une conversion comparable que Michel Crozier appelle ses contemporains pour changer et sortir du modèle
bureaucratique (fuite devant le face-à-face, prolifération des règles impersonnelles, centralisation).
La critique de l’État centralisé
Le changement devient alors l’axe de ses recherches et de ses prises de position. Le contexte institutionnel le
porte. Les débuts de la Ve République sont marqués par la création du Club Jean-Moulin. Il y adhère et entre à
son comité directeur. Sa contribution à l’État et le citoyen, véritable manifeste du club, est un nouvel appel au
dépassement de la participation contrainte sécrétée par le modèle bureaucratique. Grâce à Georges Suffert, alors
secrétaire général, il peut installer sa petite équipe créée sous forme associative en sous-location du club, rue
Geoffroy-Saint-Hilaire. De son bureau de chercheur, il n’a qu’un étage à descendre pour participer aux activités
de Jean-Moulin. Parallèlement, Jean Ripert lui permet d’obtenir une importante dotation de la Délégation
générale à la recherche scientifique et technique (Dgrst) pour un programme de recherche sur l’administration
face au changement.
Tout au long de la décennie 1960, Michel Crozier est ainsi idéalement situé au carrefour de deux moteurs de
modernisation : la haute fonction publique d’un côté, la fondation Ford de l’autre. La Ford, qui soutient
vigoureusement le développement des Social Sciences en Europe, lui apporte un soutien financier qui vaut
légitimation. « La révolution culturelle », texte présenté à une réunion euro-américaine (à laquelle participent du
côté français Raymond Aron, Alfred Grosser, Stéphane Hessel, Alain Touraine et Éric Weil), dessine l’horizon
intellectuel de ce changement. Il présente ses idées une seconde fois, en 1963, à Melun, lors d’un congrès
d’Esprit face à Pierre Emmanuel, sous la houlette de Casamayor.
Jeune patron d’une équipe dynamique, il est tout à la fois créateur, entrepreneur et formateur (la sociologie de
Crozier ne s’enseigne pas, elle ne s’assimile que par initiation) au service de ce programme qui va profondément
renouveler la vision du fonctionnement des administrations. Ce dynamisme et cette fécondité aboutissent, douze
ans plus tard, à faire de cette petite structure associative de départ un laboratoire du Cnrs.
La société bloquée
Mais le compromis entre sociologie et État modernisateur noué au seuil de la Ve République explose en 1968.
Le Club Jean Moulin disparaît. La Fondation Ford se retire. Crozier prend ses distances avec Esprit2. La Société
bloquée3, qui paraît en 1970, est sa réponse aux ébranlements déclenchés par les événements de mai-juin 1968.
Il a repris la notion de Stanley Hoffmann en la désorbitant de son inscription historique (mais Crozier ne s’est
jamais beaucoup préoccupé de l’histoire) pour lui donner une extension considérable. Mettre au premier plan les
blocages de l’autorité, dénoncer la France comme une société de castes, entrait en résonance avec les affects
libérés par la crise et avec l’appel au desserrement des contraintes institutionnelles et à la fin des hiérarchies
rigides. Le livre est un succès. Mais il comporte aussi une évaluation négative des réformes, des réformismes et
des réformistes des années 1960 en France et aux États-Unis, ces deux sociétés entre lesquelles Crozier a vécu
intensément cette décennie dans un va-et-vient permanent.
Dès lors, il se réoriente. Il reprend la formation de jeunes chercheurs. Jacques Delors l’appuie et la loi sur la
formation permanente lui permet de lancer une nouvelle structure associative qui réponde à cette exigence. Il
s’attelle à l’écriture d’un très long texte dont le titre résume parfaitement sa nouvelle orientation, « L’utilisation
de la connaissance sociologique dans le changement social dirigé », qui constitue le noyau de l’ouvrage qu’il
publie peu après avec Erhard Friedberg, l’Acteur et le système4, son nouveau discours de la méthode. Lors d’un
second séjour au Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences, il est associé au rapport de la
Trilatérale, la Crise des démocraties (il rédige la partie consacrée à l’Europe) qui stigmatise les impasses de
l’État-providence.
Sitôt après avoir publié l’Acteur et le système, dans une réunion internationale consacrée à la crise du modèle
occidental de l’État, Crozier plaide pour un État manager s’appuyant sur l’expertise des consultants, plutôt que
d’abandonner les administrations à leur seule expertise interne. Pendant les quinze années suivantes il met ainsi
en place une chaîne « formation-recherche-conseil » appuyée sur Sciences Po. L’Institut de l’entreprise, mutatis
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