Page 3 sur 3 - Philippe Caubère Claudine et le théâtre – Pièce -
la galaxie dont Caubère a fixé les étoiles et les planètes. Avec, au
centre de ce cosmos autour duquel tournait la Terre en ce temps-là,
Ariane, la reine mythique, le Soleil…
On a beaucoup glosé sur leur relation, dévoilée par Le Roman d’un
acteur. Derrière la charge souvent vacharde, criante de vérité,
Caubère dévoilait tendresse et admiration pour son Pygmalion.
“ Ariane m’a tout donné, tout appris, insiste-t-il. Avant elle, je
n’étais rien ; avec elle, j’ai connu la gloire. Ce fut une séparation
tragique, douloureuse, mais j’étais obligé de partir. Tout allait
dégénérer… ” “ Philippe était son fils spirituel, témoigne Clémence.
Son départ fut un cauchemar tant il était partagé entre souffrance et
culpabilité. Il est dans ses ruptures comme dans la séduction, peu
accommodant. C’est après qu’il est effaré de ce qu’il a pu faire… ”
Seul, vraiment seul, Philippe Caubère imagine alors faire carrière au
cinéma. Mais en 1979, il accepte la proposition de l’Atelier théâtral
de Louvain-la-Neuve de jouer Lorenzaccio sous la direction du
metteur en scène tchèque Otomar Krejca, spectacle prévu pour
Avignon… Cette fois, Gérard Philipe, à nous deux ! À Louvain,
malgré la présence de Bruno et sa rencontre avec Christine Boisson,
c’est la déprime. Les acteurs logent sur le campus universitaire, au
milieu des champs de betteraves, se traînent entre une pizzeria et un
bar avec flipper. Dans la Cour d’honneur, le public descend des
travées par wagon. Caubère se fait fusiller par la critique. “ Rude
claque ! ”, reconnaît-il. Bruno est rentré à Paris, Christine aussi. (“ Il
ne croit pas à l’amour, dit-elle, comme à regret. C’est un lyrique,
pas un romantique. ”) Il reste encore un peu à Louvain, “ en exil de
lui-même ”, dit Max.
Quand il revient à Paris, plus seul que jamais, malade d’angoisse,
Philippe se met à grossir, dérive rue Saint-Denis, noircit des pages et
des pages sur des carnets où il se libère de ce qui l’oppresse, son
passé, sa folie sexuelle et son rêve inassouvi de théâtre2. Il tente de
renouer avec les Marseillais, commence à écrire un film, erre
pendant plusieurs mois. Mais, sous l’acteur désemparé, perce
l’auteur qui se cherche. La chrysalide tarde à se déchirer. Le papillon
se débat.
Enfin, encouragé par ses amis, soutenu à bout de bras par Clémence
et Jean-Pierre Tailhade, il accouche d’une technique subtile qui
mélange improvisation et écriture. Il voulait se prouver qu’il pouvait
être acteur et connaître le succès? Il réussit même à s’imposer
comme auteur. Alchimie sidérante d’un monde recréé qui passe par
le corps de l’acteur, sa formidable puissance sur scène et sa maestria
d’histrion. “ C’est un artiste, pas un comédien ; un créateur, pas un
interprète ”, résume Véronique Coquet.
“ Son oeuvre? Elle est indiscutable, soutient le cinéaste Bernard
Dartigues, qui a filmé l’intégralité du Roman d’un acteur3. Il n'y a
rien à couper. C’est tiré au cordeau. Avec L’Homme qui danse, je
suis certain qu’il va atteindre à la pureté originelle. ” L’enjeu, cette
fois, est décisif : en finir avec cette histoire et clarifier la figure de
Claudine. “ Face au souvenir de sa mère, il se livre, depuis le début,
à une fuite en avant, juge Jean-Claude Bourbault. Elle a disparu trop
tôt. Il n’a pas eu le temps de lui montrer qu’elle avait eu raison de
l’aimer, ni de lui prouver que son choix était le bon. ”
Son autre mère ne l’aide pas. Ariane qui, après La Danse
du diable, l’avait mis au défi de parler d’elle, s’est dérobée. Elle
n’est jamais venue à ses spectacles. La légende veut qu’elle se soit
glissée, un soir, déguisée, méconnaissable, dans une salle pour le
regarder jouer. Trop beau pour être vrai… Il ne lui pardonne pas,
non plus, son absence pour Aragon, spectacle de transition. Comme
un enfant qui craint d’être pris en faute, Philippe l’avait appelée
avant de tout lâcher sur scène. “ Tu pourrais me faire un procès? ”
Elle l’avait engueulé. “ Comment peux-tu imaginer? ”En dépit du
succès populaire de ses expériences
cinématographiques (La Gloire de mon
père et Le Château de ma mère, d'Yves
Robert), il en est ressorti frustré, plus seul
encore au milieu des autres que livré à
lui-même, “ avec la foule de santons qui
l’accompagnent partout et sortent de sa
tête ” (dixit Max). “ La solitude, il la
cherche et il la craint ”, juge Clémence.
“ Ses paradoxes fortifient sa création,
assure encore Véronique Coquet : il est
indépendant et très dépendant,
insupportable et généreux, obsédé de sexe
et fidèle, parano et attentionné. ” Une
question reste en suspens : pourra-t-il
rejouer avec d’autres ? Son absolutisme
d’ascète, sa redoutable intransigeance (“ Il
fait peur à tout le monde ! ”, témoigne
Bernard Dartigues) sont-ils conciliables
avec l’art du compromis qu’exige le
travail collectif ? Nombreux sont ceux qui
l’attendent avec impatience, les
Marseillais, bien sûr, Christine Boisson,
aussi, émerveillée par “ sa précision
hallucinante sur scène, son agilité
faramineuse à passer d’un personnage à
l’autre. Le voir jouer est toujours une leçon ”. Mais, après vingt ans
d’une discipline d’enfer, sortant de cette expérience de théâtre total
où il aura déployé un jeu d’une richesse fabuleuse, ce marathonien
solitaire peut-il s’accommoder maintenant de partager la lumière ?
Philippe Caubère assure qu’il rêve de retrouver les autres. Doit-on
vraiment le croire ?
“ Il approche du terme de son aventure et ça l’angoisse, estime
Clémence Massart. Après, dit-il parfois, je n’aurai plus qu’à penser
à la mort… ” Il le reconnaît : “ Je ferme le cercle. J’arrive au bout
de ma recherche. Je me sens comme ces navigateurs qui ont peur de
retrouver la vie sur terre parce que je sais que je n’épuiserai jamais
la matière de mon passé. ” Caubère reprend à son compte ce vœu de
Louis-René des Forêts : “ Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se
taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots
desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute puissante
sauvagerie. ” C’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Jean-Claude Raspiengeas
1. Théâtre d'essai d'Aix en Provence.
2. Ses Carnets d’un jeune homme (1976-1981) ont été publiés aux éditions
Denoël.
3. Sortiront cette année en vidéo et en DVD, réalisés par Bernard
Dartigues : Les Marches du palais, Ariane ou l’Âge d’Or, Jours de colère
(Ariane II) et Aragon.
Ci-dessus:
“Le Roman d’un
acteur”.