Repenser l'enseignement des sciences dans une optique d'éducation à la citoyenneté
Avant propos
Ce texte est un approfondissement de l'article "Etat de l'enseignement des sciences". Il tente également de
répondre à un certain nombre de questions pratiques qui sont restées en suspens. Je tiens à rappeler que ce
discours se situe au niveau de la recherche, bien que nous travaillions toujours en étroite collaboration
avec des enseignants et que nous nous occupons également de diverses formations continues, allant des
degrés préscolaires à l'enseignement supérieur. Notre position ne reflète donc pas forcément la politique
scolaire suisse, bien que des réformes envisagées actuellement dans des cantons reprennent nos travaux.
Introduction
Si la fin détermine les moyens, il est effectivement primordial de se poser la question de la finalité de
l'enseignement scientifique. Néanmoins, si tout le monde s'accorde pour dire qu'il doit préparer les futurs
citoyens à affronter un monde qui change, qui évolue, qui se transforme, abandonnant dans son sillage les
certitudes et les repères qui ont participé à sa construction, les actions réelles entreprises dans cette
nouvelle direction restent encore trop souvent au niveau du volontarisme et de l'implication individuelle
de certains enseignants motivés. D'où provient une telle inertie? Quelles sont les difficultés majeures
qui empêchent ces "bonnes résolutions" d'être mises sur pied?
Quelques tentatives, telle que l'action "la main à la pâte" en France cherchent à promouvoir des
démarches s'éloignant quelque peu de l'enseignement traditionnel, quoique déjà anciennes (Activités
d'Eveil, INRP, France; Activités néopiagétiennes, Genève; Fondation Nuffield, Grande Bretagne; etc.).
Bien qu'insuffisants du point de vue de la construction réelle des savoirs, ces mouvements ont le grand
mérite de remettre en question l'enseignement tel qu'il se pratique aujourd'hui et de promouvoir des
formes plus actives de l'enseignement des sciences.
Comment pourrait-on envisager une généralisation de ces méthodes de travail? Et de quels paramètres ces
actions devraient-elles tenir compte pour, non seulement permettre un enseignement plus motivant des
sciences, mais également favoriser réellement l'acte d'apprendre?
Que se cache-t-il derrière "apprendre"?
Travaillant depuis plus de 20 ans sur les paramètres qui freinent, bloquent, ou au contraire, favorisent
l'acte d'apprendre, le Laboratoire de Didactique et Epistémologie des Sciences de l'Université de Genève
offre quelques pistes pour répondre à cette question.
Si les divers courants pédagogiques en vigueur aujourd'hui s'accordent pour dire que l'enfant n'arrive pas
à l'école vierge de toute connaissance, qu'il véhicule déjà un vécu, des expériences, des émotions et même
des savoirs factuels appris de manière empirique ou transmis par la famille, les proches ou
l'environnement en général, peu s'intéressent vraiment à prendre en compte ces acquis. Pourtant, ces
manières tout à fait personnelles de donner un sens à la réalité, que nous nommons "conceptions" dans le
jargon didactique, sont la base sur laquelle toute la compréhension des apprentissages proposés à
l'apprenant va se construire. Ne pas en tenir compte, c'est écrire dans le sable par marée basse...
Il faut donc, dans un premier temps, débusquer ces conceptions. Mais les mettre à jour n'est pas suffisant.
Il faut encore en tenir compte en proposant en classe des activités qui permettent leur transformation,
même partielle. Mais pour que cette évolution puisse se faire, l'élève doit en sentir le "besoin". En d'autres
termes, il doit être placé dans des situations qui lui montrent les limites de ses conceptions. Ce n'est que
dans de tels cas qu'il éprouvera la nécessité d'aller plus loin, en abandonnant certaines façons de
raisonner, certaines explications qui, jusque-là lui étaient suffisantes pour appréhender son environnement
et lui donner un sens.
