BOUGNOUX, Daniel, « Présentation - Fi

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LANNE, Jean-Claude, « Tchekhov dans le contexte de la littérature russe d’avant-garde », in Anton
Tchékhov et la prose russe du XXe siècle, Paris, Institut d’études slaves, Jean Bonamour (dir.), 2005.
« Tchekhov dans le contexte de la littérature russe d’avant-garde »
Les futuriens « créateurs de paroles » : au centre de leur poétique, la doctrine du « verbe en tant que tel »
Une partie de l’avant-garde désignée sous le nom de « futurianisme » ou « budetljanstvo ».
Tchekhov, artiste du verbe et inventeur d’une parole nouvelle. Pas si grande influence sur l’avant-garde.
« Les deux Tchekhov » ou la double lecture de Maïakovski
Interprétation de Maïakovski présuppose
p.44 : une poétique qui est celle du groupuscule auquel il appartient en 1914 : les « Futuriens » (Budetljanie),
poétique dont le dogme principal est celui de la valeur propre, indépendante, du discours artistique, ce que les
signataires du manifeste de « La gifle au goût public » appelaient le verbe intrinsèque (samovitoe slovo)
Au centre de son analyse : l’artiste, l’écrivain et non le porte-parole de quelque philosophie ou idéologie.
Poétique qui réhabilite la valeur autonome de l’œuvre d’art et évalue l’artiste du verbe / résultat de
l’opération sur le matériel verbal (l’œuvre est-elle bien faite ou pas ?) p.44
De ce point de vue, Tchekhov est, au yeux de Maïakovski, l’authentique représentant d’un art verbal dégagé de
tout assujettissement à une quelconque idéologie humanitaire et l’auteur de Treizième Apôtre, l’apôtre de l’art
nouveau, salue en Tchékhov un membre de la dynastie des « Rois du Verbe ». Le Futurien s’insurge contre une
concetption, d’après lui erronée, qui travestit es écrivains en représentants d’idées, de sentiments et de préjugés
qui, bien souvent, sont ceux de la foule ou des critiques qui parlent comme la foule : « De tous les écrivains, on a
fait les hérauts de la vérité, les affiches de la vertu et de la justice. » M dénonce véhémentement
l’enrégimentement des artistes du Verbe pour la défense de causes extralittéraires, l’utilisation univoque de ces
mêmes artistes selon des thèmes ou des sujets donnés à l’avance, plus que donnés, « prescrits ». Ce moment de
l’analyse maïakovskienne éclaire rétrospectivement un des points du programme futuriste qui avait scandalisé le
public lors de l’apparition de Gifle au goût public :
Le passé est trop étroit. L’Académie et Pouchkine sont plus incompréhensibles que des hiéroglyphes. Il faut jeter Pouchkine,
Dostoïevski, Tolstoï, etc. par-dessus bord du Paquebot de l’époque contemporaine.
C’est moins en effet contre les Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï historiques que les Futuriens mènent la lutte que
contre l’image figée, officialisée, [p.45] fonctionnarisée par une critique aveugle aux qualités proprement
esthétiques de leurs œuvres, contre les monuments érigé à la gloire d’ « autorités » en lesquelles la société établie
se reconnaît, se complaît et se glorifie elle-même. Les futuriens luttent contre les figures du culte littéraire institué,
les « idoles » des manuels officiels d’histoire littéraire, les « classiques » et les « canons de la tradition scolaire,
c’est au nom de la jeunesse, de la vie et de l’authenticité que les défenseurs de l’art nouveau, de l’art du présent et
du futur, renversent les statues et brisent les images. L’ »iconoclastie » futuriste n’a d’autre sens que de délivrer le
« véritable visage » de l’écrivain du figement institutionnel. P.45.
Maïakovski s’emploie donc à démontrer, dans un second temps, qu’un texte littéraire ne doit pas être aligné sur la
déclaration morale ou idéologique d’un acteur social ou politique, mais abordé dans sa spécificité artistique. […]
Enfoncé dans l’autarcie de l’œuvre, l’écrivain n’a pas d’autres buts que de résoudre les tâches proprement
langagières que lui assigne son projet créatif. Pour reprendre l’expression imagée de Maïakovski, la seule
préoccupation de l’écrivain est le « tressage de corbeilles verbales » pour n’importe quelles « idées ».
