Ivanov - Fi

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Interview
Eric Lacascade
[Ivanov d'Anton
Tchekhov]
moclés_
Eric Lacascade; Tchekhov; Ivanov; Odéon; Borkine
La scène se passe sous un chapiteau,
transformé en restaurant pour le public de la
Cabane de l'Odéon. On y donne en ce moment
Ivanov, mis en scène par Eric Lacascade.
Justement, il doit arriver...
Sera-ce sous la forme du metteur en scène,
du directeur du Théâtre de la Comédie de Caen
ou de Borkine, le personnage cynique qu'il
interprète dans la pièce ?
entretien réalisé par Virginie Lachaise, le 9 juin 1999
L'émotion par le vide
Je commencerai par une remarque anecdotique concernant votre mise en scène. Vous
privilégiez quatre couleurs, le noir, le blanc, le rouge et le gris. Cette utilisation des couleurs
est-elle consciente et symbolique ?
Je n'avais pas en tête de notions symboliques comme le sang, la mort... non. Je voulais juste
des couleurs simples et tranchées et les décliner. Ce sont mes couleurs de prédilection, de
référence. On les retrouve souvent dans mes spectacles. Il n'y a pas de symbole derrière.
Elles s'accordent bien en tout cas avec un décor aiguisé, dépouillé...
Oui, c'est un décor angulaire, avec le minimum de choses pour que l'acteur puisse être
véritablement au centre de la problématique, sans privilégier le détail anecdotique qui
pourrait perturber l'oeil du spectateur, le jeu de l'acteur aussi.
Vous dites que vous favorisez l'acteur. Cela ne va-t-il pas aussi dans le sens d'une mise à
distance d'une lecture réaliste de la pièce ?
Oui, le réalisme m'ennuie. Je l'aime beaucoup au cinéma, sous une certaine forme encore...
quand il est poétisé. Mais au théâtre, cela m'ennuie profondément. Je n'y crois pas. Même si
je comprends ce qui ce passe sur le plateau, cela me paraît trop trafiqué. Donc j'essaie de
trouver une forme poétique, un style qui puisse sublimer la réalité, la dépasser, la rendre
grâcieuse. La rendre plus dangereuse aussi, l'enlever à l'anecdote. C'est la raison pour
laquelle en général je n'aime pas les décors au théâtre. J'aime les espaces vides.
Finalement, cela vous permet de vous dégager aussi d'une lecture satirique de la pièce.
Oui, selon moi, ce n'est pas une satire sociale. C'est une pièce qui raconte des histoires
profondément ancrées dans les acteurs. Ce qui est réel, c'est leur sincérité. C'est ce qui est
dans le coeur, dans le corps, dans l'esprit des acteurs, sans satire. La distance après, vient de
la forme. C'est un travail sur ce que j'appelle la beauté froide.
Justement, vous venez d'employer un mot qui apparemment vous tient à coeur, la
"sincérité". Par ailleurs, vous avez souvent associé "sincérité" et "cruauté"? Ces deux notions
que l'on retrouve incarnées dans les figures d'Ivanov et de Borkine, dans la pièce de
Tchekhov, alimentent-elles votre travail de dramaturge ?
Oui, j'essaie d'être près de la situation la plus juste possible. Et la sincérité pour l'acteur, c'est
son engagement dans un travail. Et puis, il arrive toujours un moment où la sincérité est
cruelle. Cela va pour moi de pair avec un certain théâtre de la violence ou de la radicalité. Ce
n'est pas une sincérité intellectuelle. C'est une sincérité de chair, d'engagement. C'est une
sincérité qui ne joue pas sur le pathos, qui joue sur "l'impulse". C'est la sincérité de l'animal,
en danger, de la lionne qui protège ses petits. Oui, "l'impulse", l'impulsion...
Vous parlez de la sincérité de l'acteur, au moment où il joue. Je pensais plutôt à la sincérité
du personnage.
Oui, bien sûr. C'est la problématique de la pièce, la sincérité. Ivanov est au coeur de ses
paroles. Il est sincère dans ce qu'il dit mais il voit ses actions le contredire. L'homme en
général, arrive à s'accommoder de cette différence, où les actions contredisent la parole et où
les paroles contredisent les actions. C'est la douleur humaine et notre petitesse. Ivanov ne
s'en accommode pas et en explose. D'autre personnages de la pièce s'en accommodent.
Lebedev, Chavelski. L'un par cynisme, l'autre par abandon de soi-même, dégoût de luimême, dégénérescence des sens et du corps. Mais Ivanov, lui, ne s'en accommode pas. Il est
très difficile pour des gens comme lui de vivre dans la société d'aujourd'hui. Car c'est une
société qui s'accommode. Une époque de compromission. Ivanov est un être en résistance :
pas contre la société, contre lui-même et contre le genre humain tel qu'il est devenu. Il
s'interroge lui-même. Il n'accuse pas les structures sociales, ni ceux qui l'entourent. Il se
retourne vers lui. Comment en est-il arrivé là. Quelque chose de brutal, d'incompréhensible
lui est arrivé. Du jour au lendemain, il dit "Je suis vide et je suis nul".
