IVANOV(HONGRIE) ANTON TCHEKHOV DE MISE EN SCÈNE TAMÁS ASCHER SPECTACLE EN HONGROIS, SURTITRÉ EN FRANÇAIS LES 31 JANVIER, 1er ET 2 FÉVRIER AU TRIANGLE/ PLATEAU POUR LA DANSE DURÉE 3h AVEC ENTRACTE Ivanov De Anton Tchekhov Mise en scène Tamás Ascher Spectacle en hongrois surtitré en français Distribution : Ernö Fekete Ildikó Tóth Judit Csoma Zoltán Bezerédi Adél Jordán Gábor Máté Zoltán Rajkai Ági Szirtes Ervin Nagy János Bán Éva Olsavszky Vilmos Kun Vilmos Vajdai Imre Morvay Béla Mészáros Klára Czakó Réka Pelsö czy Szabina Nemes Csaba Eröss Anna Pálmai Csaba Hernádi Máté Zarári Décors Zsolt Khell Costumes Györgyi Szakács Lumières Tamás Bányai Musique Márton Kovács Dramaturgie Géza Fodor Ildikó Gáspár Assistant György Tiwald Production Katona József Szinház, Budapest 2 Sommaire Introduction I – La mise en scène de Tamás Ascher - Drame ou comédie ? - Ivanov vu par Tamás Ascher - La mise en scène de Tamás Ascher vue par … - Biographie de Tamás Ascher II – Anton Tchekhov et son théâtre - Un théâtre des états d’âmes - Cinq pièces passées à la postérité - Des personnages désenchantés - Tchekhov vu par … - Biographie d’Anton Tchechkov - La vie de Tchekhov 3 Introduction Ivanov, en russe, c’est un nom qui se rapproche de Dupont ou Durand - un monsieur-tout-le-monde. Propriétaire terrien, intelligent, gentil, amoureux, Ivanov est envahi depuis peu par une certaine mélancolie. Sa femme très malade, sa propriété qui part à vau-l’eau, sa gestion de l’argent, tout est remis en question. Tchekhov disait : Il y en a des milliers, des Ivanov... l’homme le plus normal du monde, pas du tout un héros. C’est le drame de cet anti-héros confronté au temps dilaté par l’ennui, à l’impuissance, l’immobilisme et la paresse, un homme lâche enlisé dans l’existence. C’est aussi une satire aiguë et très drôle d’une société de petits-bourgeois en décrépitude, bête, méchante, hypocrite, antisémite et avide de ragots pour nourrir sa vacuité. 4 LA MISE EN SCENE DE TAMÁS ASCHER 5 Drame ou comédie ? C’est avec cette pièce que Tchekhov fit ses débuts sur la scène russe en 1887. Des débuts tumultueux. La pièce connut deux versions. Dans la première, c’était une comédie où Tchekhov poussait assez loin le bouchon de la satire avec le regard tendre et impitoyable qui est le sien. Effrayé par les réactions, il écrivit une seconde version : un drame, cette fois, celui que l’on joue habituellement. Tout se passe comme si, dans sa mise en scène, Tamás Ascher jouait sur les deux tableaux : ce que l’on voit est une comédie – on rit beaucoup et même énormément – mais c’est aussi un drame – grandiose et dérisoire. Dans la vision d’Ascher, Ivanov est d’abord un homme qui souffre, un homme ordinaire, pas un héros. Et cela dans un décor qui n’est pas celui de la Russie tchekhovienne mais l’intérieur passe-partout d’une époque qui nous est proche (les années 60, 70 peut-être). Les portes s’ouvrent et se ferment à tout va, tout se déroule dans un sas où s’attardent des vies le temps d’une pièce. Débarrassés de leurs oripeaux habituels, les personnages de Tchekhov n’en apparaissent que plus nus et vulnérables. Proches de nous comme jamais. Jean-Pierre Thibaudat 6 Ivanov vu par Tamás Ascher « Ce qui m’intéresse le plus dans les pièces de Tchekhov, ce sont les relations humaines, et plus précisément le réseau de relations humaines… Mais je ne voulais pas non plus mettre de côté l’atmosphère ; aussi, j’ai tenté de créer un spectacle avec une atmosphère très forte, qui, néanmoins, n’a rien à voir avec l’atmosphère nostalgique tchékhovienne à laquelle nous sommes habitués. Mon Ivanov se joue au sein d’un monde froid, dépressif, très familier… Une scène typique des années 60, 70. Cette scène n’a rien à voir avec les autres scènes de la pièce originale, néanmoins elle décrit parfaitement « l’essence » de la scène, l’âme d’Ivanov, l’essence de son existence… Ivanov est au cœur d’une situation sans perspective et déprimante. Il n’y a presque aucune autre grande pièce de Tchekhov dans