http://www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific UNE IDENTITÉ COMPLEXE À FACETTES MULTIPLES ? LES ACTEURS CORÉENS DANS LES ANNÉES 1930, À TRAVERS LES FIGURES DE SIN EUN-BONG REFLÉTÉES DANS LA PRESSE ÉCRITE A COMPLEX IDENTITY WITH MULTIPLE FEATURES – KOREAN ACTORS IN THE 1930S, THROUGH THEIR VOICES CHA Yejin EHESS Thématique D : Créations artistiques et imaginaires Theme D: Artistic and Imaginary Creations Atelier D 02 : Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Workshop D 02: New Researches about the History of Representations in Eastern-Asia during the Early Twentieth Century 4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique 4th Congress of the Asia & Pacific Network 14-16 sept. 2011, Paris, France École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes © 2011 – CHA Yejin Protection des documents / Document use rights Les utilisateurs du site http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). 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Any opinions expressed are those of the authors and do.not involve the responsibility of the Congress' Organization Committee. Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite CHA Yejin EHESS Introduction A partir de la fin des années 1920, les journaux coréens manifestent de plus en plus d'intérêt pour les acteurs/actrices-vedettes, qui jouent non seulement sur scène mais aussi devant la caméra, et parfois devant le micro pour des enregistrements dramatiques en disque. En effet, le théâtre de style occidental ainsi que le cinéma – introduits en Corée au tournant du 20e siècle et pratiqués par les Coréens dès les années 1910 – y posent leurs premières pierres durant les années 20-30, dans le développement de la culture populaire et sous l'occupation coloniale japonaise (1910-1945). Par ailleurs, si les journaux quotidiens commencent en premier à fournir un champ où l'on parle d'acteurs/actrices (notamment dans la rubrique culture), ce sont les magazines de type généraliste proliférant dans les années 1930 qui les invitent à s'exprimer par leurs propres voix sous diverses formes d'écrits ou d'entretiens. De la sorte, les acteurs/actrices coréens se voient octroyer, pour la première fois dans leur existence, la possibilité de participer à la production médiatique de leurs figures, à la représentation d'eux-mêmes. Alors, de quelle manière la presse taille et présente les données relatives aux acteurs/actrices ? Et quels sont les aspects de leur vie que ces derniers euxmêmes cherchent à souligner ou à dissimuler ? Afin de vous présenter dans le cadre de cette communication mes réflexions visant à répondre à ces questions, j'ai choisi quelques fragments de la presse concernant une actrice : Sin Eun-bong (신은봉/申銀鳳, 1910-?). Née en 1910, elle commence à jouer sur scène à Séoul à l'âge de dix-sept ans, juste après avoir fait ses études au Lycée de Jeunes Filles de Pyongyang. Jouant des premiers rôles dans des troupes populaires telles que « Chosŏn Yŏngûksa (조선연극사/朝鮮演劇舍 – Maison du Théâtre de Corée) » ou « Yŏngûk Sijang (연극시장/演劇市塲 – Marché du Théâtre) », elle était considérée comme l'une des vedettes du théâtre au début des années trentei. D'abord, je vais essayer de saisir les axes de représentation du média en examinant deux articles sur elle écrits par des journalistes ainsi que la transcription d'une table-ronde à laquelle elle est invitée ; ensuite, je tenterai de discerner la façon dont elle utilise les pages mises à sa disposition, à travers deux billets rédigés par elle-même ; tous publiés dans des magazines coréens entre 1931 et 1936. Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 2 1. Figures d'une actrice représentée par la presse 1.1. Le corps de l'actrice sous un regard désireux En septembre 1931, le magazine Hyesŏng (혜성/彗星 - La Comète) publie une édition spéciale intitulée « Commentaires sur les personnalités de différents milieux en Corée ». Pour le domaine théâtral, trois actrices-vedettes sont présentées sous le titre « Trois étoiles radieuses du théâtre »ii. Le journaliste anonyme souligne d'emblée le fait qu'elles sont incontestablement adorées par le public et qu'elles ont des styles de jeu complétement dissemblables qu'il résume comme suit : « La reine des larmes Lee Kyŏng-sŏl », « La grandeur de la Femme Fatale Sin Eun-bong », « La princesse touchante Lee Aerisu »iii. Concernant Sin Eun-bong, le journaliste n'hésite pas à décrire son corps avec des mots plus ou moins crus : « Admirons tout d'abord sa corpulence imposante : sa grande taille, sa silhouette équilibrée, et surtout sa beauté érotique exhalée de sa poitrine opulente qui nous ensorcèle encore plus sous un costume occidental. [...] Quand elle se rapproche le visage implorant, ses yeux et sa bouche dégagent un charme sensuel. Ah! Que c'est irrésistible! »iv Après avoir exprimé sa propre fascination d'homme envers un corps féminin, il qualifie cette attirance comme l'essentiel de la popularité de l'actrice. Il faut néanmoins rappeler que, si la presse s'attache dans la plupart des cas à évoquer l'aspect physique des actrices, ce genre de regard ne se dévoile pas toujours aussi ostensiblement, ni vis-à-vis de toutes les actrices. A propos des deux autres, en effet, le journaliste écrit : « l'héroïne consciente de sa responsabilité [envers la troupe et le public] » pour l'une, et « la demoiselle timide ; aimable ; mignonne » pour l'autre. Donc, le fait que la dimension sexuelle émanant des personnages interprétés par Sin Eun-bong est généralement reproduite et répandue par le média, semble permettre ici au journaliste de dépeindre librement son corps en détailv. 1.2. La vie privée de l'actrice sur les lèvres des curieux Le journaliste et auteur dramatique Yi Sŏku (이서구/李瑞求, 1899-1981) qui écrivait régulièrement sur le milieu culturel, publie en novembre 1931 un article intitulé « Une ballade de poussières au théâtre : les actrices, d'une apparence à une autre » dans le magazine Byŏlkŏnkon (별건곤/別乾坤 - Drôle de Monde)vi. Ayant facilement accès aux coulisses, il en profitait parfois pour remplir ses pages. Ici, il relate des conversations privées qu'il a eues respectivement avec six actrices populaires, dans une forme d'écriture quelque peu romancée, en rapportant des paroles au style direct. Son intérêt principal réside en leur vie sentimentale. A propos de Sin Eun-bong, il évoque d'abord une rumeur selon laquelle l'actrice aurait rompu avec son mari Yi Kyŏng-hwan (이경환/李敬煥, acteur), pour la nier ensuite : « Mais elle n'a pas manqué à la responsabilité ni au devoir d'une épouse » car lui-même, dit-il, « [a] vu qu'elle protestait en larmes » ; puis, il la cite : « Comment serait-ce possible que j'oublie M. Yi ? C'est mon Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 3 premier amour, mon maître de scène et mon mari compréhensif »vii. L'actrice dont le corps est exhibé ailleurs sous la plume d'un autre, est représentée ici à l'image d'une femme loyale. En fait, Yi Sŏku se prenait ouvertement pour un grand frère bienveillant vis-à-vis des actrices, et témoignait souvent de la sympathie envers ellesviii. Or, il me semble évident qu'il se sert ici de son rôle de confident. Il s'acquittait, ce faisant, de ses obligations de journaliste cherchant à satisfaire au lectorat désireux de connaître la véracité des rumeurs. Les actrices-vedettes se voyaient ainsi non seulement exposées au regard curieux du public, mais aussi poussées à révéler leurs vies privées par le média, de manière directe ou indirecte. L'intérêt de la presse sur l'intimité des vedettes s'amplifie au cours des années 1930 : celles-ci sont constamment invitées à répondre à ce genre de questions, sous formes d'entretien, d'enquête et de table-ronde. 