2002 comparativement à 2,7 % aux États-Unis traduit essentiellement un rattrapage de la part de notre économie. En effet, du creux cyclique du 1er trimestre de 1991 à la fin de 1996, le taux de croissance annuel moyen du PIB réel canadien n’a été que de 2,5 % comparativement à 3,2 % pour les États-Unis. er Récolter le dividende de l’assainissement des finances publiques Au milieu des années 90, les sacrifices nécessaires à l’assainissement des finances publiques ont fortement ralenti le taux de croissance de la demande finale parce que les dépenses gouvernementales réelles ont diminué de 4,6 % du 3e trimestre de 1994 au 2e trimestre de 1997. Par ailleurs, la contribution du secteur extérieur qui nous avait beaucoup aidé à sortir de la récession de 19901991 est aussi devenue négative au cours de la même période. Il ne restait plus que les consommateurs pour prendre la relève. Ces derniers n’en avaient pas les moyens parce que la croissance du revenu personnel disponible était miné par l’augmentation du fardeau fiscal. Du 3e trimestre de 1994 au 2e trimestre de 1997, ce sont les recettes fiscales des administrations publiques qui ont augmenté de 16 %, soit deux fois plus que le revenu personnel disponible. Les mesures d’assainissement des finances publiques ont donc été un frein puissant à l’expansion de la demande finale au cours de cette période. Depuis 1998, la situation économique du Canada s’est grandement améliorée et les Canadiens récoltent finalement les bénéfices de l’élimination des déséquilibres macroéconomiques (déficit budgétaire, déficit de la balance courante, inflation) qui ont longtemps miné sa performance. Premièrement, le fardeau fiscal s’allège un peu puisqu’au cours des deux dernières années se terminant au 2e trimestre de 2002, les revenus des administrations publiques ont grossi de 2,5 % comparativement à 9,1 % pour le revenu personnel disponible. Deuxièmement, les dépenses gouvernementales réelles contribuent également à l’expansion de la demande finale avec un accroissement de 7,2 % comparativement à 4,8 % pour le PIB réel. Il faut toutefois espérer que ce phénomène soit temporaire, parce qu’une reprise de l’ampleur du secteur public nous ramènerait rapidement aux déséquilibres macroéconomiques du passé. Troisièmement, la création d’emplois et l’augmentation du revenu personnel disponible permettent aux consommateurs canadiens d’accroître leurs dépenses Page - 2 - sans compromettre le taux d’épargne qui s’est stabilisé à une moyenne de 4,7 % au cours des deux dernières années. Finalement, la construction résidentielle qui a pris beaucoup plus de temps à se raffermir qu’aux États-Unis (graphique 1), en raison des facteurs négatifs mentionnés précédemment, est finalement devenue un moteur important de l’expansion économique. Du 1er trimestre de 2000 au 1er trimestre de 2002, les dépenses réelles de construction résidentielle ont bondi de 19 %. Graphique 1 Indice des mises en chantier du Canada et des États-Unis (indice normalisé à 1,0 en mars 1991) 2.0 1.9 1.8 1.7 1.6 1.5 1.4 1.3 1.2 1.1 1.0 0.9 mars-91 sept-92 mars-94 sept-95 mars-97 sept-98 mars-00 sept-01 Canada États-Unis Le Canada ne fera pas cavalier seul Il ne faut pas se faire d’illusions, le cycle économique canadien demeure intimement relié à celui des États-Unis. En effet, 85 % de nos exportations de marchandises, ce qui représente 31 % de la demande finale, sont destinés au marché américain. Il n’y a pas de récession du secteur industriel américain sans que le nôtre en subisse pleinement les contrecoups comme le démontre le graphique 2. En 2001, la récession du secteur industriel canadien a été tout aussi réelle qu’aux États-Unis. On peut même avancer que notre dépendance par rapport à l’économie américaine n’a jamais été aussi forte. Le graphique 3 présente l’écart type du différentiel des taux de variation trimestriels en base annuelle des exportations réelles de biens et de services du Canada par rapport aux importations réelles américaines. On observe que l’écart type diminue fortement au cours des sous-périodes postérieures aux Accords de libre-échange, Page - 3 - ce qui confirme l’intégration de plus en plus grande de nos deux économies. Une augmentation des importations réelles des États-Unis se traduit généralement par une amélioration de nos exportations réelles. Inversement, une croissance économique prévue plus faible au 2e semestre de 2002 se traduira par un ralentissement de leurs importations et de nos exportations de biens et de services. Les importations américaines, qui ont explosé au taux semestriel en base annuelle de 16 % au 1er semestre de 2002, ne pourront que s’affaisser avec le ralentissement américain au 2e semestre de 2002 entraînant dans son sillage nos exportations réelles. Graphique 2 Production industrielle du Canada et des États-Unis est parfaitement synchronisée (en taux annuels de variation) 7.5 5.5 3.5 1.5 -0.5 -2.5 -4.5 -6.5 janv-98 juil-98 janv-99 juil-99 janv-00 juil-00 janv-01 juil-01 janv-02 juil-02 Canada États-Unis Page - 4 - Graphique 3 L’écart type du différentiel des taux de croissance des exportations réelles du Canada par rapport aux importations réelles des États-Unis pour différentes sous-périodes de cinq ans 35 30 25 20 15 10 5 0 19651969 19701974 19751979 19801984 19851989 19901994 19951999 20002002 Écart type du différentiel des taux de croissance Croissance du PIB réel canadien plus rapide qu’aux ÉtatsUnis : phénomène temporaire ou permanent ? Le taux de croissance annuel moyen du PIB réel canadien de 1 % supérieur à celui des États-Unis au cours