laquelle il analyse son propre état d’esprit (contrairement aux autres personnages) et à chaque instant il veut comprendre ce qui lui arrive. Tchekhov voyait le monde et toutes les situations avec un certain humour noir, même si la caractéristique de son personnage principal est de s’attendrir sur son sort. Je pense que le spectacle ne doit pas souligner cet attendrissement mais au contraire montrer cet attendrissement de façon sarcastique. » 7 La mise en scène de Tamás Ascher vue par … “Rien ne veut ni ne doit paraître russe dans cette mise en scène d’Ivanov... Ivanov ne ment pas : Ivanov souffre. Ce ne sont pas de grands projets, monumentaux et ambitieux, qui l’induisent en erreur. Ivanov est victime de ses propres illusions. Quelque chose s’est passé „en son propre intérieur”, l’empêchant de trouver sa place dans le monde et de faire la paix avec lui-même. Le jeu d’Ernő Fekete nous montre parfaitement à quoi ressemble Ivanov, ce qu’il est... Ascher a “ré-écrit” la pièce Ivanov, aidé en cela par les acteurs de la Katona. Ce sera, pour un certain temps, sûrement assez long, notre manière d’interpréter la pièce et de nous interpréter nous-mêmes.” Judit Csáki (Magyar Narancs) “Tamás Ascher, de Budapest, est l’un des interprètes et metteurs en scène les plus fidèles dans l’adaptation des pièces de Tchekhov. Aux dires de certains, il est même le plus fidèle qui soit. Sa mise en scène des Trois sœurs (1986), devenue légendaire, a fait le tour du monde et a figuré pendant dix ans au répertoire des œuvres données par le théâtre Katona József. En 1990, il a mis en scène Platonov et, en 2004, Ivanov en analysant la pièce avec un plus grand scepticisme, tel un scientifique observant le monde à travers son microscope, cet univers grouillant d’une multitude de petits animaux étranges. (…) Ivanov y est aussi ennuyeux que les autres personnages, mais a toutefois meilleure allure, affecte une attitude plus élégante et a la propension à faire passer l’apitoiement qu’il ressent pour lui-même pour quelque chose relevant à la fois de la méditation intellectuelle et de la distraction. La scène se déroule au début des années 60 (en Hongrie ?), dans un univers brutal et d’une banale vulgarité tant il est devenu commun. Ivanov se réfugie dans son atelier vide et dévasté et ne fait rien sinon que de s’apitoyer sur son propre sort et de s’appesantir sur le monde.(…) Le secret de l’art qui est celui d’Ascher, dans Ivanov, tient au fait que le protagoniste joue et balance à la fois entre un Hamlet compatissant, issu de la campagne, et un homme futile, vain et creux, abominable et hideux de surcroît. Les autres personnages sont encore plus pitoyables.” Renate Klett (Theater Heute) 8 ”Une mise en scène de l’échec humain, à la fois poétique mais perturbatrice, la réalité vaine et insondable de la déchéance d’un homme apathique incapable d’aimer. Ernő Fekete tient le rôle d’Ivanov, un homme exténué et brisé, s’avisant avec indifférence de la mort de son épouse, s’adonnant tantôt à des accès de colère, faisant tantôt preuve d’une grande faconde. Toutefois, et en dépit de son indolence, émane de lui bien plus que de ceux qui l’entourent. Ivanov est parfois un hypochondriaque un rien campagnard, se révèle parfois un homme tendre aux mains dans les poches ; un fesse-mathieu ou ladre tchékhovien qui semblerait surgir d’une toile de Lucian Freud. Même immobile, il est encore impressionnant. Cette mise en scène dure est très réaliste et marque l’esprit ; l’ensemble de la troupe étonne également le public par le découragement et l’abattement que son jeu sait exprimer. Une interprétation tout simplement magnifique […] Dans le climat de désolation domestique et fêtarde que Ascher agrémente avec des chansonnettes, sur la scène dépouillée et décourageante, qui est vraie, c'est toute la compagnie du Katona qui nous étourdit avec l'amertume contagieuse d'actions sans espoir. Et le fait qu'Ivanov à la fin ne se tire même pas une balle dans la tête mais s'effondre