1.3. Le métier d'actrice dans une catégorie professionnelle de femmes Dans la presse de l'époque, le terme « yŏbae'u (여배우/女俳優 - actrice) »ix est fréquemment accompagné d'autres mots tels que « kisaeng (기생/妓生 - courtisane-artiste) » ou « yŏgûp (여급/女給 - serveuse de café/bar) ». Cela repose en effet sur une certaine réalité : d'une part, la première génération d'actrices modernes venaient du milieu de courtisane-artiste x ; d'autre part, certaines quittant les planches trouvaient du travail dans des cafés/bars. Ces noms de métier s'embrouillaient dans un panier de préjugés insinuant que les femmes exerçant ces métiers-là étaient de mœurs légères, voire liées au service sexuel. La transcription d'une table-ronde publiée dans le magazine Samch'ŏlli (삼천리三 / 千里 - Trois Mille Lieues) en 1936, nous en donne un exemple concret : « TableRonde de femmes intelli : courtisane, actrice, patronne et serveuse de café, toutes diplômées de lycée supérieur de filles »xi. Huit jeunes femmes dont l'actrice Sin Eun-bong sont invitées en tant qu'intelligentsia qui ont des métiers « non adéquats »xii. Inaugurant la séance, le rédacteur en chef souligne explicitement le décalage entre le haut niveau de formation qu’ont eu ces invitées et leurs métiers : « Vous êtes toutes des intelli ayant reçu une éducation supérieure […]. Et pourtant, vous exercez des métiers du secteur amoureux considérés pour les « anges de la rue ». Comment cela s’est fait ? […] Nous les hommes ainsi que notre société avons très envie de vous écouter, surtout vos conceptions sur l’amour, le mariage, la société et la vie, afin de réfléchir encore une fois sur les facteurs qui vous ont amené à devenir des « fleurs de la rue ». »xiii Les expressions « anges de la rue » ou « fleurs de la rue » faisant plus ou moins allusion aux prostituées, sont employées ici sans scrupule. Le journaliste Yi Sŏku que l'on a vu plus haut, pose la question plus précisément : « Diplômées de lycée supérieur, pourquoi avez-vous choisi ce genre de métiers, placés tout en bas de la société ? […] je suppose qu’il y a une facette profonde de la vie Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 4 dans le fait de devenir serveuse, courtisane, danseuse ou actrice. Alors, tout d’abord, dites-nous ce que vous pensez des hommes à partir de vos expériences. »xiv La mise au point est faite. Après l'intervention d'une courtisane qui, écartant rapidement tous facteurs possibles liés aux hommes, appuie sa volonté d'être financièrement indépendante, l'actrice Sin Eun-bong prend la parole pour s'opposer à l'idée que l'argent soit le moteur crucial du choix de métier. Elle souligne sa passion pour les arts du spectacle tout en rappelant que le métier d'actrice ne remplit pas la bourse : « […] Si celles qui comprennent quand même un peu le théâtre ne se lancent pas dans ce métier, quelle femme oserait se plonger dans un milieu d’art comme le théâtre, où l'on se fait critiquer sans même gagner d’argent ? »xv Devant l'actrice qui se positionne en tant qu'artiste ayant des idées en avance pour son temps, le journaliste s'impatiente : « Oui, ça, j’ai compris, mais alors, les hommes, qu’en pensez-vous ? »xvi L'actrice lui rétorque brièvement : « Pourquoi cette question, comme si nous étions de jeunes adolescentes ? Les hommes sont des êtres humains : ni supérieurs ni inférieurs aux femmes. »xvii A côté de cette réplique, une note de l'éditeur précise que Sin Eun-bong s'en retire un instant plus tard pour une représentation au théâtre. Après son départ, la discussion se déroule autour de sujets tels que « les clients pécuniairement généreux », « les types d'homme convenables », « les expériences d'avoir échappé au risque de se faire violer ». 