Finalement, vous avez une interprétation très existentialiste d'Ivanov ?
Oui. Oui, oui, je suis un metteur en scène existentiel...
Vous avez dit aussi que Tchekhov était un thérapeute, un médecin. Or, vous avez dirigé
l'acteur qui interprète le rôle du médecin dans cette pièce sur une toute autre voie. Il paraît
concentrer toutes les faiblesses de l'homme : la colère, l'impuissance, l'orgueil, la
frustration...
D'abord, Tchekhov était médecin. Il observe le comportement humain d'une manière
clinique, sans aspérités, presque froide, organique. Il place ses personnages sous stétoscope
médical. Il y a toujours un médecin dans les pièces de Tchekov. Dans Ivanov, il incarne tout
ce qui appartient au code de l'honneur, au bon droit, à l'honnêté. Donc, effectivement, ce
n'est pas un médecin des âmes. Il pratique une médecine d'Etat. D'état au deux sens du
termes : état de fait et état de droit. Il n'exerce pas une médecine de la recherche, de
l'analyse, de la biologie. Dans le spectacle, il est porteur de cette rectitude, plaçant les
hommes dans un état de réification. C'est-à-dire qu'il les traite indifféremment. Le rôle est
écrit comme cela.
Vous exaltez cet aspect du personnage dans votre mise en scène. Il y a le pôle des
personnages qui se situent du côté de la mauvaise foi, du mensonge social, de la mondanité
qui conduit à l'ennui, de l'autre il y a Ivanov qui ne s'en accommode pas, et au centre, ce
personnage relégué, délaissé, la figure de "l'honnête homme", à bannir.
Voilà. C'est la foi laïque si vous voulez, aussi terrible que la foi religieuse, l'exaltation. Chez
Tchekhov, rien ne fait référence à un quelconque dieu rédempteur. Tchekhov montre
l'exaltation laïque de l'homme. Aussi forte que n'importe quelle religion. Le médecin croit, à
la différence des autres qui sont du côté du mensonge, de la facilité. Il possède la croyance.
Les femmes aussi ont un autre type de foi : Sacha et Anna. L'une croit en l'amour, l'autre
peut-être en la mort.
Vous avez parlé de la froideur comme d'une valeur supérieure. Parallèlement vous avez
voulu "décaper" le texte de Tchekhov, le remanier, le retranscrire, l'actualiser et l'inscrire
dans l'actualité. Or, cette froideur rend votre adaptation totalement atemporelle, universelle.
Auriez-vous une idée de la pièce qui relève de la parabole, de la métaphore?
Je n'y ai pas pensé en travaillant. Je cherchais à aller au plus près de la sincérité, raconter
une toute petite histoire... C'est en étant au plus près de nous, qu'une perspective peut
s'ouvrir sur une parabole, une prairie fleurie, sans limites. Tant mieux si le spectateur peut y
lire cela aujourd'hui. Mais ce n'était pas mon but. Je pensai simplement raconter une petite
histoire, simple, avec des mots d'aujourd'hui, parce que je vis aujourd'hui, avec mes mots
parce que je n'en possède pas d'autres. Mais je ne suis ni historien, ni universitaire, ni
archéologue. Je me suis juste servi de la partition proposée par Tchekhov. Je n'ai pas voulu
"faire moderne". Je n'ai pas voulu "actualiser". Je suis dans l'actualité. En tous cas, j'espère
l'être et ne pas vivre dans un cocon en marge, qu'on appellerait le théâtre, à l'écart de toute
porosité avec le social, l'affectif, le politique. Je n'ai pas non plus de compréhension
intellectuelle d'Ivanov. Je suis traversé de ses situations et je demande à mes acteurs d'être
traversés par elles.
Vous associez la froideur à la beauté. Mais cette beauté est très particulière, elle se
rattache selon vous à un formalisme. Par ailleurs, la chorégraphie est très présente
dans votre mise en scène...
Selon moi, la chorégraphie va de soi. Je considère qu'à partir du moment où il y a
plus de deux acteurs sur un plateau, il y a l'émergence d'un choeur. La chorégraphie,
c'est étymologiquement l'écriture du choeur. Donc j'en tiens compte. Mais je n'ai ni
les bases ni les connaissances pour penser être un chorégraphe.
Vous avez quand même pris le parti très original d'insister sur l'aspect visuel de la
pièce. On trouve dans votre mise en scène de grands plans séquences, où rien n'est
dit, qui sont pratiquement des tableaux vivants. C'est ce qui est étonnant lorsqu'on
monte du Tchekhov, une oeuvre extrêmement "écrite"...
Je n'ai absolument pas voulu "monter du Tchekhov". J'ai pensé raconter une histoire.
Rendre des émotions que je traverse, que je vis. Donc, dans la vie, il y a des tas de
moments qui sont des tableaux, des peintures, des tas de moments où ça parle à toute
vitesse et où on comprend rien à ce qui ce passe, mais où on sent les choses, des
moments où les yeux suffisent pour savoir ce qu'il y a dans une tête ou dans un corps.