par terre, nous laisse la gorge serrée. Magnifique ... ” Rodolfo De Giammarco (La Repubblica octobre 2005) ”La mise en scène de Tamás Ascher souligne l’atmosphère oppressante dans laquelle le héros se débat. Les décors nous rappellent les foyers provinciaux pour jeunes, des années 70. Les tabourets du bar n’ont pas grand-chose en commun avec l’intérieur des salons que l’on voit habituellement dans les interprétations des pièces de Tchekhov. Par l’ambiance plutôt exaltée qui s’en dégage, l’on s’attend à une comédie. C’est toutefois une comédie sanglante et cruelle qui nous est servie. Autour d’Ivanov, bataillant contre ses conflits personnels, surgissent des personnages anormalement exceptionnels. L’excellente mise en scène nous livre le portrait particulièrement dur et sévère des personnages. C’est là la raison de l’atmosphère déprimante qui nous est ironiquement dévoilée par Tamás Ascher. (…) Les acteurs font montre d’une fantastique énergie et imagination dans leur jeu, donnant un train d’enfer à la pièce et surchauffant l’assistance, confinant presque à l’hystérie.” Hugues Le Tanneur (Les Inrockuptibles) 9 10 Biographie de Tamás Ascher Tamás Ascher est né en 1949 à Budapest. Après sa formation à l’Académie de théâtre de Budapest en 1973, il devient metteur en scène au Théâtre Csiky Gergely à Kaposvar, puis au théâtre national de Budapest de1978 à 1981, le théâtre est alors sous la direction de Gábor Székely et Gábor Zsámbéki. Depuis 1983, il est metteur en scène associé au prestigieux Théâtre Katona Jóseph et conserve simultanément son rôle de directeur artistique à Koposvàr. Il enseigne également à l’Académie de Théâtre de Budapest. En 2006, il a été nommé président de l’Académie. Le prestigieux théâtre Katona József est détaché du Théâtre National de Budapest depuis 1982, et dirigé depuis 1989 par Gábor Zsámbéki associé aux metteurs en scène Tamás Ascher et Péter Gothár. Il est l’un des membres fondateurs de l’Union des Théâtres de l’Europe (UTE). Tamás Ascher réussit l’amalgame de la poétique de Stanislavski avec les théories brechtiennes, deux méthodes apparemment contradictoires. Le premier travail d’Ascher, en 1973, la reprise de Patika (Pharmacie) d’Ernö Szép (écrite en 1919), critique mordante de la vie provinciale, est un succès de scandale. Créant Les Possédés de Dostoïevski en 1974, Ascher entreprend de nous donner une analyse des mécanismes du pouvoir. En remontant une opérette très populaire des années cinquante, Allami Aruhaz (le magasin national), il réussit à offrir une si brillante parodie des mythes staliniens que la production est interdite immédiatement (1976). La Bonne Ame de Setchouan est en 1978 la première mise en scène conforme aux canons brechtiens en Hongrie. Les idées nouvelles qui parviennent de Moscou trouvent leur écho dans les mises en scène unanimement acclamées du Maître et Marguerite (1983), des Trois Soeurs de Tchekov et des Trois Filles en bleu de Petroussevskaïa (au Katona en 1985 et 1987) ; puis du Suicidé d’Erdman (en 1988 de nouveau au théâtre de Kaposvàr). S’enchaînent d’autres mises en scène : Hamlet de Shakespeare (1980), Le Misanthrope de Molière (1991), La visite de la vieille dame de Durrenmatt (1995) et Le lieutenant de Inishmore de Ostrovsky (2003). Au Katona, il a mis en scène Les Trois Soeurs (1985) et Platonov (1990) de Tchekhov, Ce soir on improvise de Pirandello (1994), Les Présidentes de Werner Schwab (1997), Arcadia de Tom Stoppard (1998), L’Opéra de quat’sous de Brecht (2001), Rêve d’automne de Jon Fosse et Ivanov de Tchekhov (2004). Ses nombreuses productions tournent dans les théâtres du monde entier. À Paris, Tamás Ascher a présenté Les Trois Soeurs à l’Odéon, théâtre de l’Europe en 1988. 