Éducation du patient Commander n’est pas éduquer !

Éducation du patient
Commander
n’est pas éduquer !
I. Moley-Massol*
* Médecin, psychothérapeute.
Auteur du livre L’annonce de la maladie.
Une parole qui engage.
Éditions DaTeBe, 2004.
L’
objectif de tout médecin est de soula-
ger et de soigner le malade. Il œuvre
avec ses compétences intellectuelles,
techniques et humaines pour obtenir la guéri-
son ou le meilleur soulagement possible, et il
attend du malade qu’il s’implique aussi dans ce
sens, pour son bien. Il en appelle à sa raison.
Po u r tant, quel praticien n’a pas un jour épro u v é
consternation, colère, découragement, face à un
malade, bien infor, qui, à peine sorti d’un épi-
sodedicalvère, renouait avec ses comport e-
ments à risques : le patient qui se remet à fumer
quelques jours après un pontage, le malade à
hauts risques card i ova s c u l a i r es qui reste accro-
ché à une alimentation riche et pléthorique, le
chef d’entreprise auquel il est conseillé de leve r
le pied” après un infarctus du myo c a rde et qui ne
p a rvient pas à se désinvestir de son tra v ail ?
Ces malades résistent bel et bien aux injonc-
tions médicales, sans être pour autant dans une
attitude d’opposition agressive vis-à-vis des soi-
gnants et de la médecine ni dans un processus
d’autodestruction.
En consultation, ils se montrent le plus souvent
coopératifs, attentifs, respectueux et reconnais-
sants, conscients des risques qu’ils encourent.
Ils promettent, de bonne foi, de suivre scrupu-
leusement traitements, régimes et recomman-
dations et d’être “un bon malade”, c’est-à-dire
un malade qui répond point par point aux désirs
de son médecin.
QUELLE RAISON ?
Il faut être raisonnable !
” leur dit-on !
Ils vo u d raient bien devenir raisonnables, ces
patients, mais ils n’y parviennent pas et s’enfer-
ment peu à peu dans un sentiment de culpabilité
d é l é t è re qui risque de les tenir à distance des soi-
gnants, par peur des re m o n t r ances, et donc de
tout échange véritable autour de leur maladie. La
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Correspondances en Risque CardioVasculaire - Vol. II - n° 3 - juillet-août-septembre 2004
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Cinq fruits et légumes au quotidien
tu consommeras.
Trois verres de vin rouge
de Bordeaux tu boiras,
deux si tu es une femme,
mais aucun si tu es enceinte.
La graisse animale tu banniras,
mais le foie gras de canard
tu t’octroieras.
Le soleil tu condamneras.
À l’exercice tu t’astreindras.
Et le stress tu traqueras !…
L’éducationdupatientmobiliseunnombrecroissantdemoyensetdepartenairesmédicaux,sociaux
etpolitiques.Maissilesprofessionnelsimpliquésdanslasantéparviennentàunereprésentation
assezclairedesrisquesauxquelsunepopulations’expose,ilenvaautrementdel’i ndividuquinepré-
senteni pl aintenidemande,etauqu elil estd emandéd’ anticiperl em alpour leprévenir.
Laquestiondel’éducationdelapersonnemalade,oudumaladepotentiel,nepeutserésumeràune
problématiquedeméthodevisantàmieuxcommuniquerl’informationetauxmoyensdedispenser“la
bonneconduite”,la“bonneparole”àlaquelletoutunchacundevraitadhérercommeunseulhomme,
àlaseuleconditionqu’elleaitpuêtreentendueetcomprise,cequireviendraitàinculquercoûteque
coûteunevisionuniquedu“bien”etdu“mal”,du“bon”etdu“mauvais”,pourlecorps,pourlaper-
sonneetpourla société.
N’existe-t-ilpasunrisqueàsecentrersurundiscourstropnormatifquienglobelesêtresdansune
seuleetmêmereprésentationdeleursanté,àimposer,pardes“commandements”,unmodèleidéal
de“l’êtreenbonnesanté”quiexclutlasingularitédechacun,sonhistoire,sesorigines,saculture?
L’éducationpourlasanténeserait-ellepasplutôtunemiseàladispositiondupatientd’informa-
tionsutiles,unéchange,quiluipermetted’évoluerparrapportàsesproprescroyancesetquilui
donnelalibertédenégocierunevisionnouvelledelui-même,desoncorps,desonrapportauxautres,
desonbien-êtrephysique,psychiqueetsocial?
culpabilité vient de surc r oît re n f o rcer les
conduites à risques. Un cercle vicieux s’installe
dans lequel le malade qui tra n s g resse les inter-
dits médicaux” se sent de plus en plus fautif, hon-
teux, infantili dans sa relation aux médecins,
mais aussi à sa famille. Il se perçoit comme un
enfant sobéissant et coupable d’avoir trahi la
confiance que les adultes (les médecins) ava i e n t
mise en lui. Les relations avec l’entourage familial
s’en tro u vent aussi fréquemment altées.