des quatre dernières années s’est traduit par un taux annuel moyen de création d’emplois de 2,3 % au Canada comparativement à 1,1 % aux États-Unis. Autrement dit, la croissance économique plus rapide s’est traduite par une plus grande création d’emplois et non pas par une amélioration des gains de productivité. Une mesure plus précise des gains de productivité du secteur des entreprises publiée par Statistique Canada et le Département du Travail américain affiche des gains de productivité annuel moyen de 2,7 % aux États-Unis comparativement à 2,2 % pour le Canada. Notons toutefois que les révisions successives à la baisse de la performance de l’économie américaine et à la hausse de celle du Canada ont finalement réduit l’écart des gains de productivité du secteur des entreprises à 0,5 % pour les quatre dernières années. De 1990 à nos jours, le taux de croissance annuel moyen des gains de productivité du secteur des entreprises a été de 2,1 % aux États-Unis et 1,7 % au Canada, l’écart s’établit donc à 0,4 %, ce qui est beaucoup moins significatif que les estimations publiées durant les heures de gloire de la fameuse « nouvelle économie ». Page - 5 - La création d’emplois plus rapide au Canada qu’aux États-Unis au cours des dernières années est toutefois un phénomène temporaire. Le taux d’emploi, qui est le pourcentage de la population qui a 15 ans et plus qui détient un emploi, nous permet de mieux comprendre le phénomène. La création d’emplois rapide des dernières années a fait bondir notre taux d’emploi et également contribué à réduire l’écart qui s’était creusé avec les États-Unis depuis la récession de 19901991 (graphique 3). Une fois que l’écart du taux d’emploi entre les deux pays aura disparu, le taux de création d’emplois des deux pays devra converger vers le taux de croissance de la population active. Cette dernière croît au même rythme que la population une fois que le plein-emploi est atteint. Nous estimons le taux de croissance de la population des dix prochaines années à un peu moins de 1 % pour les deux pays. En ajoutant le taux de croissance des gains de productivité, que nous estimons à 2,2 % pour les États-Unis et à un peu moins que 2 % au Canada, nous obtenons un taux de croissance du PIB potentiel de 3,2 % pour les États-Unis et un peu moins de 3 % pour le Canada. Ce qui nous laisse croire que la croissance du PIB réel plus élevé au Canada qu’aux États-Unis en 2002 et 2003 sera un phénomène temporaire. Graphique 3 Taux d’emploi du Canada et des États-Unis 65 64 63 62 61 60 59 58 57 56 55 janv-80 janv-83 janv-86 janv-89 Canada janv-92 janv-95 janv-98 janv-01 États-Unis Page - 6 - Mais alors, pourquoi autant d’incertitude ? Le cycle économique postérieur à la bulle spéculative est bien différent de ceux qui ont été causés par une politique monétaire restrictive en vue de maîtriser l’inflation. En effet, la baisse du taux d’intérêt des fonds fédéraux de 475 points de base en 2001 a certainement amorti l’ampleur de la récession de 2001, mais l’effondrement de la bourse et les faillites d’entreprises ont transformé l’effet de richesse en effet de pauvreté. Contrairement aux autres récessions où le secteur bancaire était en première ligne, cette fois-ci ce sont les détenteurs d’actions et des obligations d’entreprises en faillite qui subissent les pertes. La diffusion des impacts est plus lente parce que ce n’est pas au premier bulletin trimestriel de baisse de la valeur des actifs que les gens réagissent, mais après deux ans de mauvaises nouvelles. Les consommateurs américains, et dans une certaine mesure les Canadiens, devront épargner un plus grand pourcentage de leur revenu personnel disponible au cours des prochaines années. L’augmentation du taux d’épargne freinera donc la croissance de la demande finale, surtout aux ÉtatsUnis. La cure d’amaigrissement des Américains est d’autant plus inévitable que le déficit de la balance courante dépassant 4,5 % du PIB, résultant en grande partie du boom de la consommation et de l’investissement de la fin des années 90, devra également diminuer au cours des prochaines années. Une diminution du déficit de la balance courante passe notamment par un ralentissement des importations de biens et de services qui se répercutera également sur nos exportations. La Banque du Canada devrait être patiente Un taux de croissance du PIB réel américain inférieur à son taux potentiel en 2002-2003, un taux de chômage supérieur au plein-emploi ainsi qu’une croissance économique mondiale faible, voilà autant d’éléments qui exercent des pressions déflationnistes importantes (baisse des prix industriels américains au taux annuel de 1,1 % en juillet 2002). Pour compenser ces freins à l’expansion économique américaine ainsi que les pressions déflationnistes, nous prévoyons que la Réserve fédérale américaine gardera le taux d’intérêt des fonds fédéraux stable au cours des deux ou trois prochains trimestres. L’impact de la croissance anémique de l’économie américaine devrait donc inciter la Banque du Canada à stopper sa campagne de hausse du taux d’intérêt directeur, car l’économie canadienne ne peut pas surpasser bien longtemps celle des États-Unis sans l’expansion de nos entreprises tournées vers l’exportation. Notre avenir économique est toutefois prometteur si les États-Unis réussissent leurs ajustements macroéconomiques et que l’économie mondiale retourne à sa vitesse de croisière de 3,6 % ou plus en 2003-2004. Cela soutiendrait le prix de matières premières permettant ainsi un certain raffermissement du taux de change du dollar canadien. Page - 7 -