11 ANTON TCHEKHOV ET SON THEATRE 12 Un théâtre des états d’âme Si Tchékhov est célèbre pour ses cinq grandes pièces (Ivanov, La Mouette, Oncle Vania, Les Trois sœurs, La Cerisaie), la majorité de son oeuvre est pourtant constituée de courts textes. Friand d'histoires directement inspirées par la vie quotidienne russe, il écrivit nombre de contes et de nouvelles et plusieurs pièces en un acte. A travers ces miniatures incisives, drôles et terribles, il offre le portrait éclaté d'une société souffreteuse au bord de la révolution. Tchékhov a réussi à créer des oeuvres qui saisissent le type de regard sur la vie qui domine la sensibilité contemporaine ; ce regard relève d'un équilibre entre ce qui est, d'une part, subjectivement douloureux et, d'autre part, objectivement dérisoire, voire drôle. Ce regard double, qui nous donne à la fois la grandeur des drames et leur côté ridicule, donne à l'œuvre de Tchékhov sa saveur et sa richesse. Chez Tchékhov, les situations sont simples, banales, proches de ce que chacun des lecteurs ou des spectateurs peut vivre ou connaître. Par des dialogues souvent indirects, il donne un aperçu sur la vie intérieure des personnages, et c'est cette vie intérieure, plutôt que des actions extérieures, qui fait l'intérêt des oeuvres. À mesure que son théâtre évolue, la distinction entre personnages principaux et personnages secondaires s'abolit. Tous les personnages chez Tchékhov portent une histoire dont ils sont le sujet. Ni bons ni méchants, les personnages de Tchékhov ont tous une manie ou une obsession. Brûlés par un feu intérieur, ils se disent des choses banales, le véritable dialogue s'instaurant entre regards et silence. Rongés par la mélancolie, ce sont des êtres avides de nouveautés mais incapables de réaliser leurs aspirations. N'ayant pas prise sur la réalité, ces personnages typiques de la bourgeoisie provinciale russe sentent que leur vie n'est qu'un songe. Tchékhov rénove le théâtre russe en alliant le symbolisme au réalisme : aux tableaux sociaux s'ajoutent toutes les nuances de l'émotion rendant l'approche de fragments de vie pris au piège de l'érosion du temps. 13 Cinq pièces passées à la postérité « Le chantre de la désespérance » écrivait Léon Chestov et il ajoutait : « Il a tué les espoirs humains vingt-cinq ans durant ; avec une morne obstination il n'a fait que cela ». Que reste-t-il lorsque le voile des illusions s'est déchiré ? Le vide, le tragique dérisoire du néant. Les pièces de Tchékhov se déroulent dans le cadre de la province, une province morne et routinière, où les seuls événements sont le défilé de la garnison, les conversations plus ou moins médisantes autour d'un samovar, le passage du docteur ou de l'inspecteur des impôts, une province qui ressemblerait à une eau morte, que trouble un instant, comme le jet d'une pierre un événement inopiné ; quelques rides à peine, et la vie reprend. Mais, souterrainement, tout se défait dans la dérive de la vie et l'usure du temps. Ivanov, la première pièce de Tchekhov, est le drame d'un anti-héros confronté au temps dilaté par l’ennui, à l’impuissance, l’immobilisme et la paresse, un homme lâche enlisé dans l’existence : « Ecoute, mon pauvre vieux... Je ne vais pas t'expliquer qui je suis : un honnête homme ou une canaille sain d'esprit ou neurasthénique. Tu ne pourras jamais comprendre. J 'ai été jeune, enthousiaste, sincère, pas sot ; j’ai aimé, haï, cru comme personne, j'ai travaillé et espéré pour dix, j'ai combattu des moulins, j 'ai donné de la tête contre les murs. Sans tenir compte de mes forces, sans réfléchir, sans expérience de la vie, je me suis chargé d'un fardeau trop pesant, qui m'a brisé les épaules, déchiré les nerfs ; j'étais impatient d'agir, de dépenser cette jeunesse dont j'étais ivre, je m'enthousiasmais, je travaillais comme un fou. Et, dis-moi, pouvait-on faire autrement ? Nous sommes si peu nombreux et il y a tant de travail ! Mon Dieu, que de travail il y a ! Et, tu vois, la vie que j'ai combattue se venge cruellement ! Je me suis s u r m e n é . A trente ans, déjà, je paie les pots cassés, je suis vieux, j’ai chaussé mes pantoufles. J’erre parmi les gens comme une ombre la tête lourde, l’âme paresseuse, fatigué, brisé, sans foi, sans amour, sans but, sans savoir qui je