rentrée des textes provisoires pour les pré-

publicité
Dufour, Françoise et Laurent, Bénédicte
CNRS-Montpellier3
« Y’a bon Banania ! » : quand le discours publicitaire
subsume les représentations des sens linguistiques
La figure du « tirailleur sénégalais », dans les textes coloniaux, puis dans la publicité qui le
choisit comme effigie du produit Banania, enfin dans les controverses autour de la rémanence
du caractère raciste d’une mémoire coloniale, constitue un cas d’école pour l’analyse de la
représentation du sens linguistique selon les contextes et les genres discursifs. Il s’agit de
montrer comment les textes construisent le sens de cette représentation emblématique de la
culture coloniale française et comment il se capitalise dans le nom Banania et le slogan « y’a
bon ! », dans lesquels se cristallisent les enjeux socio-historiques véhiculés par une mémoire
interdiscursive.
Le corpus comprend des textes coloniaux fondateurs de la représentation discursive du
tirailleur sénégalais (début du XXe siècle), des gravures et photographies de l’époque, les
différentes recompositions de la publicité Banania et enfin les contre-discours de la période
contemporaine.
1. La petite histoire de Banania dans la grande histoire coloniale française
L’histoire de Banania débute en 1909 avec la découverte par le journaliste P.-F. Lardet, lors
d’un voyage au Nicaragua, d’une boisson héritière du tchocoalt des Mayas et des Aztèques,
un mélange de cacao, de farine de banane, de céréales pilées et de sucre. La poudre
chocolatée instantanée est commercialisée en 1912 sous le nom de Banania et illustrée par
une Antillaise encadrée de régimes de bananes. L’illustration est cohérente avec le nom
descriptif évoquant une des principales propriétés du produit, la banane, qui fait écho aux
colonies, fierté française à l’époque. L’argument publicitaire est alors la « vigueur »,
« l’énergie » et la « force » pour les clientèles cibles que sont les enfants.
Avec la première guerre mondiale et l’appel à la « force noire » d’Afrique pour défendre la
mère-patrie, le tirailleur sénégalais, admiré pour son dévouement patriotique, remplace
l’Antillaise. L’image du tirailleur sur les boîtes de chocolat s’inspire de la masse importante
d’iconographie et de récits coloniaux de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Les textes
brossent le portrait des recrues noires qui participent à la conquête de l’Empire colonial
français et qui, bien que venant de différentes parties de l’Afrique, prennent le nom de
« tirailleurs sénégalais ». Le corps des tirailleurs sénégalais est créé officiellement en 1857
par un décret de Napoléon III. Cette force d’appoint s’étoffe au rythme de l’extension de
l’empire colonial. C’est dans la mission Congo-Nil dite mission Marchand (1896-1899) que
les 150 tirailleurs engagés révèlent leurs qualités militaires et c’est à la tête de ses tirailleurs
que Marchand défilera en héros national à Longchamp le 14 juillet 1899. Ce succès donne à
Charles Mangin l’idée de constituer une réserve coloniale stratégique de 100 000 tirailleurs –
une « force noire » –, qui trouve à se réaliser en 1915 pour pallier la « crise des effectifs »
militaires. La Grande Guerre, puis la seconde guerre mondiale amèneront ainsi la France à
faire appel à des recrues1 de la « plus grande France ».
Plus de 160 000 recrues d’Afrique noire forment l’Armée indigène qui intervient à Verdun et dans la Somme et
qui subira de lourdes pertes (notamment au Chemin des Dames).
1
1
L’anecdote raconte qu’un tirailleur blessé à la guerre, puis employé à l’usine de Courbevoie,
aurait bu un jour du Banania et se serait exclamé, avec un grand sourire, « Y’a bon ! ». En
1915, le tirailleur devient l’emblème de la marque ; coiffé d’une chéchia rouge au pompon
bleu, symbolisant les couleurs du drapeau français, il s’affiche alors au verso des boîtes avec
le slogan sur un fond jaune, couleur de la banane. Comme le souligne Watin-Augouard, le
sourire radieux du tirailleur évoque à l’époque la « fraîcheur de l’enfance, la force de la
guerre et l’exotisme de l’Afrique coloniale ». La poudre Banania est alors envoyée par
wagons entiers aux poilus du front.