2. L'actrice – à travers ses écrits Sin Eun-bong connut une rupture de carrière, après 6 à 7 années d'expériences au théâtre : en 1933, elle décide de changer de métier, devenant employée de bureau chez une maison de disque. Dans l'article « Confession : ce qui m'a fait perdre mon attachement à la vie sur scène » publié à ce moment-là, elle énonce les facteurs qui l'ont incité à quitter les planches. Le regard malveillant de la société sur les actrices est la première chose qu'elle évoque : « Croyez-vous que les gens de cette terre traitent les actrices comme des êtres humains ? Non, pas du tout. Pour eux, elles ne sont que de jolies poupées. Qui pourrait dire, en outre, qu'elles ne sont pas prises pour des demi-mondaines ? »xviii. Sur un ton à la fois furieux et frustré, elle rappelle les images fréquemment associées à celle de l'actrice. Or, son profond dégoût envers son métier ne semble pas découler seulement des facteurs extérieurs. Elle met en cause le mode de production théâtrale de l'époque : « Outil de commerce pour l'entrepreneur de troupe, pantin cherchant à plaire à de riches spectateurs oisifs, je ne pouvais plus me retrouver moi-même. »xix En effet, à la fin des années vingt, les troupes théâtrales souffrant d'une extrême précarité penchaient de plus en plus vers un but lucratif. Aussi, l'actrice exprime ses sentiments éprouvés devant le public, et laisse paraître sa conscience de la façon dont elle est vue sur scène, tout en mettant en contraste ses raisons originelles d'y monter : « Dans une telle réalité, je ne voudrais plus devenir un objet érotique pour des publics vulgaires et désœuvrés qui ne cherchent que la volupté. A chaque fois que je monte sur Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 5 scène, c'est avec le vain espoir de prononcer des mots qui pourraient se répercuter dans les oreilles des spectateurs : mais, dans cette Corée actuelle, comme vous le savez, c'est impossible. »xx Outre son attitude critique sur la commercialisation du théâtre, et sa répulsion à se sentir comme une marchandise, on peut percevoir ici ses aspirations professionnelles. D'ailleurs, dans un autre article qu'elle avait publié en 1931 sous le titre « Supplications infortunées d'une actrice »xxi, Sin Eun-bong soulignait déjà sa forte envie d'apprendre l'art théâtral, et d'avoir des remarques sous l'angle esthétique et technique : sans les nommer manifestement, elle faisait appel aux intellectuels qui réclamaient le « théâtre artistique » et qui qualifiaient de trop viles toutes les troupes existantes. L'actrice y déplorait aussi une pratique périlleuse de la production théâtrale de l'époque : « A Séoul, dans la capitale de la Corée où il y a 400 mille habitants, une troupe n'arrive pas à jouer la même pièce plus de quatre jours. Alors, comment pourrait-elle investir librement dans la construction de décors ? Comment les acteurs pourraient-ils suffisamment répéter ? […] On reçoit le script aujourd'hui, pour le jouer demain. Quand pourrait-on apprendre les répliques, étudier le personnage, trouver le ton juste, et s'accorder avec son partenaire ? »xxii Mais dans ce billet-là, tout en soulignant cette réalité nuisible à la qualité des spectacles, elle s'y résignait : « étant donné que nous vivons de la poche des clients, ce serait une amertume inévitable »xxiii. Sans doute, toutes ses expériences fâcheuses l'auraient conduite, deux années plus tard, à son départ. Avant de conclure, il conviendrait de prêter attention aux termes qu'employait Sin Eun-bong de manière récurrente : saram (사람) et inkan (인간/人間) signifiant « être humain ». En résumant en quatre mots – « moquerie ; blâme ; mépris ; dédain » – la façon dont sont traités les acteurs par la société coréenne, elle dit clairement que ces derniers ne sont pas considérés comme des êtres humains. Terminant son article de 1933, elle exprime, avec autant d'exaltation et de