suis, pourquoi je vis, qu'est-ce que je veux... Déjà, il me semble que l'amour est une fadaise, que les caresses sont insipides, que le travail est absurde, que les chants et les discours qui jadis me transportaient d'enthousiasme sont autant de rabâchages et de grossièretés. Partout j'introduis la tristesse, un ennui de plomb, l'insatisfaction, le dégoût de la vie… (Ivanov à Lébédev – Acte IV / Scène 10). Il s'agit aussi d'une satire aiguë et très drôle d’une société de petits-bourgeois en décrépitude, bête, méchante, hypocrite, antisémite et avide de ragots pour nourrir sa vacuité. On y retrouve le regard tragi-comique d'une grande violence que portait l'auteur sur les hommes. Il retoucha la pièce en 1889, pour en donner une version plus consensuelle qui recueillit un immense succès. 14 La Mouette est l'histoire d'une jeune fille à la vocation d'actrice, perdue dans le désœuvrement d'un homme mûr : agonie d'un amour, d'une maison, d'une société… Dans La Mouette les personnages doivent s'avouer que chacun a vu ses élans se briser contre les obstacles de la vie quotidienne. Toute la pièce témoigne de l'absurdité de la destinée humaine. Selon l'auteur il n'existe pas de grand projet qui ne soit, tôt ou tard, voué à l'échec. Il faut une énergie surhumaine pour jeter une passerelle au-dessus de l'abîme qui sépare le songe de la réalité. Tous les personnages qui se meuvent dans cette atmosphère feutrée ont en commun une sorte de prémonition de leur défaite en amour et en art. Ils rêvent leur passion, ils en parlent mais ils ne la vivent pas. Dans Oncle Vania, Tchékhov a renoué avec ses thèmes familiers : la lente usure des âmes dans la répétition des gestes quotidiens, l'ennui de la vie oisive à la campagne, l'échec inéluctable de toute aspiration vers un idéal, l'opposition entre les caractères négatifs et ceux qui tentent de se rendre utiles à leurs semblables. Les Trois Sœurs raconte l'enlisement de trois jeunes provinciales dans un monde en décomposition. Après la faillite de leurs songes, les jeunes femmes cherchent désespérément une raison à leur présence sur terre. Toute la pièce, d'une extrême tension psychologique, repose sur cette question : quel est le sens de la vie ? Aux interrogations angoissées des trois sœurs répondent les observations sceptiques des officiers : « Quel sens ? dit-il l'un d'eux. Tenez, voyez la neige qui tombe. Quel sens cela a-t-il ? » Par de petites phrases nonchalantes, Tchékhov crée une atmosphère si lourde et si poétique à la fois que les spectateurs partagent le vertige des personnages devant l'absurdité de la condition humaine. L'auteur nous invite moins à suivre une action extérieure qu'à descendre en nous-mêmes. Insensiblement la morne bourgade provinciale devient notre patrie intérieure. L'aventure lamentable des trois sœurs, c'est notre propre aventure, à nous qui ne savons ni d'où nous venons, ni où nous allons, ni ce que nous faisons en ce monde. Longtemps après avoir quitté la salle, nous entendons la terrible accusation d'André, le frère raté : « On ne fait que manger, boire, dormir, et ensuite mourir… D'autres naissent, et eux aussi mangent, boivent, dorment, et, pour que l'ennui ne les abrutisse pas définitivement, ils mettent de la diversité dans leur vie avec des potins infâmes, de la vodka, des cartes, la chicane…, et les femmes trompent leurs maris, et les maris mentent et font comme s'ils ne remarquaient rien, n'entendaient rien, et cette influence irrésistiblement vulgaire pèse sur les enfants, étouffe l'étincelle divine qui vivait en eux, et ils deviennent des cadavres aussi misérables que leurs pères et mères. » Dans La Cerisaie, on assiste à la pitoyable fin d'une propriété, symbole de la famille, livrée aux bûcherons et aux promoteurs. 