En 1925, avec la nouvelle direction de la société, Banania s’adresse aux nouvelles cibles que
sont la famille, les sportifs et les hommes d’affaires. Alors que l’image de l’antillaise disparaît
définitivement en 1935, « l’ami Y’a bon » est redessiné par l’affichiste Sepo et lors de la
seconde guerre mondiale, une nouvelle formule de la boisson et un nouveau slogan (« D. C.
A. : Défense Contre l’Anémie ») sont proposés. Puis, en 1957, « le tirailleur devient l’ami au
sourire poupin » (Watin-Augouard 2002) et toutes les dizaines d’années, les traits du visage
s’atténuent pour en 1977 un visage en forme d’écusson. Les couleurs restent inchangées.
En 1980, le visage du tirailleur est remplacé par différents visuels (image d’enfant etc. ) puis
revient sous les traits atténués d’un enfant noir.
Le slogan « Y’a bon Banania » est abandonné en 1977, bien que renouvelé auprès de l’INPI
(Institut National en Propriété Industrielle) en 1996 et 2004, puis radié en 2005 suite à une
assignation en justice, pour message raciste, de la société Nutrimaine, nouvelle propriétaire de
la marque depuis 2003, par le collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais :
La Société NUTRIMAINE, propriétaire de la marque « BANANIA », continue d’utiliser des clichés
insultants pour les personnes de couleur noire, en exploitant l’image du tirailleur sénégalais et son fameux
slogan « Banania Y’a bon » créés au début du siècle dernier, pour illustrer ses campagnes publicitaires de
Boissons chocolatées (Collectif DOM 2005).
En revanche, la marque Yabon, on ne peut plus évocatrice du slogan historique, existe
toujours…
2. Un stéréotype colonial qui traverse les genres
La figure du tirailleur est construite dans les textes coloniaux par la récurrence de traits
identificatoires qui sont reversés dans le matériau linguistique et sémiotique du discours
publicitaire :
- les particularismes physiques et l’uniforme coloré du tirailleur ;
- la bravoure, le dévouement au drapeau français ; le caractère discipliné et soumis à la
hiérarchie militaire ;
- la gaîté, l’insouciance ; les comportements enfantins voire primitifs, auxquels est relié le
langage tirailleur, autrement dit le « petit nègre ».
2.1. Le « rire banania » ou la culture de la différence
2
La représentation du tirailleur dans les textes coloniaux, de même que sa reprise imagée par
Banania, se fonde sur des jeux de formes et de couleurs :
un grand gaillard au teint d’ébène vêtu d’un uniforme bleu foncé et coiffé d’une chéchia au joyeux ton
rouge vif (Sonolet 1910 : 37).
Les différences physiques : les « visages d’encre », le « teint d’ébène », « leurs bouches aux
lèvres rouges et épaisses, découvrant d’admirables rangées de dents blanches » (Galland
1900), sont les premières marques d’altérité qui désorientent la communauté française :
L’un de ces phénomènes est notre inaptitude à distinguer sur les épaules d’un nègre autre chose qu’une
boule noire agrémentée d’un peu d’émail blanc – les dents, les yeux – destiné, semble-t-il, à suggérer :
par ici, la face ! (Cousturier 1920 : 18).
