ISOMORPHISMES ENTRE GROUPES DE PERMUTATIONS A. BRUGUIÈRES Dans ce texte, on étudie les isomorphismes entre groupes de permutations. On montre que les isomorphismes entre groupes de permutations sur n éléments, avec n 6= 6, sont tous intérieurs ; en revanche, pour n = 6, il existe des isomorphismes non intérieurs. On présente une construction très élégante d’un tel isomorphisme, due à Daniel Perrin ; on donne ensuite une version géométrique canonique de cet isomorphisme. On note SX le groupe des permutations d’un ensemble fini X, c’est-à-dire le groupe des bijections de X sur X. Pour n entier naturel, on note Sn le groupe S{1,2,...,n} . Si f est une bijection de X sur Y , on en déduit un isomorphisme ∼ βf : SX −→ SY donné par βf (σ) = f σf −1 . Un tel isomophisme est ‘bêta’ en ce sens qu’il ne fait que traduire une simple réindexation des objets permutés. C’est ainsi que, si X est fini de cardinal n, une numérotation des éléments de X de 1 à ∼ n définit un isomorphisme Sn −→ SX . Un isomorphisme de la forme βf est dit intérieur. Une question naturelle se pose : tous les isomorphismes entre groupes de permutation sont-ils intérieurs ? Cela revient à se demander si tous les automorphismes de Sn sont intérieurs. Rappelons que si G est un groupe, les automorphismes de G forment un groupe Aut(G). L’application c : G → Aut(G) qui à g ∈ G associe cg : x 7→ gxg −1 est un morphisme de groupes dont le noyau est le centre de G et dont l’image est appelée groupe des automorphismes intérieurs de G, et noté Int(G). Il se trouve que Int(G) est un sous-groupe distingué de Aut(G), car si φ est un automorphisme de G on a φcg φ−1 = cφ(g) . On appelle groupe des automorphismes exterieurs de G, et on note Out(G), le quotient : Out(G) = Aut(G)/ Int(G) . On a alors : Théorème. Le groupe Out(Sn ) est trivial pour n 6= 6. Le groupe Out(S6 ) est isomorphe à Z/2Z. Nous aurons besoin de la caractérisation suivante des automorphismes intérieurs : un automorphisme φ de Sn est intérieur si et seulement s’il préserve les transpositions. 1 2 A. BRUGUIÈRES Supposons que φ préserve les transpositions, et montrons qu’il est intérieur. Soit ti la transposition (i i + 1) pour 1 ≤ i ≤ n − 1. Posons τi = φ(ti ) ; par hypothèse, τi est une transposition. Pour i < j, τi et τj ne commutent pas si et seulement si j = i + 1. Or deux transpositions t, t0 ne commutent pas si et seulement si l’intersection de leurs supports est un singleton ; dans ce cas il existe un unique triplet a, b, c tel que t = (a b) et t0 = (b c). On déduit donc des propriétés de commutation des τi l’existence d’une unique suite x1 , . . . , xn telle que τi = (xi xi+1 ), et l’application x de {1, . . . , n} dans lui-même ainsi définie est injective, donc bijective. Ainsi x ∈ Sn , et xti x−1 = τi . Puisque les ti engendrent Sn , il en résulte que φ = cx ; il s’agit donc bien un automorphisme intérieur. Par ailleurs, un automorphisme φ de Sn envoie deux éléments conjugués sur deux éléments conjugués, et il préserve l’ordre des éléments ; en particulier, φ permute les classes de conjugaison d’éléments d’ordre 2. Soit σk = (12)(34) . . . (2k − 1 2k) pour 1 ≤ k ≤ [n/2], et soit Ck la classe de conjugaison de σk , de sorte que C1 n’est autre que l’ensemble des transpositions. Les Ck sont exactement les classes de conjugaison d’élements d’ordre 2 de Sn . Par conséquent, l’image de C1 par φ est égale à Ck pour une certaine valeur de k. Une question naturelle est donc : existe-t-il k > 1 tel que C1 et Ck aient même cardinal ? Le cardinal Nk de Ck est donné par la formule Nk = n! n(n − 1).(n − 2)(n − 3) . . . (n − 2k + 2)(n − 2k + 1) = k . k 2 k! 2 k!(n − 2k)! Calculons Nk pour les petites valeurs de n (il ne se passe rien avant n = 4) : Nk n=4 n=5 n=6 n=7 k=1 6 10 15 21 k=2 3 15 45 105 k=3 — — 15 105 Sur ce tableau, la seule coïncidence N1 = Nk a lieu pour n = 6, k = 3. Montrons qu’il n’y en a pas d’autre. On note que Nk /Nk−1 = (n−2k+2)(n−2k+1) 2k est une fonction décroissante de k, de sorte que si Nk = N1 pour une valeur de k > 1, on a N[n/2] ≤ N1 . 2(2k−2)! k+2 2k−2 = 12 . k+1 2 . 2 . . . . . 2 > 1 dès que 2k k! k+2 2k−1 k ≥ 4 ; et u2k+1 = 2(2k−1)! = k+1 2 . 2 . . . . . 2 > 1 dès que k ≥ 2. 