Finalement, cela vous permet de vous dégager aussi d'une lecture satirique de la pièce.
Oui, selon moi, ce n'est pas une satire sociale. C'est une pièce qui raconte des histoires
profondément ancrées dans les acteurs. Ce qui est réel, c'est leur sincérité. C'est ce qui est
dans le coeur, dans le corps, dans l'esprit des acteurs, sans satire. La distance après, vient de
la forme. C'est un travail sur ce que j'appelle la beauté froide.
Justement, vous venez d'employer un mot qui apparemment vous tient à coeur, la
"sincérité". Par ailleurs, vous avez souvent associé "sincérité" et "cruauté"? Ces deux notions
que l'on retrouve incarnées dans les figures d'Ivanov et de Borkine, dans la pièce de
Tchekhov, alimentent-elles votre travail de dramaturge ?
Oui, j'essaie d'être près de la situation la plus juste possible. Et la sincérité pour l'acteur, c'est
son engagement dans un travail. Et puis, il arrive toujours un moment où la sincérité est
cruelle. Cela va pour moi de pair avec un certain théâtre de la violence ou de la radicalité. Ce
n'est pas une sincérité intellectuelle. C'est une sincérité de chair, d'engagement. C'est une
sincérité qui ne joue pas sur le pathos, qui joue sur "l'impulse". C'est la sincérité de l'animal,
en danger, de la lionne qui protège ses petits. Oui, "l'impulse", l'impulsion...
Vous parlez de la sincérité de l'acteur, au moment où il joue. Je pensais plutôt à la sincérité
du personnage.
Oui, bien sûr. C'est la problématique de la pièce, la sincérité. Ivanov est au coeur de ses
paroles. Il est sincère dans ce qu'il dit mais il voit ses actions le contredire. L'homme en
général, arrive à s'accommoder de cette différence, où les actions contredisent la parole et où
les paroles contredisent les actions. C'est la douleur humaine et notre petitesse. Ivanov ne
s'en accommode pas et en explose. D'autre personnages de la pièce s'en accommodent.
Lebedev, Chavelski. L'un par cynisme, l'autre par abandon de soi-même, dégoût de lui-
même, dégénérescence des sens et du corps. Mais Ivanov, lui, ne s'en accommode pas. Il est
très difficile pour des gens comme lui de vivre dans la société d'aujourd'hui. Car c'est une
société qui s'accommode. Une époque de compromission. Ivanov est un être en résistance :
pas contre la société, contre lui-même et contre le genre humain tel qu'il est devenu. Il
s'interroge lui-même. Il n'accuse pas les structures sociales, ni ceux qui l'entourent. Il se
retourne vers lui. Comment en est-il arrivé là. Quelque chose de brutal, d'incompréhensible
lui est arrivé. Du jour au lendemain, il dit "Je suis vide et je suis nul".
Finalement, vous avez une interprétation très existentialiste d'Ivanov ?
Oui. Oui, oui, je suis un metteur en scène existentiel...
Vous avez dit aussi que Tchekhov était un thérapeute, un médecin. Or, vous avez dirigé
l'acteur qui interprète le rôle du médecin dans cette pièce sur une toute autre voie. Il paraît
concentrer toutes les faiblesses de l'homme : la colère, l'impuissance, l'orgueil, la
frustration...
D'abord, Tchekhov était médecin. Il observe le comportement humain d'une manière
clinique, sans aspérités, presque froide, organique. Il place ses personnages sous stétoscope
médical. Il y a toujours un médecin dans les pièces de Tchekov. Dans Ivanov, il incarne tout
ce qui appartient au code de l'honneur, au bon droit, à l'honnêté. Donc, effectivement, ce
n'est pas un médecin des âmes. Il pratique une médecine d'Etat. D'état au deux sens du
termes : état de fait et état de droit. Il n'exerce pas une médecine de la recherche, de
l'analyse, de la biologie. Dans le spectacle, il est porteur de cette rectitude, plaçant les
hommes dans un état de réification. C'est-à-dire qu'il les traite indifféremment. Le rôle est