Mais une telle déstabilisation ne se fait pas sans risque. En effet, l'enfant "s'accroche" à ses conceptions,
seuls repères pour comprendre le monde, pour répondre à ses questions. Bousculer ces certitudes, c'est le
mettre en face de l'inconnu que représente le savoir. Un climat de confiance doit donc être établi pour que
l'apprenant accepte de se lancer dans cette aventure que constitue l'acte d'apprendre.
Issus des dernières recherches de notre laboratoire, plusieurs paramètres ont déjà été reconnus comme
facilitant, ou favorisant l'appropriation et la construction des savoirs. Regroupés sous la terminologie de
"modèle allostérique", ces différents paramètres proposent tout un environnement qui dépasse largement
le seul questionnement de l'enseignement proprement dit. Cet "environnement didactique" propose
différentes démarches, basées sur des savoirs transversaux visant à développer un certain nombre
d'attitudes. Nous y reviendrons ultérieurement lorsque nous aborderons les savoirs, les savoir-être et les
savoir-faire, ainsi que le rôle de l'enseignant. Néanmoins, il faut rester conscients que, si ces éléments
sont primordiaux, ils sont également insuffisants: l'édition d'un "livre de recettes pédagogiques" n'est pas
envisageable, car aucune méthode universelle n'existe en matière d'éducation.
Les finalités de l'enseignement... scientifique
Les finalités de l'enseignement scientifique ne peuvent être si catégoriquement séparées des finalités de
l'enseignement en général. En effet, cette approche cartésienne ne correspond plus à la complexité des
défis que nous avons à affronter aujourd'hui déjà. Qu'il s'agisse du chômage, de l'arrivée de technologies
nouvelles, telles que les biotechnologies, des problèmes écologiques dont les causes souvent locales ont
des répercussions mondiales, de la recrudescence d'épidémies anciennes ou de l'apparition de nouvelles
maladies, tous ces défis font appel à plusieurs domaines en interaction que l'on ne peut plus confiner dans
une approche unilatérale.
Le concept de développement durable, qui a pris son essor en 1992 lors de la Conférence des Nations
Unies à Rio est un exemple tout à fait parlant de cette nouvelle gestion de la réalité. Ne plus envisager le
développement de l'un des domaines sans tenir compte des impacts et des répercussions de celui-ci sur les
autres va au-delà de la simple interaction, déjà complexe en elle-même, entre écologie, économie et
social. Cela suppose toute une réflexion éthique, remettant en question nos valeurs et la culture dont elles
sont issues. Si cette dernière repose autant sur des dogmes religieux, que sur l'évolution des sciences et
des techniques, nous ne nous attarderons que sur ces dernières. Que devons-nous tirer de celles-ci? Les
plus récentes découvertes de la physique nous montrent un monde paradoxal, duel, aléatoire, "le
hasard pur règne en maître dans le monde des particules1". Les technologies les plus évoluées, tel que le
téléphone portable, laissent apparaître des pans entiers de connaissances insuffisamment maîtrisées,
puisque leurs concepteurs ne peuvent toujours pas répondre de manière absolue sur certains effets
secondaires, tels que celui des ondes sur le cerveau. L'utilisation abusive des antibiotiques a conduit à des
résistances bactériologiques qui n'avaient pas été prévues au départ. Qui peut répondre de manière
absolue sur les effets des aliments génétiquement modifiés sur l'organisme? etc. Ces quelques exemples
nous montrent combien la "maîtrise" des connaissances reste aléatoire.
Or, le message que véhicule encore l'école d'aujourd'hui ne tient absolument pas compte de cette
philosophie sous-jacente. Elle continue à promouvoir une logique classique, souvent basée sur la relation
simple dune cause à un effet, abordant les sciences dites "dures" comme détentrices de vérités et de
certitudes. La vision binaire cherchant à mettre en exergue le juste du faux, le bien du mal se retrouve
dans toute l'approche cartésienne des diverses disciplines, considérées encore trop souvent comme
indépendantes les unes des autres. Pourtant, l'avenir ne peut se lire qu'a travers le flou, l'incertain et des
approches faisant appel à des notions telles que "le moindre mal", remplaçant le "bien" par un "au mieux"
approximatif.