Cet énoncé met à jour les étapes d’un processus de stéréotypie. Une « inaptitude » de la
communauté culturelle dominante, énonciatrice des discours, à reconnaître : des
« inconnus chez moi2 » ; puis le repérage de quelques éléments de différenciation sur lesquels
s’appuie une identification généralisante construisant l’altérité, notamment, les contrastes de
couleurs : noir de la peau, blanc des dents, rouge de la chéchia rouge, bleu de l’uniforme…
La première représentation du tirailleur Banania se veut figurative : elle est moins stylisée que
celles qui lui succèderont. Elle s’appuie sur un interdiscours de textes coloniaux antérieurs à
sa mise en discours publicitaire. Les détails de l’uniforme sont fidèles aux descriptions des
textes : la large culotte blanche, la chéchia « rouge vif » (Sonolet 1911 : 37) et le bleu foncé
de la vareuse (couleur qui est reprise dans le gland de la chéchia), qui répondent à la fois à la
quête d’exotisme (découverte de l’autre) et au renforcement du patriotisme. L’exotisme de
l’accoutrement réside notamment dans l’élément d’altérité que constitue la « chéchia
classique, cette prestigieuse chéchia » (Mangin 1910 : 302), dont « l’écarlate flambante »
(Sonolet 1911 : 38) permet d’identifier les tirailleurs « au fond de la brousse » (Mangin :
ibid.), comme dans la plaine de la Somme. Le « pantalon indigène vaste et flottant » (Sonolet
ibid.), représenté par la publicité, sur sa première affiche, est parfois remplacé sur les photos
et les gravures par une sorte de collant, une culotte « étriquée » qui est perçue comme
« parfois ridicule » (Mangin ibid.). Sont également signes d’altérité et d’exotisme « leurs
chansons bizarres et leurs étranges mélopées » (Galland 1900 : 33).
Dès les premiers visuels, la publicité Banania accorde une place de choix à la bouche
souriante, qui occupe presque la moitié du visage. Ce « rire banania » devient le trait
physionomique principal au fil de la symbolisation graphique. Et c’est contre la stéréotypie
qu’il représente, que se révolte Senghor dans son « Poème liminaire » aux Hosties noires,
adressé à ses « frères noirs » morts pour la France : « vous, tirailleurs sénégalais » ; mais qui,
par ricochet, se veut un pamphlet à l’endroit des élites blanches qui en n’honorant pas les
Africains noirs morts pour la France les méprisent et les déshonorent :
Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’armes, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas – non ! – les louanges de mépris vous enterrer furtivement.
2
Des inconnus chez moi (1920).
3
Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France […]
car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique
(Senghor 1940 : 55).
La formulation « rire banania » témoigne de la capitalisation des représentations dans le nom
de produit – Banania –, dont Senghor relève l’interaction avec l’image quand il associe le
nom avec le « rire ». La réduction péjorante opérée par le « rire banania sur tous les murs de
France » constitue, pour l’écrivain sénégalais, un affichage public du mépris à l’égard des
tirailleurs noirs. Les structures phrastiques négatives du poème sont traversées
d’interdiscursivité. Les premières négations de constituant ont une valeur de « frontière »
(Culioli 1986 : 88) qui détermine un extérieur, une figure d’altérité, par inversion des
caractéristiques du type blanc : « pas sérieux », « pas classique », « sans honneur ». L’identité
culturelle du noir est construite à rebours dans un processus de dialectique du même et de
l’autre, par négation des traits typiques du blanc (Dufour à paraître). Ce caractère rieur,
interprétable comme de l’insouciance, du manque de sérieux, est donné comme constitutif de
la figure du tirailleur dans les textes de la configuration discursive sur les tirailleurs
sénégalais :
[…] insouciants et gais sous l’écarlate flambante de la chéchia (Sonolet 1911 : 38) ;
[…] à propos de tout, et surtout à propos de rien, des fusées d’éclats de rire […] » (Galland 1900 : 32),
Ces traits d’éternelle gaîté et d’insouciance, qui constitue le stéréotype du tirailleur Banania,
est un topos de la formation discursive coloniale, participant de la métaphore de l’enfance
(voir infra 2.3.), comme en témoigne le discours ci-dessous :
Les Noirs du Soudan sont de véritables grands enfants. Comme eux, ils sont naïfs, insouciants, menteurs,
ingrats ou reconnaissants, dominés par les appétits matériels. [...] D'une nature très gaie, ils rient à tout
propos (Humbert 1891).
Ce trait n’est pas systématiquement repris dans les gravures et il apparaît encore moins dans
les photographies, qui affichent la gravité des soldats face à la bataille et à la mort. Aux
« louanges de mépris » que représente ce « rire banania », répondent des négations de
proposition à valeur dialogique : « je ne laisserai pas – non ! », « vous n’êtes pas des pauvres
vides sans honneur ».
