La Lettre de l’Infectiologue - Tome XX - n° 6 - novembre-décembre 2005
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ÉDITORIAL
logie du CHU de Bordeaux (classé premier de tous les ES… !) il
est dit que son service d’hygiène “gère chaque année 7 000 cas
d’IN, dans leur majorité bénignes et inévitables”…Prémice d’une
prise de conscience ? (Cet hebdomadaire avait publié, début 2005,
la “liste noire des hôpitaux” en hygiène hospitalière…).
Les raisons pour lesquelles les IN, parmi l’ensemble (très
large…) des événements indésirables liés aux soins (dont elles
ne représentent que 20 %), sont les seules à être considérées
comme systématiquement fautives par la jurisprudence, ne sont
pas claires. On peut émettre plusieurs hypothèses à l’origine
de ce régime d’exception :
✓La part prépondérante, dans la jurisprudence, des IN “évi-
tables”, notamment des infections postopératoires en chirurgie
orthopédique “propre”, à l’origine d’une généralisation abusive ?
✓La difficulté des expertises judiciaires, peut-être insuffi-
samment spécialisées au regard de la complexité des situations
et de l’évolution rapide des connaissances ? [Récemment, la
Société américaine des maladies infectieuses a diffusé des
recommandations relatives aux conditions requises pour opti-
miser l’expertise] (14).
✓La nature même de l’accident médical, une infection (“attra-
per un microbe”, “transmettre un germe”) par rapport aux autres
(effets indésirables d’un médicament, perforation percolonosco-
pique très rare mais “inévitable”, pour laquelle c’est le défaut
d’information qui est mis en cause, etc.), avec mauvaise com-
préhension de la physiopathologie et de la circulation des germes ?
“Il faut que les usagers sachent que les IN ne disparaîtront pas,
en tout cas pas complètement”, écrivait, en janvier 2004,
Jean Carlet, président du CTIN (15).
✓La confusion induite par une terminologie devenue inadap-
tée (infection “nosocomiale” versus “liée aux soins”) ?
✓L’électrochoc du sang contaminé, suivi des scandales de
l’hépatite C et du Creutzfeldt-Jakob ?
Où allons-nous ?
Sans remettre en cause un seul instant les progrès potentiels dus
à la loi de mars 2002 et à l’implication des usagers dans la qua-
lité des soins, il paraît nécessaire de faire évoluer la jurispru-
dence et la législation, d’optimiser et d’harmoniser les avis des
CRCI. Dans le domaine des IN, les politiques ont donné une
impulsion qui a contribué à ce que notre pays enregistre des pro-
grès remarquables. Tout en maintenant cette dynamique, il
convient de demeurer “conforme à l’état des connaissances”. En
janvier 2004, le président du CCNE (Comité consultatif natio-
nal d’éthique), Didier Sicard, dans un article intitulé “Protéger
les malades ou s’en protéger !” (16), mettait en garde contre une
dérive contentieuse : “Les procès, le plus souvent injustes, sont
insupportables car ils témoignent de la méconnaissance d’une
réalité toujours plus complexe qui finira par décourager les
meilleures équipes”, un risque déjà formulé par d’autres (5). Fin
2004, le juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, évoquant les rap-
ports justice-santé, soulignait l’incompréhension mutuelle de ces
deux mondes et concluait que “tout était à construire, ensemble”
(17). Sans nul doute, la communauté médicale y est prête.
Néanmoins, pour “construire ensemble”, il conviendrait de dis-
poser de données robustes, notamment d’un suivi des avis des
CRCI et d’un recueil des expertises judiciaires et des jugements
rendus par les tribunaux. Il est curieux de constater, en l’ab-
sence de registre exhaustif (13), que les magistrats peuvent
avoir des estimations très différentes des affaires. Certains évo-
quent une multiplication des “affaires”, alors que d’autres
considèrent que le contentieux médical reste marginal au regard
du volume de l’activité médicale (13), au point de conclure :
“la judiciarisation de la médecine, mythe et réalité” (18). Espé-
rons que la CNAM (Commission nationale des accidents médi-
caux) joue le rôle d’observatoire du risque médical, amiable et
contentieux (13), et permette de faire la part entre mythe et réa-
lité, entre dérive contentieuse et “crise de confiance” des assu-
reurs (13, 18), et de comprendre l’argumentaire des expertises
et avis rendus. Dans le souci du patient, la priorité est de pré-
server (restaurer… ?) la relation de confiance (même s’il y a
“contrat”) entre le malade et le médecin (1).■
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ÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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