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La représentation du tirailleur dans les textes coloniaux, de même que sa reprise imagée par
Banania, se fonde sur des jeux de formes et de couleurs :
un grand gaillard au teint d’ébène vêtu d’un uniforme bleu foncé et coiffé d’une chéchia au joyeux ton
rouge vif (Sonolet 1910 : 37).
Les différences physiques : les « visages d’encre », le « teint d’ébène », « leurs bouches aux
lèvres rouges et épaisses, découvrant d’admirables rangées de dents blanches » (Galland
1900), sont les premières marques d’altérité qui désorientent la communauté française :
L’un de ces phénomènes est notre inaptitude à distinguer sur les épaules d’un nègre autre chose qu’une
boule noire agrémentée d’un peu d’émail blanc – les dents, les yeux – destiné, semble-t-il, à suggérer :
par ici, la face ! (Cousturier 1920 : 18).
Cet énoncé met à jour les étapes d’un processus de stéréotypie. Une « inaptitude » de la
communauté culturelle dominante, énonciatrice des discours, à reconnaître : des
« inconnus chez moi
» ; puis le repérage de quelques éléments de différenciation sur lesquels
s’appuie une identification généralisante construisant l’altérité, notamment, les contrastes de
couleurs : noir de la peau, blanc des dents, rouge de la chéchia rouge, bleu de l’uniforme…
La première représentation du tirailleur Banania se veut figurative : elle est moins stylisée que
celles qui lui succèderont. Elle s’appuie sur un interdiscours de textes coloniaux antérieurs à
sa mise en discours publicitaire. Les détails de l’uniforme sont fidèles aux descriptions des
textes : la large culotte blanche, la chéchia « rouge vif » (Sonolet 1911 : 37) et le bleu foncé
de la vareuse (couleur qui est reprise dans le gland de la chéchia), qui répondent à la fois à la
quête d’exotisme (découverte de l’autre) et au renforcement du patriotisme. L’exotisme de
l’accoutrement réside notamment dans l’élément d’altérité que constitue la « chéchia
classique, cette prestigieuse chéchia » (Mangin 1910 : 302), dont « l’écarlate flambante »
(Sonolet 1911 : 38) permet d’identifier les tirailleurs « au fond de la brousse » (Mangin :
ibid.), comme dans la plaine de la Somme. Le « pantalon indigène vaste et flottant » (Sonolet
ibid.), représenté par la publicité, sur sa première affiche, est parfois remplacé sur les photos
et les gravures par une sorte de collant, une culotte « étriquée » qui est perçue comme
« parfois ridicule » (Mangin ibid.). Sont également signes d’altérité et d’exotisme « leurs
chansons bizarres et leurs étranges mélopées » (Galland 1900 : 33).
Dès les premiers visuels, la publicité Banania accorde une place de choix à la bouche
souriante, qui occupe presque la moitié du visage. Ce « rire banania » devient le trait
physionomique principal au fil de la symbolisation graphique. Et c’est contre la stéréotypie
qu’il représente, que se révolte Senghor dans son « Poème liminaire » aux Hosties noires,
adressé à ses « frères noirs » morts pour la France : « vous, tirailleurs sénégalais » ; mais qui,
par ricochet, se veut un pamphlet à l’endroit des élites blanches qui en n’honorant pas les
Africains noirs morts pour la France les méprisent et les déshonorent :
Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
Des inconnus chez moi (1920).