Cette mise en mots du stéréotype par le nom de produit Banania pointe le dialogisme de la
nomination du nom propre et la capacité de « condensation des voix, des représentations »
(Laurent 2006 : 44) propre au nom publicitaire. Le nom interagit avec son contexte sémiolinguistique (les couleurs, les formes représentées, le slogan) ainsi qu’avec le contexte de
l’idéologie coloniale qu’il contribue à mettre en saillance. Les enjeux socio-historiques qui se
cristallisent en lui sont constitutifs de la formation discursive coloniale, comme « espace de
dissensions » (Foucault 1969 : 203).
Si le stéréotype peut être décrit comme des « images dans notre tête3 » (Lippmann 1922), une
gestalt (une forme globale signifiante), cette « représentation sociale, [ce] schème collectif
figé […] correspond à un modèle culturel daté (Amossy 1997 : 64), qui se capitalise dans le
3
« pictures in our heads
», Public opinion.
4
nom lui-même. La formulation « rire banania » donne au nom de produit graphié sans
majuscule une fonction d’antonomase. L’unité lexicale banania devient une caractérisation de
rire qui produit une catégorisation au sein des différents types de rires. L’antonomase du nom
de produit réalise ce que Laurent nomme une « “ellipse praxique” au sens où l’on nomme un
résultat par son origine » (2006 : 201).
2.2. Le dévouement à la patrie : l’ambivalence de l’argument
La publicité reprend les symboles du patriotisme que sont les couleurs du drapeau au service
duquel sert le tirailleur représenté en uniforme coloré. Ces valeurs de bravoure, de courage, de
dévouement des tirailleurs à la cause patriotique et à leurs chefs sont abondamment
développées dans les textes :
[…] l’audace et la bravoure des soldats indigènes recrutés dans nos colonies, […] leur dévouement à la
France (an. 1899) ;
On ne se doute pas, en France, de la fidélité que témoignent, à l’égard de notre drapeau, ces humbles mais
braves soldats nègres : ils l’aiment d’un amour qui pourrait faire rougir l’indifférence de plus d’un
Français au patriotisme trop tiède. Mourir pour le drapeau leur semble, à ces Français d’outre-mer, la
chose la plus simple du monde (Galland 1900 : 32) ;
[…] véritables soldats de conquête, aptes aux coups de main téméraires, durs à la fatigue et à la
souffrance, ils sont susceptibles aussi de l’héroïsme le plus sublime et des plus sublimes dévouements
(Pont-Pinet 1904 : 218) ;
[…] portant leur orgueil de soldats français avec la même crânerie que leur chéchia écarlate […] toujours
prêts à aller combattre pour nous (Sonolet 1911 : ) ;
[…] leur courage intrépide et leur attachement profond à la France (Fily 1950).
L’explication du dévouement des « serviteurs coloniaux de l’Empire » (Jauffret 1994 : 159)
est trouvée dans le caractère naturellement et culturellement soumis du noir :
sa mentalité passive, docile, qui le soumet d’instinct aux volontés du maître (Sonolet 1911 : 39).
La mise en discours de ces traits – qui le rendent sympathique aux yeux de la population
française – produit un double effet. D’une part, elle exacerbe les valeurs patriotiques des
récepteurs et poursuit par conséquent une stratégie performative de type politique auprès de
l’opinion publique. D’autre part, la posture de soumis permet de donner justice à la
distribution
coloniale
des
termes
de
la
relation
de
dominance :
des
dominés/colonisés/noirs « soumis à une nation bienveillante » (Fily 1950), qui recueille les
bienfaits de sa « mission civilisatrice ».
La mise au pinacle de ces valeurs sert la communauté énonciatrice elle-même. Elle est
supposée aiguillonner le « patriotisme trop tiède » des Français. Elle argumente également en
faveur de la politique coloniale française et en particulier de la présence d’Africains noirs sur
le territoire français. Autant de faits qui ne sont pas nécessairement bien compris dans
l’hexagone, en particulier lorsque la patrie en danger sur ces propres terres requiert un
recentrage sur la défense intérieure :
5
La conquête de l’Afrique occidentale a coûté à la France bien des efforts et bien du sang. Mais voilà déjà
que l’immense empire paie sa dette en offrant à la mère patrie d’inépuisables légions (Sonolet 1911 : 48).