15 Des personnages désenchantés Les personnages ? Ce sont les mêmes qui vivent dans les nouvelles ou les pièces ; une nuée de bureaucrates, de petits propriétaires ruinés, de médecins et de juges englués, apeurés, avilis, qui s'agitent vainement et encaissent les coups, d'artistes médiocres, de savants vaniteux qui ont usurpé leur réputation. Ils sont généralement bêtes, ivrognes et paresseux. S'ils sont intelligents, ils se perdent par leur goût de l'introspection, et s'enfoncent lucidement dans le néant. Les enfants eux-mêmes répercutent les vices des adultes ou se résignent à leur sort. Victimes ou bourreaux, tous se valent : « Regardez donc la vie : insolence et oisiveté des forts, ignorance et bestialité des faibles, rien qu'une dégénérescence, une ivrognerie, une hypocrisie, un éternel mensonge » Tous ces personnages, comme les mouettes, errent sans but, battent désespérément des ailes, s'épuisent en de vaines paroles et meurent de leur impuissance, abattus par quelques chasseurs. Les uns se résignent par lassitude et indifférence ; ils reprennent une vie fastidieuse auprès d'une femme qu'ils ont cessé d'aimer, d'autres mettent fin à leurs jours. « Les personnages de Tchékhov ont tous peur de la lumière, tous ils sont des solitaires. Ils ont honte de leur désespérance et savent que les hommes ne peuvent leur venir en aide ». (Chestov). Les hommes sont murés, prisonniers dans leur " étui " comme dans leur cercueil ; leurs mains, leurs bras n'étreignent que le vide. Philosophie du désespoir, de l'absurde, qui fait conclure Tchékhov « Il fait froid, froid, froid. C'est désert, désert, désert » (La Mouette). Et pourtant ce monde désenchanté reste imprégné de grâce et cet écrivain impitoyable pénétré de tendresse. Une flambée de poésie éclaire cette société finissante. Gorki écrivit à Tchékhov : « Vous accomplissez un travail énorme avec vos petits récits, en éveillant le dégoût de cette vie endormie, agonisante…. Vos contes sont des flacons élégamment taillés, remplis de tous les arômes de la vie. » Si Tolstoï refusait à Tchékhov tout talent de dramaturge, il le tenait pour un remarquable conteur. Il comparait Tchékhov à Maupassant : « l'illusion de la vérité est complète chez Tchékhov. Ses textes produisent l'effet d'un stéréoscope. On dirait qu'il jette les mots en l'air n'importe comment, mais comme un peintre impressionniste, il obtient de merveilleux résultats avec ses coups de pinceau. » Tchékhov qui, sans doute, ne croit ni à Dieu ni au diable continue de croire à l'avenir de l'homme. La société peut être améliorée, les individus seront moins cruels, moins égoïstes. Le travail, la force libératrice de la science promettent le bonheur futur. On se tait dans le théâtre de Tchékhov et « l'on s'entend se taire. » Chaque silence, rythmé par l'horloge, marque le temps qui s'écoule, d'une exceptionnelle densité. Dans l'oisiveté de la vie de province, chaque seconde compte. Chaque instant de présent est nourri de passé et condense en lui plusieurs années de désespoir et de révolte, de nostalgie ou d'ennui… Le temps tchékhovien ne mûrit pas les personnages. Il les défait, il les dépossède de leur être, il émousse leurs sentiments. Le temps est une blessure - impossible de vivre au présent, ce présent absurde et lourd de regrets, les hommes sont condamnés à vivre au passé ou au futur antérieur. « Je n'aime plus personne » soupire Astrov, le médecin d'Oncle Vania. La seule vie possible est la vie rêvée, la vie du souvenir, de la nostalgie ou encore la vie d'un futur lointain et utopique. Dans le présent, nous ne pouvons étreindre que des ombres. Et le meilleur des remèdes pour abolir le temps, pour « tuer » le temps n'est-il pas la routine, cette répétition mécanique de nos gestes, qui favorise l'oubli ? 