[Il reprend] l’antique dichotomie forme/contenu en en inversant les valeurs : la forme devient l’élément
dominant de la construction verbale ou, comme le diront plus tard les formalistes, le véritable contenu d’une
œuvre, c’est sa forme. P.45
Il expose la charte poétique de son groupe en trois articles :
1) le vocable cesse d’être une désignation exacte de la chose, un « chiffre », pour devenir un symbole, puis
un but en soi ;
2) la vitesse, [p.46] emblème de la modernité, exige un resserrement du discours, une condensation de la
syntaxe, une nouvelle « économie de la langue ;
3) le « créateur de paroles » a le droit, et le devoir, d’augmenter le trésor lexical en inventant de nouveaux
mots. P.46
Ces trois points résument à la fois une poétique, celle du « budetljanstvo » dont Maïakovski se fait le porte-parole
dans cet article et un code esthétique au nom duquel une œuvre (ou un écrivain) est jugé. P.46
L’œuvre de Tchékhov […] comme démiurge, s’articule sur une véritable révolution « socio-verbale » qui
substitue à la poésie alanguie des manoirs la langue variée, polyphonique des places, des rues et des
marchés. […] Tchekhov est l’esthète des roturiers », telle est la formule lapidaire par laquelle Maïakovski
conclut son analyse du moment sociologique comme facteur d’évolution de la littérature, sans bien se rendre
compte du fait que cette thèse contredit l’autonomie » du fait artistique… Tchekhov serait ainsi un confectionneur
de vases bien ciselés dans lesquels pourrait être versé n’importe quel contenu, ou de filets bien maillés dans
lesquels l’écrivain pourrait capturer n’importe que fait. Le « sujet » du récit émanerait du mot bien trouvé, d’une
expression heureuse, le « verbe engendrerait l’idée », et non l’inverse. P.46
Maïakovski à la fin de son article semble reconnaître l’énormité du paradoxe :
Comment un artiste qui semble si lié à la vie et dont il vient de dire qu’il a introduit dans la littérature de château
la grossièreté du langage de la vie réelle, celle de la classe des marchands et des épiciers, comment un tel artiste
peut-il passer pour un « combattant de l’émancipation du verbe » (« l’émancipation du verbe » est justement le
titre d’un des articles théoriques les plus radicaux du « Budetljanstvo ») qui met en branle le verbe du point mort
de la descriptivité » ? P.46
Comment concilier la thèse d’une œuvre qui se développe selon la loi d’une nécessité poétique intérieure et la
conception d’un rythme de discours suscité par la cadence de la vie moderne, urbaine et industrielle ? P.47
Le « second Tchekhov » évoqué par Maïakovski, « l’artiste puissant et joyeux du verbe » est-il vraiment
crédible, face à l’autre Tchékhov, celui qui a forgé la tradition ? P.47
Qu’en est-il de la valeur paradigmatique de l’écriture tchékhovienne pour ces auteurs, par-delà les
déclarations de principe de Maïakovski ? P.48
La méthode et le style de Tchékhov
comme modèle pour la prose d’art de l’avant-garde russe
Paradoxalement, ces voies tracées par Tchékhov, cette méthode qu’il a inaugurée dans ses écrits se situent aux
antipodes des « nouvelles voies du verbe » esquissées par Kručënyx et d’autres « Futuriens » ; pourtant, c’est sur
ces voies-là que vont s’engager résolument certains d’entre eux.
p.49
L’éthique de l’écriture (de Tchékhov), écrit J. Bonamour, repose sur quelques principes d’apparence presque
banale. Les premiers sont la brièveté, « sœur du talent », et la simplicité. Celle-ci doit être élégante, quitte à
proscrire mots étrangers ou rares. Tchékhov, l’un des écrivains les plus attentifs et les plus experts dans le
maniement du mot, ne lui accorde aucune confiance, non plus qu’aux vertus exploratrices de l’écriture en
elle-même. Le mot ne vaut pas en tant que tel, mais par son adéquation, par l’exacte dose de vérité qu’on
lui attribue et qu’on lui reconnaît dans le texte1 »
p.49
Tchékhov a consacré, c’est-à-dire introduit dans la « grande » littérature, le genre du court récit. Ses premières
productions humoristiques portent bien souvent comme sous-titre « études » (ètjudy), « croquis d’après nature »
(zarisovki s natury), « instantanés » (letučie zametki), « petits tableaux » (scenki). Il s’agit, pour l’écrivain, de
saisir la vérité de la vie dans des phénomènes fugaces, des structures relationnelles fragiles, labiles,
« métastables », comme l’instant saisi hors du flux continu de la durée, mais capables de donner une vision en
profondeur, fulgurante, du réel.
P.49
Pareillement, V. Xlebnikov
Le fragment restera, jusqu’à la fin de sa vie [p.49] d’ailleurs, plus qu’une forme artistique, l’expression d’une
visée philosophique, d’une vision esthétique du monde comme réalité à multiples facettes.
P.50
Comme chez Tchékhov, l’ « extrait », le fragment, le « morceau » disent l’inexhaustibilité sémantique de
l’univers. L’œuvre littéraire, n’est, au mieux, que la capture instantanée de paroles fugaces, l’écoute discrète de
voix anonymes qui tissent le discours du monde, la notation de choses vues ou entendues, voire lues […]. P.50
1
BONAMOUR, Jean, Introduction à Anton Tchékhov, Théâtre, Paris, Robert Laffont, 1996, p.20.
Cette dans cette humble exploration des voix de la réalité que la littérature rencontre inopinément le
« surréel », le fantastique, l’invention verbale à l’état natif : Tchékhov laisse « la langue jouer des mille
voix d’une moyenne humanité trouvant enfin la liberté de parole dans l’espace du récit bref. 2 »,
Xlebnikov laisse parler la langue elle-même qui décline l’inexhaustible richesse de ses possibilités
morphologiques.
p.50
C’est principalement au niveau du style, de l’image, que Tchékhov innove et fraie les voies nouvelles
dans lesquelles s’engageront certains des Futuriens, Xlebnikov en particulier, dans sa prose artistique.
L’image chez Tchékhov, n’est pas autonome comme elle le sera, dogmatiquement, chez les Imaginistes,
elle est l’expression la plus remarquable d’une poétique impressionniste, attachée aux détails, aux petits
riens de la vie. Le fameux humour tchékhovien est en effet induit par la fluidité, la dualité de l’image, le
métamorphisme continu des objets et des êtres saisis dans un dense réseau métaphorique.
P.50
[…] mage qui, par le caractère inattendu des séries sémantiques qu’elle conjoint, semble créer son
univers autonome, fluide et pulsatile comme la vie elle-même.
P.50
[Les mataphores] (chez Xlebnikov, note MT) n’apparaissent plus comme des procédés langagiers, mais
comme l’expression directe, non figurative, de structures du réel : la seconde série sémantique, le
« comparant », se fond dans la première, le « comparé », et la réalité se trouve vivifié par cette infusion
du fantastique, de l’imagination, de l’esprit : […]
P.51
2
BONAMOUR, Jean, Introduction à Anton Tchékhov, Théâtre, Paris, Robert Laffont, 1996, p.14.
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