La publicité s’emploie à vulgariser le message patriotique en le diffusant à une large échelle
« sur tous les murs de Paris » (Senghor 1940). Bien que ce ne soit pas son objectif premier,
elle s’institue ainsi en relais de la propagande coloniale auprès du plus grand nombre. Lorsque
la mémoire de cette figure emblématique de la colonisation s’éloigne, la marque continue à
afficher le symbole en le stylisant en visage noir souriant avec la chéchia. La représentation,
qui n’est plus évocatrice pour les jeunes générations, joue sur l’exotisme du personnage resté
familier du petit-déjeuner des familles françaises. Elle reste ancrée dans une stéréotypie
infériorisante et racialisante, contre laquelle le collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais
se mobilise, en précisant que :
son intention n’est pas de nuire aux activités de l’entreprise de Nutrimaine et ne demande pas l’annulation
de la dénomination Banania mais bien des marques et représentations qui associent le terme Banania avec
le dessin du tirailleur et/ou l’expression Y’a bon (Collectif DOM).
2.3. « Y’a bon Banania ! » : de la représentation animalière au stéréotype infantilisant
Le caractère dominé du tirailleur est clairement affiché dans la représentation infantilisante
inscrite dans les textes et repris dans la publicité.
Dans les textes, les comportements culturels des tirailleurs – gaîté, chants, danses – sont
interprétés comme des signes de primitivité. La rencontre avec ces « inconnus », comme en
témoigne Lucie Cousturier4, constitue, en premier instance, un véritable choc pour la
population française qui a priori leur fait « un large crédit d’horreur » (p.8) : la méfiance,
l’ignorance, la peur génèrent « contre ces envahisseurs du Sud, nos défenseurs improvisés,
une colère peu patriotique » (p.7).
Le stéréotype animalier se construit à partir d’un cliché antérieur à l’expérience pratique des
premiers contacts entre les tirailleurs et la communauté française :
– Qu’allons-nous devenir ? gémissaient les fermières ; nous ne pouvons plus laisser la volaille près de ces
chapardeurs, ni faire sécher notre linge sur les haies, ni laisser mûrir les fruits sur nos arbres. Nous ne
pourrons plus laisser nos petites filles aller sur les chemins, parmi ces sauvages. Nous n’oserons plus
sortir seules, nous-mêmes, pour faire de l’herbe ou du bois. Pensez ! si l’on était prises par ces gorilles !
(Cousturier 1920 : 8-9).
Cette assimilation des recrues noires à des « singes » est alimentée par les discours des
gradés :
– Que voulez-vous ? ce n’est pas la peine de s’en faire et de s’abrutir à expliquer les choses. Ils ne
peuvent pas comprendre, ce sont des singes ! (ibid. : 11).
La circulation des discours vantant les qualités militaires du tirailleur, ainsi que les contacts
sociaux avec ces nouvelles populations ont transformé les craintes et les a priori négatifs à
l’égard des inconnus en bon accueil de « l’ami y’a bon », serviable et dévoué. Le stéréotype
animalier s’est alors déplacé vers celui de l’enfant :
4
L’auteure a enseigné le français aux tirailleurs sénégalais.
6
[…] elle renoncèrent, dès le premier bonjour échangé avec les étrangers, à dire « ce sont des singes » pour
affirmer « ce sont des enfants » (ibid.).
Ces différents stéréotypes qui réfèrent à des stades d’évolution de l’animal au primitif, puis au
premier stade de développement humain sont constitutifs de la formation discursive coloniale
(Dufour 2007 : 481-487) :
Nos braves Soudanais égayaient, par leurs enfantillages – les nègres sont de grands enfants – les plus
mélancoliques des passagers (Galland 1900 : 32) ;
[…] ces humbles soldats de couleur aux âmes enfantines, à ces primitifs jusque-là voués à la misère et à
l’esclavage (Sonolet 1911 : 40).
En publicité, la cooccurrence de la banane, du tirailleur et du produit Banania convoque
différents interdiscours en faveur de la représentation du noir initialement « sauvage », peu
évolué ou au mieux enfantin se nourrissant de bananes, et civilisé par la colonisation
française. Le produit chocolaté issu d’une élaboration industrielle et le personnage noir en
bonne voie d’assimilation représentent les succès de « la civilisation » (française). La
publicité véhicule également en retour la promesse faite aux enfants des citoyens blancs d’une
acquisition de la force et de la vigueur noire supposées trouver leur origine dans la nourriture
bananière. Les consommateurs peuvent lire dans cette image de l’autre le miroir inversé de
leur propre image de sujet d’une nation civilisée et civilisatrice…, la flatterie de l’ego étant
potentiellement un déclencheur d’acte d’achat.