L'un des messages que doit véhiculer l'école, et plus particulièrement l'enseignement scientifique, est que
les connaissances d'aujourd'hui seront peut-être obsolètes demain et que seul un esprit curieux et attentif à
son environnement au sens large sera à même de suivre l'évolution du monde qui l'entoure. Dans cette
optique, l'école doit promouvoir l'autonomie et l'autodidaxie en rendant les élèves attentifs au fait
qu'apprendre ne s'arrête pas à la fin de la scolarité.
Etre citoyen, c'est être conscient que le monde a besoin de chaque individu. Ceci suppose que ce dernier
garde ce que j'appellerais une "conscience ouverte", c'est-à-dire un perpétuel questionnement venant d'un
état d'esprit curieux et critique face au monde dans lequel il vit et les sciences et les techniques jouent
un rôle toujours plus important. Cet état d'esprit fait partie d'un savoir-être transversal qui doit être à la
base de toute réflexion concernant la finalité de l'enseignement en général et des sciences en particulier.
Privilégier un contenu qui "change le regard"
Le contenu, s'il est primordial en soi, doit être pensé pour devenir le moteur même de projets permettant
aux élèves de donner un sens, d'abord à l'école en tant que lieu de savoir, mais également aux messages
que celle-ci veut transmettre. Car le sens que l'apprenant peut donner à un enseignement est le moteur
principal de la motivation. Et sans motivation, l'appropriation d'un savoir a peu de chance de se faire. Or,
quel intérêt pour les enfants de recevoir des réponses à des questions qu'ils ne se posent pas? Car il faut
bien avouer que les programmes actuels se préoccupent peu de déterminer ce dont l'enfant a besoin pour
affronter son présent et son futur. Encore moins ce qui l'intéresse, ce qui aiguise sa curiosité, ce qui va lui
donner l'envie d'apprendre, de comprendre, de s'approprier le savoir par lui-même.
Ainsi, les contenus doivent tenir compte de l'ambivalence qui règne entre la nécessité de maîtriser certains
concepts de base, nécessaires à la compréhension de notre environnement, et cette ouverture d'esprit qui
doit pousser l'apprenant à remettre sans cesse en question ses acquis. Comme il nous est impossible
d'anticiper sur le futur, il faut que l'école offre aux enfants assez d'outils pour l'affronter.
Si nous nous penchons sur les concepts organisateurs que propose Giordan2 (1998), nous pouvons
constater, d'une part, que tous sont intimement liés, et d'autre part, qu'ils peuvent être abordés par
différentes approches complémentaires les unes aux autres. Ainsi, pour ne rester que dans les domaines
scientifiques dans lesquels j'inclus les mathématiques, on ne peut envisager la structuration de l'espace
sans celle du temps, alors que tous deux sont également étroitement liés à la matière: il n'y a qu'à penser
aux particules élémentaires qui forment l'univers, aux changements d'états, à la décomposition des
matériaux qui, eux-mêmes peuvent devenir énergie, etc. Mais ces notions peuvent être abordées par
d'autres champs disciplinaires qui amènent des compléments tout à fait pertinent et permettent une
approche beaucoup plus systémique de ces concepts. Ainsi, l'histoire, la géographie, mais également les
langues, peuvent s'articuler autour de ces bases, apportant une dimension épistémologique importante
pour favoriser la compréhension de ces phénomènes, non seulement dans le message "scientifique" que
ceux-ci véhiculent, mais également dans l'aspect philosophique qu'ils sous-tendent. En effet: qu'y a-t-il de
plus relatif que le temps? De plus paradoxal que la matière? De plus ambivalent que l'énergie?
Complétés par des notions fortes telles que celles d'identité, de régulation, qui suggère la recherche
d'équilibre, de mémoire, etc., nous pouvons traverser toute l'évolution, qui s'articule autour de la notion
d'organisation, des particules à la société, en passant par l'écosystème, l'individu, le corps, etc.