16 Tchekhov vu par … « Les dramaturges contemporains farcissent leurs œuvres uniquement d’anges, de gredins et de bouffons. J’ai voulu être original, chez moi il n’y a pas un seul brigand, pas un seul ange (quoique je n’aie pu me passer de bouffons), je n’ai accusé personne, ni acquitté personne. » Tchékhov « Personne n’a compris avec autant de clairvoyance et de finesse le tragique des petits côtés de l’existence ; personne avant lui ne sut montrer avec autant d’impitoyable vérité le fastidieux tableau de leur vie telle qu’elle se déroule dans le morne chaos de la médiocrité bourgeoise ». Gorki « Tchékhov est un artiste incomparable. Un artiste de la vie. Et ce qui fait la valeur de son œuvre c’est qu’il est compris et accepté non seulement par tous les Russes mais par l’humanité toute entière ». Tolstoï 17 Biographie d’Anton Tchekhov Anton Pavlovitch Tchekhov est né le 17 (30) janvier 1860 à Taganrog (Crimée) et mort le 2 (15) juillet 1904 à Badenweiler (Allemagne). Tchekhov peut être considéré comme l'un des plus représentatifs parmi les grands romanciers russes du XIXe siècle, bien qu'il fût de tous le plus ouvert aux influences modernes les plus diverses. Élevé dans une famille peu fortunée dont le chef, Pavel, modeste marchand, était le petit-fils d'un paysan-serf, Tchekhov termina ses classes à Taganrog, où il était resté seul, après le départ de sa famille pour Moscou ; de 1879 à 1884 il fit sa médecine à l'Université de cette ville ; toutefois, depuis plusieurs années déjà, il s'intéressait plus à la littérature qu'à ses études et finalement délaissa celles-ci, se faisant rapidement connaître par des contes humoristiques publiés dans différentes revues et, en volume, pour la première fois en 1886, sous le titre Récits divers. Encouragé par l'écrivain Grigorovitch et par Souvorine, le directeur du plus grand quotidien russe, Le Temps nouveau, avec qui il fut lié d'une cordiale amitié pendant de longues années, et s'étant libéré des formes un peu rigides du récit humoristique, Tchekhov trouva sa véritable voie, celle de romancier, qu'intéressent les plus brûlants problèmes de la personnalité et de la vie humaine. En 1887 parut un récit caractéristique : La Steppe, écrit en même temps que le drame Ivanov, la première de ses pièces qui connut le succès, après plusieurs tentatives malheureuses. L'existence de Tchekhov, à partir de ce momentlà, ne comporte plus d'événements saillants, à l'exception d'un voyage jusqu'à l'île Sakhaline, fait par la Sibérie à l'aller, et le long des côtes de l'Inde au retour. Il laissa des documents sur ce périple dans ses nouvelles L'Ile Sakhaline (1891) et En déportation (1892). Durant la famine qui, en 1892-93, dévasta la Russie méridionale, il prit part à l'œuvre de secours sanitaire. Ensuite il passa de nombreuses années dans sa petite propriété de Mélikhovo, proche de Moscou, où il écrivit la plus grande partie de ses nouvelles et de ses pièces les plus célèbres. Atteint de tuberculose, il dut s'installer en Crimée, d'où, à plusieurs reprises, pour se soigner, il se rendit en France et en Allemagne. Vers la fin du siècle, deux événements se produisirent dans sa vie qui semblèrent en modifier le cours : son orientation nouvelle vers la gauche qui l'éloigna de son ami Souvorine, conservateur, et le succès de sa pièce La Mouette, au théâtre d'art de Stanislavski et Némirovitch-Dantchenko. L'une des autres conséquences de ses nouvelles opinions fut le geste qu'il accomplit à l'exemple de Korolenko : il démissionna de l'Académie qui, après avoir nommé Gorki membre honoraire, annula cette nomination sur l'ordre du gouvernement. Le succès de La Mouette vint, à l'improviste, persuader Tchekhov de ses capacités d'auteur dramatique, alors qu'il en avait douté à la suite de la chute de cette même pièce au théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg. La Mouette fut suivie avec un égal succès de l'Oncle Vania (1897), des Trois Sœurs (1900, jouée en 1901) et de La Cerisaie (1904). Entre-temps, le nombre de ses récits auxquels il dut de gagner une popularité toujours croissante en tant qu'interprète des dispositions et des états d'âme de son temps s'était considérablement augmenté. Dans ses pièces comme dans ses nouvelles, on relève une atmosphère spéciale, que Korolenko a excellemment définie comme l'état d'âme d'un joyeux mélancolique. La pleine appréciation de la valeur artistique de l'œuvre de Tchekhov n'est venue que plus tard ; toutefois, il convient de rappeler l'admiration que professèrent pour lui Léon Tolstoï et Maxime Gorki, ainsi que l'influence qu'il exerça hors de Russie, sur Katherine Mansfield par exemple. Ettore Lo Gatto 18 La vie de Tchékhov 1860 17 janvier, naissance à Taganrog (sur la mer d’Azov, au sud de la Russie), 1876 Faillite du père (marchand). La famille s’installe à Moscou. Demeure à Taganrog avec Ivan (un frère cadet) : élèves au lycée. Devient répétiteur. 