Etat de l'enseignement des sciences
L'enseignement des sciences tel qu'il se pratique actuellement ne donne pas les résultats qu'on serait en
droit d'attendre. Les évaluations effectuées depuis plus de vingt ans dénoncent clairement ce fait
(Giordan, 1987). Les connaissances enseignées sont oubliées au bout de... quelques semaines ! On
retrouve à l'université les mêmes difficultés que celles observées à l'école maternelle. A quoi a donc servi
l'école entre temps ?
Cet état de fait n'est pas le plus grave. Il n'est que le symptôme visible d'un malaise plus grand, engendré
par les programmes actuels. En effet, l'enseignement scientifique et technique n'est plus adapté à la
société pour laquelle il est sensé préparer les citoyens. Il encombre l'esprit de détails inutiles, privant les
élèves d'éléments de compréhension importants. Il ne fournit pas de clefs face aux défis de notre époque :
il n'introduit pas aux modes de pensée pour affronter le monde de demain.
Cette inadéquation fait que l'enseignement détourne des sciences la plupart des jeunes. En ne répondant
pas à leurs questions, en traitant les sujets de manière abstraite, il provoque de l'ennui, du désintérêt. La
preuve, le questionnement baisse au cours de la scolarité. Plus grave encore, l'éducation scientifique et
technique contribue grandement à fabriquer de l'exclusion. En effet, à cause du rôle social qu'on lui fait
jouer, de nombreux adolescents et jeunes adultes ne voient en elle qu'un facteur de sélection scolaire par
l'échec.
Comment sortir de cette impasse ? Ce n'est pas seulement en faisant mettre aux enfants "la main à la
pâte" que l'on peut espérer développer une éducation scientifique. L'activité seule de l'élève n'est jamais
suffisante. L'élève ne verra que ce qu'il veut bien voir. Il ne comprendra que ce qu'il peut comprendre.
Les recherches en didactique des sciences qui se développent de manière exponentielle depuis plus de 20
ans fournissent un corpus de données en la matière qui permet d'envisager autrement l'enseignement des
sciences, y compris à l'université. Elles apportent de la matière pour repenser un véritable projet éducatif
pour tous. Utilisons donc à bon escient ce que nous savons aujourd'hui sur l'acte d'apprendre pour tirer
profit de ces expériences du passé.
Un projet éducatif
Ce que nous vivons en cette fin de siècle est une mutation de premier ordre qui implique de repenser non
seulement notre enseignement mais également notre école. Celle-ci se doit d'aller au-delà du traditionnel
"apprendre à lire, à écrire et à compter". Si l'on se penche simplement sur la lecture, nous constatons
d'emblée qu'aux jours d'aujourd'hui, savoir lire le journal ne suffit plus, stade que l'on souhaitait atteindre
au début du siècle. Il devient indispensable d'être capable de rechercher, de coder, de trier et de traiter
des documents et l'information qu'ils véhiculent. De plus, avec l'apparition de l'audiovisuel, la seule
maîtrise de l'écrit est dépassée. Savoir lire des images et des enchaînements d'images est devenu un
passage obligé.
Avec les bases de données et les réseaux électroniques, apprendre à lire c'est aussi savoir décoder un
hypertexte. C'est en particulier s'y repérer, tant les cheminements sont nombreux. C'est s'interroger sur les
sources, la validité des documents ou la pertinence des textes.
En matière de sciences plus précisément, si nous ne voulons pas exclure, les programmes doivent être
conçus autrement. Il est absurde de les rigidifier par le haut, comme c'est le cas actuellement; les
programmes de grandes écoles déterminent les programmes de classes terminales qui déterminent ceux de
Première et ainsi de suite... Pourquoi vouloir "faire" de tous de petits scientifiques ? Seule une dizaine de
milliers d'individus le deviendront, alors que les sciences concernent tout le monde, nous l'avons vu, pour
des raisons diverses.