Q u est-ce qui, chez tous ces patients, résiste aux
recommandations médicales, au-de de la
s i m p l e difficul à renoncer au plaisir quotidien
de la bonne chère, de la cigarette, ou des sucre r i e s ;
q u est-ce qui commande leurs comportements, qui
s ’ a v è r e plus fort que la logique et la morale ?
Qu’est-ce qui pousse un être humain, quels que
soient son savoir et son intelligence, à agir à
l’encontre de la raison ?
DES SENTIMENTSAMBIVALENTS
Nier la complexité de l’homme et l’ambivalence
de ses désirs, c’est risquer à coup sûr de se cou-
per de toute communication possible avec lui.
L’ ê t r e humain entretient des ra p p o rts para d o x a u x
avec sa santé
Il se prend dans les rets de ses contradictions.
Sujet doué de raison, il voudrait se conformer
aux normes sociales et se plier à la règle, et
sujet de désirs contradictoires, il s’oppose dans
le même temps aux recommandations des spé-
cialistes pour satisfaire d’autres instances qui
mêlent son histoire personnelle, celle de sa
famille, de sa culture, c’est-à-dire les fonde-
ments mêmes de son identité.
Le corps n’est pas un lieu de rationalité, il est
investi par une personne, une culture, un type
de relation aux autres et au monde.
Le corps est l’expression de l’identité du sujet
C’est pourquoi la présentation rationnelle du
lien entre une conduite et ses conséquences n’a
jamais permis à elle seule de faire évoluer un
comportement ; parce que changer de compor-
tement peut signifier pour le sujet modifier radi-
calement sa relation à lui-même et aux autres et
son appartenance familiale et sociale.
Il n’est pas simple pour certains de renoncer à
une tradition culinaire héritée de longue date de
sa famille, de sa région, de son milieu social.
Le changement d’habitudes de vie peut être
vécu comme une perte d’identité et un manque
de loyauté familiale, une forme de trahison.
Pour d’autres, la prise d’alcool est associée à
des valeurs masculines, un signe de virilité. Ils
imaginent l’alcool indispensable à leur vie socia-
le. Son abandon fait cra i n d re le re g a rd des autre s
et une incapacité à conserver sa place sociale.
Comment exister encore à ses propres yeux, aux
yeux des autres ; comment se (re)trouver ?
Pour d’autres encore, l’aménagement du rythme
de travail peut être ressenti comme une terrible
blessure narcissique, par les pertes qu’il inflige.
Il impose l’abandon de leurs projets de vie et
oblige à une nouvelle représentation de soi-
même et de son avenir.
Quel message apporter enfin au patient qui
souffre d’un surpoids majeur, d’une obésité, qui
est la seule solution qu’il ait trouvée à ce jour
pour pouvoir exister, protégé par sa masse qui
tient l’autre à distance ?
La question fondamentale pour le patient est
celle de l’enjeu : le jeu en vaut-il la peine ?
“Qu’est-ce que je dois lâcher d’essentiel à moi-
même, pour gagner quoi d’essentiel à ma vie ?”
Pour qu’elle puisse jouer unle utile à l’individu,
l’éducation pour la santé doit tenir compte de
toutes ces singularités, des héritages familiaux et
c u l t u r els, et des contradictions du sujet. Il s’agit
de s’adresser à un individu acteur de son “être en
bonne santé”, et non à un patient passif, cep-
tacle des envies aussi gitimes soient-elles
des spécialistes de la santé et de la préve n t i o n .
Il existe un véritable danger à définir un modèle
de comportement idéal par rapport à la santé, et
à désigner ainsi les “bons” patients, dociles et
compliants, et les mauvais” patients, rebelles
et incontrôlables.
AIDER LE PATIENT À SE PENSER AUTREMENT
Tenir compte de l’ambivalence du sujet ne doit
pas faire renoncer pour autant au tra vail d’éduca-
tion, au nom d’une soi-disant liberté individuelle à
disposer de son corps et de sa santé, ou par défai-
tisme, mais cessite de se poser des questions
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coaching
essentielles sur le rôle et la place de l’éducateur.
Celui qui éduque ne se limite pas à apporter une
information, à transmettre un savoir, à commu-
niquer depuis sa position d’émetteur/déten-
teur-d’un-savoir vers un récepteur-patient, par
l ’ i n t e r m é d i a i r e d’un canal de communication
adapté et accessible.
Si l’information est l’objet central de l’éduca-
tion, le savoir-être de l’éducateur auprès du
patient en est le fondement et le moteur.