1877-1879 Premier voyage à Moscou et premiers récits, confiés à son frère aîné Alexandre. Passe l’examen de maturité. S’installe à Moscou. 1880 Parution d’une nouvelle dans le magazine humoristique, La Libellule. 1881-1887 Publie des « textes bigarrés » sous des pseudonymes variés (principalement « Tchekhonte »), dans des petites revues, puis dans le Journal de Petersbourg. 1884 Achève ses études médicales à l’Université de Moscou. Médecin à Vozkresensk, puis à Zvenigorod, près de Moscou. Fait la connaissance du milieu littéraire. 1886 Début de la collaboration avec l’éditeur du Temps nouveau, Alexis Souvorine. 1887 Ivanov est donné à Moscou, au Théâtre de Korch, en septembre. 1888 Écrit le long récit poétique La Steppe, et L’Anniversaire. 1889 Publie Une Morne histoire. Son frère Nicolas meurt. Voyage dans le sud, à Yalta et Odessa. Première représentation de L’Esprit des bois (première version de Oncle Vania). 1890 Le 21 avril, départ pour l’île de Sakhaline. Comptes-rendus au Temps nouveau. 1891 Voyage à l’étranger. Publie Le Duel. Organise des secours pour les régions de Russie touchées par la famine. 1892 Parution de La Sauteuse dans la revue Le Nord, et de Chambre d’hôpital n° 6 dans la revue La Pensée russe. Lutte contre le choléra. Met fin à sa collaboration avec le Temps nouveau. Achète un domaine en Russie centrale (Mélikhovo). Occupe des fonctions au zemsvo local (circonspection territoriale pour les écoles et la médecine). 1893 Écrit L’Histoire d’un homme inconnu, sévèrement critiqué par le Temps nouveau. 1894 Passe une partie de l’année à l’étranger, tombe malade de phtisie, se rend en Crimée pour se soigner. Publie un de ses chefs-d’œuvre, Le Violon de Rothschild. 1895 Première version de La Mouette. Première rencontre avec Léon Tolstoï. Parution du livre L’Ile de Sakhaline. 1896 Construit à ses frais une école. Échec retentissant de La Mouette sur la scène du théâtre de l’Impératrice Marie à Petersbourg. 1897 Participe au recensement général de la population. Travaille au zemsvo à la surveillance des bibliothèques publiques. Aggravation de son état de santé. Publication du long récit Les Paysans. En septembre, voyage à l’étranger. Écrit le Pétchénègue à Nice. Suit les péripéties de l’affaire Dreyfus. 1898 Nemirovitch-Dantchenko, directeur du Théâtre d’Art fondé avec Stanislavski, lui demande l’autorisation de monter La Mouette (qui remportera cette fois un vif succès). Publication des récits : Groseille à maquereau, L’Homme dans un étui, Ionytch. Fait la connaissance de Gorki. Première représentation de Oncle Vania. Parution de La Dame au petit chien et du premier tome des Œuvres complètes chez l’éditeur Marx. 1900 Élu membre de l’Académie. Parution de Dans le ravin. Le Théâtre d’Art vient jouer à Yalta, voyage dans le Caucase, départ pour Nice où il écrit Les Trois Sœurs. 1901 Première des Trois Sœurs, retour à Yalta, mariage avec Olga Knipper. 1902-1903 Une fois Gorki élu à l’Académie, sa nomination n’étant pas entérinée, Tchékhov démissionne. Parution du récit L’Évêque. Travaille à La Cerisaie. 1904 17 janvier : répétition générale de La Cerisaie à Moscou. En mai, son état de santé empire, part avec Olga en cure en Allemagne. Meurt à Badenweiler le 2 juillet. Enterré le 9 juillet au cimetière du Monastère des Vierges à Moscou. 1920 Découverte d’une pièce de jeunesse inédite, Platonov. NB : Les dates sont données selon le calendrier julien en vigueur en Russie jusqu’à la Révolution et qui retardait de treize jours sur le calendrier grégorien. 19