STEIN, Peter, Essayer encore, échouer toujours, (1999), Bruxelles, éditions Ici-bas, coll. « Ici-bas/Théâtre », 2000.
Georges Banu : Nous avons évoqué
jusqu'ici vos «années d'apprentissage», les
études et les premiers travaux, puis la
fondation de la Schauhühne
à
Berlin, une
institution qui aura marqué l'histoire du
théâtre européen des trente dernières
années. Vous avez signalé les trois projets
majeurs que vous y avez conduits:
Shakespeare, la tragédie grecque et le
théâtre russe, Tchekhov tout spécialement.
Quelle relation entretenez-vous avec le
théâtre de Tchekhov, qui est au fondement
de toute la dramaturgie du
XX"
siècle ?
Curieusement, vous aviez d'abord
commencé par Gorki, avec une mise en
scène exemplaire des
ESTIVANTS,
que
nous avons pu voir
à
Paris. Je me souviens
encore de la séduction opérée par votre
spectacle, avec ce «montage dans le cadre»
dont nous avons beaucoup parlé
à
1'époque.
Vous aviez réussi
à
trouver au théâtre
l'équivalent de la manière dont Orson
Welles, dans
ses
films, s'employait
à
diriger
le regard du spectateur. Après la recherche
sur la tragédie grecque, vous donniez, avec
LES ESTIVANTS,
une nouvelle preuve de la
possibilité de travailler de façon chorale,
démocratique, sur une scène de théâtre.
Votre intérêt pour la choralité moderne sur
le plateau a-t-elle quelque chose
à
voir avec
l'écriture de Tchekhov ou de Gorki?
Peter Stein: D'abord, je dois dire que
pour tout homme de théâtre, et pour les
acteurs tout spécialement, Tchekhov est la
proposition la plus intéressante sur laquelle
on puisse travailler, Parce que son théâtre
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réclame de l'acteur une forme de participation
créative particulière. Dans le travail sur la
dramaturgie tchékhovienne, l'acteur peut faire
intervenir sa personnalité de façon très directe,
Tchekhov a laissé dans ses pièces des espaces
vides, des trous énormes que l'acteur peut et
doit combler à sa guise, Plus que pour n'importe
quelle autre œuvre dramatique, l'acteur est ici
coproducteur, coécrivain, si tant est, bien
entendu, que la mise en scène soit réussie, La
dramaturgie de Tchekhov est si sensible,
minime: les véritables actions se produisent
dans le mouvement interne des personnages et à
travers leurs relations sur le plateau. Le théâtre
de Tchekhov est fondamentalement un théâtre
de groupe: il n'y a pas de véritable protagoniste
désigné, tous les personnages présents sur le
plateau sont des protagonistes; c'est en ce sens
que les relations sont démocratiques, c’est-à-dire
difficiles, interrompues, indirectes, De sortes que
l'acteur est manifestement la seule instance qui
puisse donner à cette structure dramaturgique faible
et délicate une force sur le plateau, Dès lors, il n'est
guère étonnant que tous les acteurs veillent jouer
Tchékhov: c'est le degré le plus haut de leur métier,
la preuve qu'ils sont vraiment des acteurs du XX"
siècle. D'un autre côté, jouer Tchekhov leur fait
peur, à cause de cette absence de protagonistes
justement: tous les acteurs voudraient être Hamlet
ou Cléopâtre, on le sait.
Quand nous avons commencé à travailler à la
Schaubühne, avec le projet d'examiner par la
pratique et l'expérience ce qu'était le théâtre et ce
qu'on pouvait
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encore en faire aujourd'hui, nous avons très vite
envisagé de monter un Tchekhov, Mais nos
acteurs étaient bien conscients qu'ils étaient
encore trop jeunes pour ça, Les jeunes acteurs
ne peuvent pas jouer Tchékhov; il faut du
métier pour le faire, c'est certain, mais il faut
surtout aussi une certaine expérience de la vie,
un vécu qui permette à l’interprète de devenir
vraiment coauteur du spectacle. Nous avons
donc décidé, par un vot, comme nous en avions
l'habitude dans notre institution autodéterminée,
de ne pas travailler sur une œuvre de Tchékhov,
mais de monter en lieu et place
une pièce
« tchékhovienne »
, LES ESTIVANTS, une sorte
d'essai où Gorki s'applique à vouloir écrire
comme Tchekhov.
La pièce est assez mauvaise: elle est pleine
(le bonne volonté, et on sait que la bonne
volonté est le pire ennemi de l’art - on le voit
bien avec Brecht
par
exemple. L'art n'a que faire
de la bonne volonté; il réclame au contraire
qu’on dise la vérité, qu'on accepte le monde
comme il est, avec ses pires absurdités et son
horreur. Nous avons voulu utiliser Gorki
comme un moyen pour nous rapprocher de
Tchekhov et de ses difficultés. En sorte que
nous avions le sentiment d'être libres de faire ce
que nous entendions avec la pièce. Dans la
version Schaubühne des ESTIVANTS, il n'y
avait guère que soixante pour cent de Gorki, le
reste était de Botho Strauss et des acteurs, qui
ont improvisé sur des thèmes de la pièce et ont
donc été coauteurs du spectacle, Nous avons pu
avoir cette licence parce que la pièce est faible,
nous n’avions aucune mauvaise conscience a
intervenir
.
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