En allant jusqu'au bout de ce raisonnement, la priorité n'est plus d'enseigner les sciences pour elles-même,
mais au travers des sciences et des techniques d'introduire chez l'apprenant une disponibilité, une
ouverture sur les savoirs, une curiosité d'aller vers ce qui n'est pas évident ou familier. L'attitude de
l'apprenant est plus importante que les connaissances factuelles qu'il pourrait engranger. Celles-ci
deviennent vite obsolètes face à l'évolution permanente de ces domaines. Il importe donc, avant tout, de
former des citoyens aptes à débattre des enjeux sociaux, des esprits ouverts capables de s'interroger sur le
monde ou sur eux-mêmes.
S'approprier des démarches de pensée prend alors une place prépondérante. L'individu doit pouvoir mettre
en oeuvre des recherches documentaires, des marches expérimentales et systémiques ou pratiquer la
modélisation, l'argumentation et la simulation. Le projet n'est plus seulement d'apprendre à résoudre des
problèmes, mais d'abord de savoir clarifier une situation pour parvenir à les poser correctement.
Au travers des connaissances scientifiques et techniques qu'il n'est pas question de laisser purement et
simplement tomber, la priorité n'est plus de remplir l'esprit de détails inutiles. Il faut changer les
mentalités en introduisant de nouveaux paradigmes. Quelques "grands" concepts peuvent servir
d'organisateurs ou de régulateurs de la pensée. Ces "bases" doivent permettre de recouper les multiples
informations de notre temps. Elles doivent également permettre de se repérer et de renouveler notre
imaginaire.
Dans le même temps, un regard critique sur les savoirs que l'on manipule devient également une
nécessité. Une réflexion sur la science, sur les liens entre savoirs scientifiques, culture et société, ou
encore entre savoirs et valeurs est tout aussi importante que les savoirs eux-mêmes. On peut par exemple
s'interroger sur les réponses qu'apportent les techniques et sur leurs limites. Quel est l'apport du téléphone
portable, par exemple ?
En la matière, l'élève doit s'apercevoir qu'il peut y avoir plusieurs solutions et pas seulement une, que
chacune est contextualisée, qu'il peut ne pas y avoir de solution du tout ou que les solutions sont pires que
les problèmes. Le plus important est alors la question plus que la réponse...
Apprendre, processus de transformation
Apprendre n'est jamais le fait d'une simple transmission de savoirs. Certes, cette conception de
l'enseignement peut être très efficace. Cependant les conditions d'emploi sont féroces : le message n'est
entendu que s'il est attendu! Pour être rentable, l'apprenant et l'enseignant doivent se poser le même type
de question, avoir le même cadre de référence (vocabulaire compris) et une façon identique de raisonner.
Encore faut-il qu'ils aient en plus le même projet et qu'ils donnent le même sens aux choses. Quand tous
ces ingrédients sont réunis, un exposé est le meilleur moyen de faire passer le maximum d'informations
dans le minimum de temps. Malheureusement, le décalage entre l'élève et le savoir est le plus souvent
immense. Pire, centré sur un seul savoir de référence, celui de la recherche, l'enseignant finit par fournir
des réponses à des questions que l'élève ne se pose pas.
En fait, nos travaux, connus sous le vocable de modèle allostérique (allosteric learning model), montrent
qu'apprendre est d'abord le résultat d'un processus de transformation de réseaux cognitifs. L'apprenant ne
part jamais de zéro. Sur chaque sujet abordé, il a déjà des idées, des questions, des façons de raisonner.
L'enseignant doit en tenir compte, et ceci d'autant plus que l'élève montre quelques difficultés.
Il ne faut pas perdre de vue que l'individu apprend au travers de ce qu'il est et à partir de ce qu'il connaît
déjà (les conceptions dans le jargon didactique). Les travaux que nous menons montrent qu'il faut même
aller au-delà des modèles "constructivistes" liés à l'apprendre. Car, le plus difficile à obtenir, ce n'est pas
la construction de nouveaux savoirs, mais la déconstruction des idées préalables (en particulier lorsque
l'on travaille avec des élèves en difficulté). Pour toutes sortes de raisons, les conceptions en place se
maintiennent durablement.