naïveté, sa joie de devenir une « employée loyale et efficace », un « membre complet de la société », et de pouvoir mener une « belle existence […] entièrement humaine »xxiv. Tout compte fait, cet article ressemble à une lettre de justification : l'actrice sortant du théâtre, blessée dans sa dignité, cherche ainsi à légitimer son choix, avec ses propres motsxxv. En guise de conclusion Au travers de deux articles de journalistes, et d'une table-ronde, on a pu constater une certaine orientation du média dans la représentation de l'objet. En dépit des angles d'attaque plus ou moins divergents, sous lesquels l'actrice est traitée respectivement comme une femme-objet, épouse fidèle et professionnelle demi-mondaine, les auteurs/éditeurs mettaient en saillant un aspect commun : son sexe féminin. Ils cherchaient ainsi à dresser un portrait de l'actrice, sous un éclairage Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 6 qu'ils auraient choisi non seulement en rapport avec l'intérêt de leur lectorat mais aussi de leur propre masculinité. En revanche, les facettes de la même actrice perçues à travers ses écrits sont plus complexes : sensible aux images des actrices dans la société, elle tente de les rectifier ; consciente de problèmes de la production théâtrale, elle manifeste son opinion critique ; elle n'hésite pas à témoigner ses aspirations et frustrations d'apprentie comédienne, tout en laissant paraître sa fierté d'être artiste, ou plutôt sa soif d'en être une digne de ce nom. Tout ceci est fait par des mots pleins d'émotion et de tension, adressés aux oreilles du lecteur : c'est un acte de communication qu'elle entreprend par le biais de la presse, en tant que sujet parlant, ayant pour objectif de se faire comprendre par ses contemporains. Aussi, en m'apprêtant à conclure ma communication, il me semble superflu d'accentuer l'importance des paroles d'acteurs/actrices, qui étaient longtemps restées inexplorées dans l'historiographie du théâtre et du cinéma coréensxxvi. Il serait par contre nécessaire de soulever l’une des limites de ma méthode - l'analyse des contenus de la presse : mes sources principales sont toutes censées être préalablement inspectées et censurées. Ces « propres » paroles d'acteurs/actrices doivent donc être considérées avec nuance. Or, cela n'empêche pas d’observer ce qui suit : dans leurs mots dispersés et fragmentés, sont tangibles des sujets récurrents que ces acteurs/actrices évoquent de façon volontaire, outre le fait qu'ils ont tendance à parler au nom de « nous les acteurs ». Alors, en essayant de comprendre leur logique de pensées et d'actions, tout en interrogeant leurs diverses figures imprimées dans le média, serait-il possible de percevoir une sorte de soi collectif en train de se former ? Le métier d'acteur moderne apparu à peine deux décennies auparavant dans la péninsule colonisée, avec l'introduction du théâtre occidental via, en grande partie, l'archipel japonais, ces acteurs coréens des années 1930 étaient, en effet, en pleine recherche d'identité. i . Sin Eun-bong fait son début sur scène vers 1927 dans la Ch'wisŏngjwa (취성좌/聚星座 – Troupe des Étoiles Rassemblées), l'une des compagnies de théâtre emblématiques des années vingt en Corée. Lorsque la troupe se dissout en 1929, la plupart de ses membres dont Sin Eun-bong continuent à se produire ensemble, en créant Chosŏn Yŏngûksa (조선연극사/朝鮮演劇舍 – Maison du Théâtre de Corée). Voir ces articles présentant Sin Eun-bong comme vedette, parus dans des journaux quotidiens : « Les étoiles précieuses du théâtre – les stars de la troupe Chosŏn Yŏngûksa (3). Jeune fille sortie du lycée, montée sur la scène – Sin Eun-bong, à laquelle convient, dit-on, le rôle de Femme Fatale », Chosŏn Ilbo, le 4 janvier 1930 ; « Tournée de visites aux stars de la scène (2) », Mae'il Sinbo, le 15 juin 1931 ; « Les