LANNE, Jean-Claude, « Tchekhov dans le contexte de la littérature russe d’avant-garde », in Anton
Tchékhov et la prose russe du XXe siècle, Paris, Institut d’études slaves, Jean Bonamour (dir.), 2005.
« Tchekhov dans le contexte de la littérature russe d’avant-garde »
Les futuriens « créateurs de paroles » : au centre de leur poétique, la doctrine du « verbe en tant que tel »
Une partie de l’avant-garde désignée sous le nom de « futurianisme » ou « budetljanstvo ».
Tchekhov, artiste du verbe et inventeur d’une parole nouvelle. Pas si grande influence sur l’avant-garde.
« Les deux Tchekhov » ou la double lecture de Maïakovski
Interprétation de Maïakovski présuppose
p.44 : une poétique qui est celle du groupuscule auquel il appartient en 1914 : les « Futuriens » (Budetljanie),
poétique dont le dogme principal est celui de la valeur propre, indépendante, du discours artistique, ce que les
signataires du manifeste de « La gifle au goût public » appelaient le verbe intrinsèque (samovitoe slovo)
Au centre de son analyse : l’artiste, l’écrivain et non le porte-parole de quelque philosophie ou idéologie.
Poétique qui réhabilite la valeur autonome de l’œuvre d’art et évalue l’artiste du verbe / résultat de
l’opération sur le matériel verbal (l’œuvre est-elle bien faite ou pas ?) p.44
De ce point de vue, Tchekhov est, au yeux de Maïakovski, l’authentique représentant d’un art verbal dégagé de
tout assujettissement à une quelconque idéologie humanitaire et l’auteur de Treizième Apôtre, l’apôtre de l’art
nouveau, salue en Tchékhov un membre de la dynastie des « Rois du Verbe ». Le Futurien s’insurge contre une
concetption, d’après lui erronée, qui travestit es écrivains en représentants d’idées, de sentiments et de préjugés
qui, bien souvent, sont ceux de la foule ou des critiques qui parlent comme la foule : « De tous les écrivains, on a
fait les hérauts de la vérité, les affiches de la vertu et de la justice. » M dénonce véhémentement
l’enrégimentement des artistes du Verbe pour la défense de causes extralittéraires, l’utilisation univoque de ces
mêmes artistes selon des thèmes ou des sujets donnés à l’avance, plus que donnés, « prescrits ». Ce moment de
l’analyse maïakovskienne éclaire rétrospectivement un des points du programme futuriste qui avait scandalisé le
public lors de l’apparition de Gifle au goût public :
Le passé est trop étroit. L’Académie et Pouchkine sont plus incompréhensibles que des hiéroglyphes. Il faut jeter Pouchkine,
Dostoïevski, Tolstoï, etc. par-dessus bord du Paquebot de l’époque contemporaine.
C’est moins en effet contre les Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï historiques que les Futuriens mènent la lutte que
contre l’image figée, officialisée, [p.45] fonctionnarisée par une critique aveugle aux qualités proprement
esthétiques de leurs œuvres, contre les monuments érigé à la gloire d’ « autorités » en lesquelles la société établie
se reconnaît, se complaît et se glorifie elle-même. Les futuriens luttent contre les figures du culte littéraire institué,
les « idoles » des manuels officiels d’histoire littéraire, les « classiques » et les « canons de la tradition scolaire,
c’est au nom de la jeunesse, de la vie et de l’authenticité que les défenseurs de l’art nouveau, de l’art du présent et
du futur, renversent les statues et brisent les images. L’ »iconoclastie » futuriste n’a d’autre sens que de délivrer le
« véritable visage » de l’écrivain du figement institutionnel. P.45.
Maïakovski s’emploie donc à démontrer, dans un second temps, qu’un texte littéraire ne doit pas être aligné sur la
déclaration morale ou idéologique d’un acteur social ou politique, mais abordé dans sa spécificité artistique. […]
Enfoncé dans l’autarcie de l’œuvre, l’écrivain n’a pas d’autres buts que de résoudre les tâches proprement
langagières que lui assigne son projet créatif. Pour reprendre l’expression imagée de Maïakovski, la seule
préoccupation de l’écrivain est le « tressage de corbeilles verbales » pour n’importe quelles « idées ».
[Il reprend] l’antique dichotomie forme/contenu en en inversant les valeurs : la forme devient l’élément
dominant de la construction verbale ou, comme le diront plus tard les formalistes, le véritable contenu d’une
œuvre, c’est sa forme. P.45
Il expose la charte poétique de son groupe en trois articles :
1) le vocable cesse d’être une désignation exacte de la chose, un « chiffre », pour devenir un symbole, puis
un but en soi ;
2) la vitesse, [p.46] emblème de la modernité, exige un resserrement du discours, une condensation de la
syntaxe, une nouvelle « économie de la langue ;
3) le « créateur de paroles » a le droit, et le devoir, d’augmenter le trésor lexical en inventant de nouveaux
mots. P.46