Il faudrait donc commencer par "démonter" les façons de penser de l'élève, car il est impossible de les
"détruire" directement. Il en a besoin, il s'y accroche, puisqu'elles sont les seuls outils à sa disposition
pour appréhender son environnement. Une seule stratégie reste possible : faire "avec" elles pour aller à
"l'encontre" de celles-ci, tout en conservant à l'esprit que l'apprenant ne peut construire qu'au travers de ce
qu'il déconstruit. On s'aperçoit alors qu'il s'agit plutôt d'une transformation ; une transformation faite à
partir d'intégration -et non d'assimilation- d'apports externes, interprétés par une structure interne, la
structure de pensée de l'apprenant. Cette dernière au travers de processus d'organisation (réorganisation)
et de régulation progressifs se métamorphose.
Cette intégration de savoirs nouveaux n'est possible que si l'apprenant saisit à tout moment ce qu'il peut
en faire (intentionnalité), et si ces derniers lui apportent un "plus" dont il peut prendre conscience
(métacognition) sur le plan de l'explication, de la prévision ou de l'action. Ce n'est qu'une fois la nouvelle
structure en place testée pour son efficacité que l'élève lâchera sa conception initiale .
Cette élaboration du savoir n'est pas immédiate ; si personne ne peut la faire à la place de l'élève, il ne
peut pas non plus la réaliser tout seul. L'enseignant (ou l'équipe d'enseignants) doit interférer avec lui. Il
doit mettre à la disposition de l'apprenant tout un environnement didactique pour lui permettre d'avancer.
Cet environnement doit comprendre un ensemble de caractéristiques bien précises.
Le modèle allostérique fournit une "check-list" de moments éducatifs à prendre en compte pour donner
envie et faire apprendre les élèves (voir schéma ci-dessous).
Tous ces éléments "facilitateurs" sont autant de facteurs "limitant" l'acte d'apprendre. En effet, s que
l'un d'entre eux vient à manquer, l'élève n'apprend pas, ou l'apprentissage ne se maintient pas
durablement. Si cela peut paraître très contraignant, ce n'est qu'à ce prix que l'enseignant peut faciliter
l'appropriation des savoirs.
L'enseignant, un organisateur des conditions de l'apprendre
A travers les résultats de ces travaux, on peut voir combien le métier d'enseignant devient un métier sinon
impossible, du moins très complexe ! Seul un professionnel possédant des outils et des ressources peut
l'exercer. Mais lui-même doit également transformer ses propres conceptions sur ce que signifie
"enseigner", ainsi que sur la fonction même de l'enseignant.
Tout d'abord, il doit renoncer à trouver une panacée. En matière d'éducation scientifique le vaccin et le
médicament n'existent pas: au mieux, c'est une multithérapie qu'il faut dispenser. L'enseignant doit savoir
mettre en scène un cocktail de paramètres. Ils sont nombreux et doivent pouvoir entrer en interaction. Il
doit aussi savoir les doser de façon à ce qu'ils perturbent sans totalement déstabiliser, et accompagnent
sans tout à fait prendre en charge.
Enfin, il doit également savoir prendre en compte des paradoxes. Par exemple, la manière d'enseigner doit
prendre appui sur l'élève, tout en allant à l'encontre de ce qu'il pense. De même, s'il faut favoriser les
conditions d'une autodidaxie, il faut en même temps permettre à l'apprenant de se confronter aux
situations qui l'interpellent ou sont porteuses de sens pour lui. Savoir jouer sur le plaisir tout en valorisant
l'effort est également un point à ne pas oublier.
Jusqu'à présent, l'enseignant était un simple distributeur du savoir. Il avait fait son "boulot" quand il avait
dit ou montré. Dans cette nouvelle acceptation de la profession, l'enseignant devient l'organisateur des
conditions de l'apprentissage. Ses tâches se situent plutôt en amont. Elles consistent à interpeller l'élève de
manière à ce qu'il se sente concerné et de ce fait qu'il ait envie d'apprendre. Elles sont également
d'encourager à l'effort que nécessite tout apprentissage. Partir de l'apprenant, ce n'est pas y rester.
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