actrices on parade. Théâtre (5). Mademoiselle Sin Eun-bong dont les rôles convenables sont Femme Fatale ou Homme dans des spectacles musicaux », Tonga Ilbo, le 21 juin 1931. ii . « Trois étoiles radieuses du théâtre », Hyesŏng (혜성/彗星 - La Comète), n° 1-6, septembre 1931, pp. 90-94. Hyesŏng est un magazine mensuel de type généraliste créé par la maison d'édition Kaebyŏk (개벽/開闢 – La Création) en mars 1931, ayant pour objectif de « devenir ami de l'intelligentsia, qui devrait faire tant d'efforts afin que Chosŏn [la Corée] attardée par rapport aux pays développés, et se trouvant dans une situation particulière [coloniale] - surmonte toutes ces circonstances ». S'intéressant beaucoup à l'Histoire et à la politique, de même, régulièrement inspecté et censuré par l'autorité coloniale, Hyesŏng publie son dernier numéro à peine un an après sa création, en avril 1932. [Référence : La Notice bibliographique sur le site Base de données nationale de l'Histoire Coréenne (http://db.history.go.kr/) - Institut National de l'Histoire Coréenne]. D'ailleurs, ladite édition spéciale « Commentaires sur les personnalités de différents Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 7 milieux en Corée » est consacrée à une douzaine de groupes, entre autres : des exilés ; prisonniers ; éducateurs ; religieux ; littéraires ; avocats ; médecins ; journalistes ; activistes sociaux ; femmes à l'avant-garde [du temps], etc. iii . « Idem », Ibidem. iv . « Idem », Ibidem. v . Les termes comme « ppammû p'at'al (빰므파탈) », « ppamp'û (빰프) » ou « tokbu (독부/毒婦) » qui renvoient directement à l'expression française « Femme Fatale » sont employés dans tous les articles de journaux quotidiens de la même période traitant de Sin Eun-bong. Les titres d'articles sont cités plus haut : voir la note numéro i. vi . Yi Sŏku, « Une ballade de poussières au théâtre : les actrices, d'une apparence à une autre », Byŏlkŏnkon (별건곤/別乾坤 - Drôle de Monde), n° 45, novembre 1931, pp. 18-20. Byŏlkŏnkon est un magazine mensuel de type généraliste créé en novembre 1926 par la maison d'édition Kaebyŏk (개벽/開闢 – La Création) : cette dernière, l'une des maisons d'édition coréennes les plus considérables sous l'occupation japonaise, publia neuf titres de revue/magazine durant ses quinze années d'existence (1920-1935), entre autres : sa revue d'actualités éponyme Kaebyŏk (1920-1926), Sinyŏsŏng (신여성/新女性 - Femme Nouvelle, 1923-1926 ; 1931-1934) et Byŏlkŏnkon (1926-1934). A noter que, celui-ci se positionnant en premier comme un « magazine de loisirs » n'est pas sans rapport avec la prolifération de la publication du même genre dans les années 1930 ainsi que le développement de la culture populaire (dont les consommateurs étaient néanmoins restreints à l'élite urbaine). [Références : Chŏn Jung-hwan, La lecture à l'époque moderne, Séoul, Éditions P'urûn Yŏksa, 2003, 563 p. ; Yu Sŏk-hwan, Les activités de publication de la maison d'édition Kaebyŏk et les magazines modernes, Mémoire de master, Université Sungkyunkwan, Séoul, 2007, 106 p.] vii . Yi Sŏku, loc. cit. viii . Par exemple, dans l'article intitulé « Les actrices, la chasteté et l'amour », Yi Sŏku dit, à propos de quelques actrices, qu'il les considère comme « une fille adoptive chérie et préférée » ou « une sœur du même sang ». Yi Sŏku, « Les actrices, la chasteté et l'amour », Samch’ŏlli (삼천리三 / 千里 - Trois Mille Lieues), n° 4-2, février 1932, pp. 92-96. ix . Si le terme yŏbae'u (여배우/女俳優 – actrice), composé de deux mots : yŏ (여/女 - femme) + bae'u (배우/俳優 – acteur), ne s'emploie pratiquement pas avant les années 1920, le bae'u renvoyant aux gens de spectacle comme farceur s'aperçoit déjà dans des documents datant du 15ème siècle, entre autres, la Koryŏsa (고려사/高麗史 – Histoire de Koryŏ [918-1392], compilation achevée en 1451). Historiquement parlant, ce terme bae'u (배우/俳優) semble