C’est surtout dans la représentation du langage tirailleur que les textes, comme le discours
publicitaire, font état du caractère peu évolué du soldat noir. Dans tous les tours de parole, le
tirailleur s’exprime dans ce « langage naïf, mais sincère » (Galland 1900 : 32) qui a été
qualifié de « langage tirailleur » ou « petit nègre » :
« Nous, Français aussi… nous, peau noire, mais avoir, comme blancs, sang rouge… nous, savoir verser
sang pour drapeau français… » (Galland : ibid.).
[…] voici que l’un d’eux s’illumine d’un bon sourire, en même temps qu’une voix au timbre enfantin
nous dit : « Bonjour, moussié ».
Nous reconnaissons un ancien boy, transformé par sa tenue militaire, son attitude raidie et les habitudes
de sa nouvelle profession.
« Comment, Moussa, c’est toi ! Content faire tirailleur ? – Oui, moussié, moi y a bien content » (Sonolet
1911 : 38).
Son langage nous confirme cette observation, déjà faite, que les tirailleurs disent : y a bon, pour dire :
j’aime ; y a content, y a moyen, pour dire : je veux, je peux (Cousturier 1920 : 18).
Ce langage est immortalisé dans l’énoncé « y’a bon Banania ! », slogan de la marque avant
son abandon en 1977, puis radié de l’INPI sous la pression des collectifs d’Africains et
d’Antillais.
L. Cousturier donne deux sources à ce jargon militaire « que l’on a appelé le “petit nègre” » :
[…] celle, d’abord, des recrues bambaras qui ont indiqué, par leurs balbutiements en présence de notre
langue, leurs préférences de formes et de mots ; deuxièmement, celle des instructeurs blancs, qui ont
adopté l’espéranto militaire (Cousturier 1920 : 82).
7
Ce que ne dément pas Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, manuel qui
indique aux gradés les règles du « langage tirailleur » :
Leur connaissance [des règles fixes de ce langage] facilitera la tâche des nombreux gradés européens
versés dans les troupes noires, leur permettra de se faire comprendre en peu de temps de leurs hommes,
de donner à leurs théories une forme intelligible pour tous et d’intensifier ainsi la marche de l’instruction
(1916 : 5).
L. Cousturier soutient que les formes de ce langage ont été intentionnellement stabilisées par
ces mêmes gradés, qui ne prévoyaient la pratique du Français par les tirailleurs que pour des
besoins militaires :
Leurs instructeurs ont su généraliser un espéranto, ou « petit nègre », propre à la fabrication et à la
livraison de soldats par les plus brèves voies possibles. À cela se bornait leur rôle ; ils n’arrivaient point à
prévoir que ces soldats voulussent parler le français en France (1920 : 82).
Ce qui semble confirmer l’énoncé suivant du manuel :
Mais ce qui importe avant tout c’est de fixer le moule dans lequel il faudra couler la phrase française pour
la rendre intelligible à nos tirailleurs connaissant quelques mots de notre langue (1916 : 6).
Le langage tirailleur est construit à partir de phrases simples composées de mots et
d’expressions faciles à prononcer et à comprendre :
Donner toujours à la phrase française la forme simple qu’à la phrase dans tous les dialectes primitifs de
notre Afrique Occidentale (p. 5).
Les constructions syntaxiques se réduisent aux structures : sujet, verbe, attribut ou
complément et s’articulent à partir du prédicat verbal : y a. Pas d’article, de genre, d’adjectif
épithète, de démonstratif, de conjugaison, d’inversion ; pas de synonymes, ni de polysémie.
Exemples donnés dans le manuel (p. 14) :
Le tirailleur malade est arrivé : Tirailleur y en a maladie y a venir
Ces dix tirailleurs sont bons : ça tirailleurs dix y a bon
Ils sont mauvais : ça y en a là y a pas bon.