Enfin, ces concepts peuvent être abordés à tout âge, depuis l'école enfantine (maternelle) jusqu'aux écoles
supérieures. Pour ne prendre que l'exemple de la matière, reconnaître différents matériaux et certaines de
leurs spécificités, par exemple à travers le recyclage et le compostage, est tout à fait envisageable par des
enfants de 4 à 5 ans. Entre ces premières découvertes et les quarks, toute une approche adaptée aux
besoins, aux intérêts et au questionnement des enfants peut être envisagée.
Entre savoirs, savoir-être et savoir-faire
Par ces quelques exemples, nous voyons donc que s'interroger sur les finalités de l'enseignement
scientifique ne suffit pas. Si nous nous sommes penchés plus spécifiquement sur les savoirs, il faut
également penser aux stratégies pédagogiques à mettre en place, afin de gérer les interactions qui existent
non seulement entre les différentes disciplines et les différents domaines, comme nous venons de le voir,
mais également entre les attitudes et les compétences à développer chez l'élève, celles-ci étant faites tant
de savoir-être, de savoir-faire que de savoirs.
Nous voilà en pleine gestion de la complexité. Plutôt que d'envisager cet état de fait comme un frein à
l'enseignement scientifique, pourquoi ne pas l'envisager comme un plus pour l'enseignement en général?
Pourquoi ne pas utiliser ces "ponts" pour enfin, sinon gommer, du moins transcender les disciplines,
décloisonner les horaires et libérer la pensée de l'élève comme celle de l'enseignant de ce carcan cartésien
réducteur?
Cela présuppose de définir les attitudes que l'on souhaite voir se développer chez nos élèves. Sur ce point,
un certain consensus peut être observé. A travers les différents discours que l'on peut entendre sur le sujet,
nous retrouvons quelques grands thèmes tels que l'esprit critique et curieux qui suppose une envie de
savoir, de chercher, de connaître, de s'ouvrir au monde, aux autres, et donc d'entrer dans un processus de
communication. Mais aussi la confiance en soi, qui suggère l'autonomie et la responsabilisation et facilite
l'accès à une imagination créatrice. Mais quelles sont les démarches qui peuvent engendrer de telles
attitudes?
La démarche expérimentale est souvent mise en avant comme la solution aux problèmes que rencontre
l'enseignement des sciences. Or, celle-ci n'est pas nouvelle. Depuis le début du siècle, nombre de
pédagogues ont tenté l'expérience. Qu'il s'agisse de Freinet, de Montessori, de Steiner, et de bien d'autres
encore, tous ont basé leur enseignement sur la manipulation d'objets, l'observation de la nature,
l'expérimentation. Mais aucun n'a prétendu avoir découvert la panacée, pour la simple et bonne raison que
celle-ci n'existe pas. La méthode expérimentale a, certes, de grandes qualités en permettant à l'enfant de
chercher par lui-même des explications à certains phénomènes, d'émettre des hypothèses et de les vérifier,
favorisant ainsi ce qu'Yves Quéré appelle "l'esprit de justesse", de travailler en groupe et d'apprendre à
communiquer, à argumenter, à défendre son opinion en la confrontant à celle des autres, mais elle a aussi
ses défauts. Notamment, elle ne permet souvent qu'une approche décontextualisée d'un phénomène, la
variation contrôlée des paramètres de l'expérience, si elle met en oeuvre un esprit rigoureux et
systématique, enlève une grande partie de la dimension complexe de celui-ci. Enfin, cette approche reste
très attachée au domaine des sciences, ce qui ne favorise ni l'approche systémique interdisciplinaire, ni
l'approche épistémologique. Si nous nous référons aux savoir-être que nous désirons favoriser chez nos
élèves, la méthode expérimentale n'intervient que de manière très modeste dans le développement d'un
esprit critique, ainsi que sur un esprit ouvert à son environnement. Si elle reste un élément fort dans
l'appropriation de savoir-faire et de savoirs, elle doit être envisagée en complément à d'autres marches,
tout aussi partielles, qui ne prennent leur sens véritable que proposées en complément les unes des autres.
Ainsi, il faut envisager la méthode systémique, la plus à même d'approcher la complexité, mais aussi des
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