avoir un rapport étroit avec le mot chinois páiyōu (俳優/俳优) signifiant aujourd'hui « celui qui jouait de la farce ou faisait du cirque autrefois ». Il conviendrait de souligner, en outre, que d'autres termes désignant « acteur » tels que kwangdae (광대/廣大) ou u'in (우인/優人) utilisés en Corée de façon plus courante que bae'u jusqu'au 19ème siècle, tombent en désuétude voire s'effacent progressivement dès l'aube du 20ème. Ceci renvoie à la pénétration de la culture japonaise dans la langue coréenne sous l'occupation : le linguiste Yi Sung-nyŏng cite bae'u, en effet, parmi les termes ayant obtenu leur vigueur dans la vie langagière des Coréens sous l'influence de la langue japonaise. Les acteurs coréens du théâtre et du cinéma de l'époque qui cherchaient à se distinguer des artistes du spectacle traditionnel (comme ledit kwangdae) semblent aussi avoir préféré se nommer « bae'u (俳優) » - ce mot équivalent au terme japonais « haiyuu (俳優) » s'entendant, peut-être, plus moderne pour eux. [Références : Yi Duhyŏn, Histoire du théâtre coréen, édition rénovée (première édition en 1973), Séoul, Hakyŏnsa, 2001, 448 p. ; Yi Sung-nyŏng, « Histoire du développement de la langue coréenne. 3 », Panorama de l'histoire de la culture coréenne. Tome 5 : Histoire de la langue et de la littérature, Séoul, Institut de la culture nationale - Université de Korea, 1967, pp. 263-322. ; Le dictionnaire chinois-coréen, Centre de recherche et de compilation du Grand dictionnaire de la langue chinoise, Séoul, Institut de la culture nationale - Université de Korea, 2006, 2735 p., version électronique, etc.] x . Voir KIM Sunam, « Étude sur les premières actrices de cinéma de Chosŏn », Revue d'études cinématographiques, n° 27, Association de recherches cinématographiques de Corée, 2005, pp. 57-88. xi . « Table-Ronde de femmes intelli : courtisane, actrice, patronne et serveuse de café, toutes diplômées de lycée supérieur de filles », Samch’ŏlli (삼천리三 / 千里 - Trois Mille Lieues), n° 8-4, avril 1936, pp. 162-173. Samch’ŏlli (dont le titre renvoie à la péninsule coréenne) est un magazine mensuel de type généraliste créé en juin 1929 qui perdura jusqu'en février 1942. Son envergure étendue sur le plan thématique de même que sa longévité marquante par rapport aux autres périodiques de l'époque lui ont permis de nous laisser d'importantes sources reflétant de différents aspects de la société coréenne des années 1930. Selon l'historien de la littérature coréenne Chŏn Jung-hwan, parmi 152 numéros publiés, 98 sont sauvegardés et restent consultables sur le site Base de données nationale de l'Histoire Coréenne [http://db.history.go.kr/]. [Références : Chŏn Jung-hwan, « Le nationalisme culturel des années 1930 et Samch’ŏlli », Actes du colloque d'hiver 2007, Association de recherches sur la littérature contemporaine de Corée, Séoul, 2007, pp. 48-64.] xii . Etudier au lycée – le seul cursus d'enseignement secondaire (le collège n'existant pas) – était une chance presque surréaliste pour la plupart des coréennes de l'époque. Selon les calculs de Pak Chŏl-hi faits à partir des statistiques publiées par Le Gouvernement Général du Japon en Corée, le taux de scolarisation au lycée de jeunes filles n'a dépassé 1 % à aucun moment entre 1912 et 1937. Par exemple, en 1924/25 (où Sin Eun-bong serait entrée au lycée), à peu près 0,2-0,3 % de la population des coréennes dans la tranche d'âge de 12 à 15 ans fréquentaient le lycée. [Référence : Pak Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 8 Chŏl-hi, « Une étude sur les chances d'accès au lycée de jeunes filles et les parcours des anciennes élèves sous l'occupation japonaise », Etudes sur l'Histoire de l'éducation en Corée, n° 28-2, Association de recherches sur l'Histoire de l'éducation de Corée, Séoul, 2006, pp. 47-73.] xiii . « Table-Ronde de femmes intelli : courtisane, actrice, patronne et serveuse de café, toutes diplômées de lycée supérieur de filles », loc. cit. xiv . « Idem », Ibidem. xv . « Idem », Ibidem. xvi . « Idem », Ibidem. xvii . « Idem », Ibidem. xviii . Sin Eun-bong, « Confession : ce qui m'a fait perdre mon attachement à la vie sur scène », Sinyŏsŏng (신여성/新女性 Femme Nouvelle), n° 7-10, octobre 1933, pp. 102-109. xix . Id., « Idem », Ibidem. xx . Id., « Idem », Ibidem. xxi . Sin Eun-bong, « Supplications infortunées d'une actrice », Hyesŏng (La Comète), n° 1-6, septembre 1931, 113-115. xxii . Id., « Idem », Ibidem. xxiii . Id., « Idem », Ibidem. xxiv . Id., « Confession : ce qui m'a fait perdre mon attachement à la vie sur scène », loc. cit. xxv . Tout en ayant quitté les planches, Sin Eun-bong n'abandonne pas complètement sa carrière d'actrice : pour des enregistrements gramophoniques, elle prête sa voix non seulement à des morceaux de drame mais aussi à des sketchs comiques en duo ; qui plus est, elle joue pour la première fois devant la caméra lors du tournage du film « Yŏksûp (역습/逆襲 – La Contre-attaque) » au début de 1936. Presque en même temps, l'actrice revient sur scène dans les locaux fraîchement bâtis du Tongyang Gûkjang (동양극장/東洋劇場 - Théâtre de l'Orient, inauguré en novembre 1935) – le premier théâtre en Corée exclusivement réservé aux représentations scéniques (libérant d'une certaine façon les gens de théâtre de la concurrence avec le cinéma). Durant la deuxième moitié des années 1930, les activités de Sin Eun-bong comprennent tous ces domaines (le théâtre, le cinéma, le disque) de même que la radio. La dernière trace d'elle en tant qu'actrice imprimée dans la presse s'aperçoit dans un article publié en juin 1940 selon lequel elle appartenait à ce moment-là à une certaine Association Centrale de Drame Radiophonique. [Références : le site Internet de Archive & Research Center for Korean Recordings - Dongguk University (http://sparchive.dgu.edu) ; « Le tournage en cours du premier film de gangsters 'La Contre-attaque' », Tonga Ilbo, le 5 février 1936 ; la publicité annonçant la création d'une nouvelle troupe appartenant au Théâtre de l'Orient et son premier répertoire, Tonga Ilbo, le 15 février 1936 ; « Un film parlant coréen achevé – Simchŏng (심청) », Tonga Ilbo, le 10 novembre 1937 ; les programmes de drames radiophoniques parus dans Tonga Ilbo, les 24 juin ; 13 septembre ; 21 septembre 1938 ; « Représentations de la Troupe d'éclat de rire au Théâtre Tansŏngsa, à partir du 19 », Tonga Ilbo, le 20 février 1939 ; « Démonstration au théâtre de l' Association Centrale de Drame Radiophonique », Tonga Ilbo, le 16 juin 1940, etc.] xxvi . D'une part, les principaux sujets d'étude reposaient sur notamment l'œuvre elle-même (pièce de théâtre / film), l'auteur dramatique ou le réalisateur, sinon l'institution (troupe / maison de production), etc. ; d'autre part, même les parties consacrées aux acteurs/actrices se référaient plutôt à des témoignages de tiers évoquant des anecdotes à leur sujet ou commentant leurs jeux. D'ailleurs, MUN Kyŏng-yŏn fait dans son article (2007) des critiques judicieuses sur le fait que la plupart des historiens du théâtre n'ont puisé jusqu'alors que dans les souvenirs des « hommes » de théâtre pour parler des actrices et des spectatrices, sans chercher à prêter attention aux propres voix de ces dernières. [Référence : MUN Kyŏng-yŏn, « Lire la mémoire et le silence dans le milieu du théâtre populaire moderne », Revue d'études dramatiques, n° 26, Association de Recherches dramatiques de Corée, 2007, pp. 99-130.] Atelier D 02 / Nouvelles recherches sur l'histoire des représentations en Extrême-Orient au début du XXème siècle Une identité complexe à facettes multiples ? Les acteurs coréens dans les années 1930, à travers les figures de Sin Eun-bong reflétées dans la presse écrite / CHA Yejin / 9