2k k! On peut donc conclure que, si n 6= 6, tout automorphisme de Sn est intérieur. Soit un = N[n/2] /N1 . On a u2k = Pour n = 6, on peut dire ce qui suit : le groupe Aut(Sn ) agit sur l’ensemble à deux éléments {C1 , C3 } et le stabilisateur de C1 est Int(Sn ). Ainsi Out(Sn ) opère librement sur l’ensemble à deux éléments. Il s’ensuit que Out(Sn ) est isomorphe à Z/2Z ou trivial. Il reste donc à construire un automorphisme extérieur de S6 , ce sera l’objet de la section suivante. ISOMORPHISMES ENTRE GROUPES DE PERMUTATIONS 3 Construction d’un automorphisme extérieur. On peut construire un automorphisme de Sn de manière directe, mais nous préférons motiver la construction. Soit X un ensemble à n éléments sur lequel Sn agit transitivement. Soit ρ : Sn → SX le morphisme de groupes défini par cette action. Montrons que ρ est un isomorphisme. Soit H le stabilisateur d’un élément de X ; c’est un sous-groupe de Sn d’indice n. Soit N le noyau de ρ. C’est un sous-groupe distingué de G contenu dans H ; son indice est donc un multiple de n. Si n 6= 4, Sn n’a pas d’autres sous-groupes distingués que 1, An et lui-même. Quant à A4 , il admet de surcroît un sous-groupe distingué d’indice 6. Dans tous les cas, seul le sous-groupe trivial a pour indice un multiple de n. On a donc N = 1, et ρ est un isomorphisme pour des raisons de cardinalité. Ainsi, toute action transitive de Sn sur un ensemble X à n éléments définit un isomorphisme ∼ ρ : Sn −→ SX . A quelle condition l’isomorphisme ρ ainsi défini est-il intérieur ? Pour i = 1, . . . , n, notons Σi le sous-groupe de Sn des permutations qui fixent i. Les Σi forment une classe de conjugaison de sous-groupes d’indice n dans Sn . Soit x ∈ X et Hx son stabilisateur sous l’action de Sn . S’il existe une bijection f de {1, . . . , n} sur X telle que ρ = βf , on aura pour tout i : ρ(Σi ) = (Hf (i)). Par conséquent, si H est un sous-groupe de Sn d’indice n qui n’est pas de la forme Σi , l’action de Sn sur le quotient X = Sn /H induit un isomorphisme ∼ ρ : Sn −→ SX qui n’est pas intérieur. Soit f une bijection de {1, . . . , n} sur X : alors βf−1 ◦ ρ sera un automorphisme non intérieur de Sn . En conclusion : trouver un automorphisme non intérieur de Sn revient à trouver un sous-groupe d’indice n de Sn qui ne soit pas de la forme Σi . Puisqu’on sait déjà que Out(Sn ) = 1 pour n 6= 6, on peut donc affirmer que Sn a exactement n sous-groupes d’indice n si n 6= 6, qui sont les Σi . Il en résulte qu’un groupe isomorphe à Sn agit canoniquement sur un ensemble à 6 éléments : il permute ses n sous-groupes d’indice n par conjugaison. Il n’en va pas de même dans le cas n = 6. Dans son Cours d’Algèbre Daniel Perrin donne une construction très élégante d’un sous-groupe H de S6 , d’indice 6, et distinct des Σi . La voici. On observe que la droite projective D = P(F5 ) sur le corps à 5 éléments possède exactement six points, qui sont 0, 1, 2, 3, 4 et ∞. Soit HD le groupe des transformations homographiques de cette droite projective, qui n’est autre que le quotient de Gl2 (F5 ) par son centre F∗5 . L’ordre de HD est : 24 × 20 = 120 . 4 Ainsi HD est un sous-groupe d’indice 6 de SD . Le groupe des homographies opère transitivement sur la droite projective, donc il ne fixe aucun point de la droite : ce groupe fait donc l’affaire. HD = 4 A. BRUGUIÈRES Une approche canonique de la construction. Soit K un corps commutatif fixé (nous nous intéresserons à F5 ). Soit D la droite projective P1 (K) et HD le groupe des homographies de D sur D. Soit E un ensemble ayant même cardinal que la droite projective D. Soit Bij(D, E) l’ensemble des bijections de D sur E, sur lequel H agit librement à droite. Soit P (E) l’ensemble Bij(D, E)/H. On appelle structure de droite projective sur E la donnée d’un élément de P (E). Notons P (E) l’ensemble des structures de droite projective sur E. Le groupe SE opère à gauche sur P (E) par σ.f H = (σf )H, et cette action est transitive. Pour p ∈ P (E), on appelle groupe des homographies de la droite projective (E, p), et on note Hp , le stabilisateur de p sous l’action de SE . Ecrivons p = f HD , avec f ∈ Bij(D, E). Alors pour σ ∈ SE , on a σ ∈ Hp si et seulement si σf HD = f HD , d’où il résulte : Hp = βf (HD ) . Si K est fini de cardinal q, le cardinal de E est q + 1 et le cardinal de P (E) est donné par la formule : (q + 1)! = (q − 2)! |HD | A présent soit E un ensemble à 6 = 5+1 éléments. Alors le cardinal de P (E) est (5 − 2)! = 6. L’action — transitive — de SE sur P (E) induit donc un isomorphisme canonique : #P (E) = ∼ ρE : SE −→ SP (E) . Cet isomorphisme n’est pas intérieur. Une manière simple de s’en convaincre est de montrer que l’image par ρE d’une transposition est un produit de 3 transpositions disjointes. Rappelons que le stabilisateur de p ∈ P (E) sous l’action de SE n’est autre que Hp . Soit maintenant t ∈ SE une transposition. Alors τ = ρE (t) est un élément d’ordre 2 de SP (E) . Si τ admet un point fixe p ∈ P (E), t ∈ Hp donc t est une homographie de (E, p). Mais une homographie fixe au plus 2 points, alors que t fixe 4 points, d’où contradiction. En conséquence τ n’a pas de points fixes, c’est donc un produit de 3 transpositions disjointes.