Les Trois Soeurs
La Cerisaie
Paru en 1897, ce n’est qu’en 1899 que L’Oncle Vania a été joué au Théâtre d’Art. Et c’est deux ans
plus tard, en 1901, que ce même théâtre jouait Les Trois Sœurs. Tchekhov croyait mordicus avoir écrit
une comédie, et même une farce. De même pour La Cerisaie, créée au Théâtre d’Art en 1904, l’année
de sa mort. Convaincu du véritable caractère de sa pièce, il consentait à baptiser drame Les Trois
sœurs, mais maintenait comédie pour La Cerisaie.
[…]
Devant ces destins de fin d’un monde - et, dans La Cerisaie, cette cerisaie merveilleuse, que doivent
vendre les propriétaires pour payer leurs dettes criardes - on pourrait être tenté de chercher le méchant,
le traître, le personnage méphistophélique qui est cause de cette cascade de malheurs. Or, dans le
théâtre de Tchekhov, il n’y a pas de traître, il n’y a pas de méchant. Il n’y a pas de cause individualisée
à la catastrophe, à l’injustice. Et même il n’y a pas d’injustice.
Le moujik enrichi qui se rend acquéreur de La Cerisaie, qui en fait abattre à la hache les cerisiers
fameux au moment où la famille des propriétaires ancestraux doit évacuer le domaine, ce moujik lui-
même est un brave homme, qui essaye, à sa manière, de se montrer serviable et bon. Il n’y a rien, dans
le théâtre de Tchékhov, que l’on puisse rapprocher de la verve acide de Jules Renard, d’Emile Augier
ou du Mirbeau des Affaires sont les affaires. Ce n’est en aucune façon comme l’est plus ou moins la
comédie française depuis Corneille, Molière et Beaumarchais, un théâtre polémique.
Dans le théâtre français, on peut souvent nommer l’accusé, ses témoins, son avocat, ses accusateurs,
son procureur : le tribunal, c’est la salle. Ainsi du « faux » dévot dans Tartuffe, ainsi des privilèges de
la noblesse dans Le Mariage de Figaro, ainsi des ministres concussionnaires dans Ruy Blas, ainsi du
dialogue entre Créon et Antigone dans les innombrables succédanés de la tragédie grecque, ainsi de
bien des comédies modernes que p.145
la tradition cartésienne transforme en débats dont le verdict doit être rendu par le public.
Rien de tel chez Tchekhov. On ne nous y propose pas un conflit entre le « bien » et le « mal »,
entre le « devoir » et l’ « amour », entre « l’art » et la richesse », que sais-je encore. On ne nous y
propose aucun conflit nommable. On nous y dépeint une famille russe vivant dans telles ou telles
conditions. Et les choses sont telles que notre verdict, à nous public, est que ces conditions
doivent cesser.
Le conflit, pour n’être pas matérialisé et personnifié sur la scène, existe donc bien. C’est en
réalité le conflit entre, d’un côté tous ces êtres vivants, ou du moins qui voudraient vivre
pleinement, se réaliser, se supporter eux-mêmes, être heureux, et d’un autre côté les conditions
de la société russe qui, au temps de Tchékhov, ne permettaient rien de semblable. Pour ne pas être
nommé sur la scène, le conflit n’en existe pas moins, et le spectateur le retrouvait en sortant, dès le
péristyle du théâtre.
C’est peut-être pourquoi le théâtre de Tchékhov reste pour nous si virulent. Le spectateur français,
en sortant de la salle, ne peut pas encore se dire, comme le spectateur soviétique : « Tout cela c’est du
passé. » Alors, comme il faut bien, n’est-ce pas, se débarrasser des poids encombrants, il se borne à
dire : « Comme c’est russe ! » trichant avec lui-même et tâchant d’esquiver une question trop directe
par une sorte de tangente géographique.
La virulence de ce théâtre, elle est encore d’une autre sorte, spécialement pour les intellectuels, plus
spécifiquement encore pour les écrivains. J’ai dit que Tchekhov ne se privait pas, dans La Mouette, de
transposer dans le personnage de Trigorine une certaine aigreur - disons, plus modérément, une
certaine inquiétude - personnelle. Même inquiétude dans la peinture du jeune poète raté Treplev,
moderne Chatterton. Et, dans L’Oncle Vania, l’égoïsme satisfait du vieux critique chargé d’honneurs
Serebriakov n’est pas sans parenté avec les précédents, ce qui fait songer à une lignée de personnages
homologues au long de son théâtre.
La Mouette p.146
C’est