Ce type de structure langagière peut être assimilé à une forme de protolangage, construit à
partir d’une combinaison de symboles suivant un ordre donné (Jackendoff 2002 in Davidson
2005), une « sorte d’iconicité du sens » (Armstrong et al. 1995 in ibid.). L’écart entre la
représentation de type prédiscursif au niveau 1, c’est-à-dire le schéma prédicatif de type
notionnel et la formulation linguistique au niveau 2 de représentation (Culioli 1987/1990 : 22)
est ainsi réduit au minimum. L’expression linguistique suit au plus près l’acte pratique qu’elle
désigne :
Faire toujours l’acte que l’on indique ; user d’une mimique aussi expressive que possible ; le geste doit
toujours accompagner la parole (1916 : 33).
Ces principes et règles s’illustrent dans la représentation publicitaire qui associe le slogan
« y’a bon Banania ! » au tirailleur en train de boire un bol de chocolat. C’est précisément cette
association que les collectifs d’opposition ont voulu effacer :
8
Le visuel actuel, un jeune Africain qui représente le petit-fils du tirailleur, ne pose pas de problème en luimême. C'est son association avec le slogan qui aurait été perçue comme dévalorisante.» (Président de
Nutrimaine cité par Guenneugues 2006).
Le maintien du nom Banania associé à l’effigie noire, qui est en revanche mieux toléré, est
argumenté par les propriétaires de la marque comme une forme d’héritage que la société
française métissée doit au tirailleur :
Dans un premier temps, nous avons donc redonné de la force au packaging en réinterprétant le
personnage qui pourrait être le petit-fils du tirailleur sénégalais. Il symbolise le métissage et la nouvelle
image de la France (Romet citée par Mazzoli).
Le réinvestissement de cet héritage culturel colonial dans la permanence du nom et du
symbole graphique témoigne de la cristallisation des enjeux historiques, puis sociaux, qui
construisent une culture postcoloniale admise et reconnue par la société française.
En conclusion :
La valorisation de la figure du tirailleur est un discours argumentatif qui vise à aiguillonner le
patriotisme français en plein cœur de la Grande Guerre et à justifier le projet colonial auprès
de l’opinion publique française.
Le discours publicitaire, par la conjugaison des traits sémiologiques et linguistiques, s’appuie
sur le développement d’une culture de la différence répondant à une quête d’exotisme. Le
stéréotype Banania, qui amuse les enfants, autant qu’il flatte, chez leurs parents, les valeurs de
l’identité française, instrumentalise les effets positifs de la mission civilisatrice au service
d’une propagande commerciale.
Le nom Banania, ancré dans la formation discursive coloniale, constitue une forme de
discours transverse qui condense les représentations et les voix des différentes couches
discursives. Alors que la représentation du tirailleur appartient au passé, le dialogisme de la
nomination à l’œuvre dans le nom Banania maintient le lien avec une mémoire interdiscursive
coloniale. Cette mémoire, objet de polémiques, se reconstruit par le biais de la représentation
publicitaire comme scène d’expression. Les débats auxquels la publicité donne lieu la
constitue également comme tribune de discussion. Le sens produit et rejoué par cette figure
emblématique de la colonisation française au fil de ses recompositions et de ses contestations
participe de la construction d’une culture postcoloniale.
Bibliographie
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Bancel N., Blanchard P. et Chatelier A., Images et colonies : iconographie et propagande
coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962, Paris, BDIC
Blanchard P. et Chatelier A. (éds.), 1993, Images et colonies , Paris, Syros/Achac
Culioli A., 1990, Pour une linguistique de l'énonciation, Gap, Ophrys
Davidson I., 2005, « Beyond mysticism ? », Review of Jackendoff R. (2002), Foundations of
Language. Brain, Meaning, Grammar, Evolution, Linguistics and the Uman Sciences,
Equinoxe Publishing, 337-345
9
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discursive d’une dominance, thèse sous la direction de P. Siblot, Université Paul-valéry
Montpellier III, avril
Dufour F., à paraître, « Négation, processus d’inversion et construction de l’altérité », Actes
du colloque La négation en discours, Universités de Kairouan et Sousse (Tunisie), 3-4-5 avril
2008
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