Il n'y a pas besoin de la parole. On se parle sans se regarder. Parfois on fait semblant
d'écouter et semblant d'entendre. On pense se parler et on ne se parle pas. Il y a des
personnes qui pensent être dans la même histoire d'amour et qui sont dans deux
histoires différentes. Ils ne s'en rendent pas compte. Il y a des gens qui pensent se
quitter, alors qu'ils se sont déjà quittés depuis deux ans. Je veux parler de cela : ces
fractures, ces distances, ces fusions, ces explosions, ces implosions, ces
suspensions...J'emploie volontiers des termes chimiques, technologiques aussi : les
mécanismes brisés, les rouages qui fonctionnent à vide. Ou de trop de mécanicité et
pas assez d'organicité. Selon moi, le texte est le véhicule ces notions. Mon but n'est
pas de monter très très bien Ivanov. La cible de l'acteur est au-delà. Elle veut
atteindre autre chose qui unit le groupe. Je ne veux pas "bien jouer Tchekhov
aujourdhui" et avoir une bonne interprétation de l'acte II...
A ce propos, vous travaillez énormément sur les masses, les déplacements des
comédiens, qui bougent comme des unités, des organismes monocellulaires.
Bien sûr. Regardez un groupe bouger. Voyez les gens dans une manifestation, voyez
les gens qui attendent à un arrêt de bus. Chacun bouge l'un par rapport à l'autre.
Vous avez exprimé le désir d'être filmé par Philippe Garrel. Pourquoi mettre en
rapport votre travail de metteur en scène et le cinéma ?
J'aime beaucoup le cinéma. Et je travaille toujours avec, dans la tête, en arrière-plan,
l'impossibilité de montrer autre chose que ce qui est sur le plateau. Quelque chose
que je pourrais montrer à travers un objectif, si j'avais une caméra. Le troisième et le
quatrième plan, qui ne sont pas présents au théâtre livrent une possibilité d'écriture
cinématographique. J'y pense comme on pense à un voyage ou à une terre inconnue.
Je projette comme ça des images que je n'utilise pas sur un plateau de théâtre. Le
théâtre est tout autre chose. Très très différent du cinéma. Peut-être même opposé
totalement. Donc je ne fais pas du théâtre par manque du cinéma. Mais j'ai, à propos
d'Ivanov des rêves, des rêveries de lieux de maisons, de campagnes, de mers, de
falaises, de grands vents, de grandes pluies, de plans sur des visages, des yeux, qui
m'accompagnent. C'est peut-être pour cela que j'ai cité Garrel, qui m'accompagne
dans mon travail. Garrel qui a beaucoup parlé d'amour, de la passion, a dit que
l'histoire du couple valait tous les
romans policiers : il y a tout dedans.
Comment expliquer qu'une multitude de personnes courtise un cas comme Ivanov,
tente de le faire sortir de son nihilisme, en l'intéressant soit par l'amour, soit par
l'argent, soit par l'amitié ?
Je crois que c'est parce qu'il a été porteur de valeurs dans sa région. Il a été connu,
reconnu, comme un homme politique très important. Il a fait des expériences, monté
des écoles parallèles, créée des secteurs sociaux avec ses ouvriers. Même tombant au
fond d'un trou, il conserve des relations fortes avec son entourage, soit d'amour, soit
de haine. Il catalyse autour de lui des énergies. Il est comme un feu qui brûle. Les
gens viennent remuer les braises, ou les voler, récupérer de la chaleur. On vient se
recueillir auprès de lui, comme auprès d'un sage, bien qu'il n'en soit pas un.
Ne serait-ce pas aussi le fruit de la peur qu'Ivanov suscite autour de lui, en traînant
tout ce vide, ce creux? Comme si les gens voulaient éviter d'être remis en cause par la
présence de ce gouffre qui soudain se présente à eux, comme une forme de
contagion?
Effectivement, comme il y a ce vide et ce creux, chacun, de par sa personnalité, peut y
imprimer ses propres visions.
Pourquoi avoir décidé de remonter Ivanov, huit ans après ?
Par nécessité. Ivanov n'est pas une pièce dont on se sépare facilement. J'avais besoin
de repasser par là. Comme revenir dans une maison qu'on a quitté depuis longtemps,
ou de retrouver quelqu'un qu'on a beaucoup aimé. Qu'est-ce qu'on va se dire ?
Comment va-t-on se parler? Depuis, j'ai décidé de mettre en travail deux ou trois
pièces de Tchekhov, qui seront pour Avignon 2000
Lesquelles ?
J'aimerai travailler encore sur Ivanov, Les trois soeurs et La mouette.
J'ai la sensation que je pourrais monter Tchekhov tout ma vie, tellement c'est riche.
Je n'ai pas envie de me séparer de Tchekhov maintenant. Je me sens en communion
avec cet auteur, avec ce groupe d'acteurs aussi. On est dans un champ d'exploration.
Pour moi, le théâtre c'est vraiment aussi un moyen de pousser la connaissance de
l'homme.
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