Le rôle de l’éducateur est de permettre les
conditions qui donneront au sujet la liberde
se penser autrement, d’envisager autrement sa
vie, son rapport à lui-même et aux autres, de se
redéployer tout en gardant intègre son senti-
ment d’identité.
L’éducateur est celui qui permet un questionne-
ment du patient par ra p p o rt à lui-même et à son
e n v i r onnement. Il ouvre des portes. Il donne à la
personne une liberté nouvelle, celle d’intégrer un
s a v oir différent sur lui-même. La pensée est mise
en mouvement, au tra v ail, et peut ainsi s’affra n c h i r
de certains archaïsmes et idées précoues.
“Le vrai éducateur de santé se situe comme un
artisan”, affirme Philippe Lecorps
(1).
“C’est Heidegger qui nous propose l’art i s a n
comme modèle de rérence de l’appre n d re à pen-
s e r. En effet, le penseur comme l’artisan cherc h e n t
à s’accorder à leur objet. Heidegger illustre son pro-
pos en prenant pour exemple le menuisier qui
fabrique un coffre. Le vrai menuisier s’efforce de
s ’ a c c o r dera v ant tout, aux diverses façons du bois,
aux formes y dormant, au bois lui-même, tel qu’ i l
p é n è t r e la demeure des hommes et dans la pni-
tude cachée de son être, s’y dre s s e’. Le vrai menui-
sier ne cherche donc pas une production usuelle, ni
la réalisation dune forme standard. Il écoute le
bois. Par conquent, l’essentiel du tier est la
re n c o n t r e avec ce non-mtrisable du bois. L’ é c o u t e
du bois conduit le menuisier à déceler les formes
dormantes qui commandent son faire et son non-
f a i r e. Heidegger re n verse ici la relation et la concep-
tion traditionnelles et techniciennes qui tentent
toujours de dominer le bois, qui s’inscrivent ave c
lui dans un ‘ra p p o r t de forc e ’. Le vrai menuisier se
laisse guider, se laisse emporter par les formes
originales du bois, seule manière par laquelle se
révèle ‘la plénitude cachée de son être’”
(1)
.
Il est difficile pour un praticien, toujours désire u x
de “faire le biendu patient, de renoncer à lui
i n c u l q u e r, coûte que coûte, ce que la science lui a
appris et qui constitue ses croyances dicales
fondamentales. “C’est l’abandon du rêve implicite
de modeler l’autre à son image ou plutôt à
l’image idéale que se fait l’éducateur de sa fonc-
tion et de lui-même dans cette fonction
(1).
L’éducation pour la santé ne peut exister que
dans une relation, une parole échangée, une pro-
duction commune, même si, nous le savons, les
positions du médecin et celle du patient ne peu-
vent être symétriques. L’éducateur transmet son
s a v o i r, tout en restant impliqué dans l’échange,
c ’ e s t - à - d i r e en acceptant de re c e voir de l’autre.
L’éducateur propose, dans une position d’ouve r-
t u re et d’écoute des émotions et des re p r é s e n t a-
tions du patient. Il reste attentif à ce qui, pour le
patient, reste une vie acceptable et possible
pour lui, dans toutes ses dimensions person-
nelles, familiales, sociales. Il l’aide à tro u ver ses
p ro p res normes grâce au dialogue et à la mise à
disposition d’un savo i r, d’une connaissance que
le patient ingre ra à sa façon et à son rythme.
CONCLUSION
Sans se réduire à l’énoncé de commandements
plus ou moins stricts ni à des positions trop fri-
leuses qui rendraient impossibles tout échange
et, donc, toute forme de changement utile pour
la personne, l’éducation du patient est une
démarche démocratique qui accepte les normes
de chacun, sans imposer sa norme idéale.
Elle doit permettre à chacun d’accéder à un
meilleur savoir sur lui-même en termes de san ;
elle ouvre des champs et donne des choix.
Elle préserve les droits fondamentaux de tout
individu, le droit d’accéder le plus librement
possible à tout ce qui lui permet d’être en bonne
santé ou en meilleure santé, et le droit, tout
aussi inaliénable, d’être malade sans se sentir
dévalorisé ou rejeté par la société.
Infiniment complexe, l’éducation des patients
ne peut se penser qu’au travers de multiples
disciplines comme l’épidémiologie, la démogra-
phie, la géographie de la santé, l’histoire, la psy-
chologie, l’anthropologie, la sociologie, l’écono-
mie, la statistique, la communication, etc.
(2)
,
s’effaçant au final derrière le savoir-faire et le
savoir-être des soignants face à chaque patient.
P
O U R E N S A V O I R P L U S
Lecorps P. Éducation du patient : pen -
ser le patient comme “sujet” éducable.
Pédagogie médicale 2004;5(2):82-6.
Bury JA. Éducation pour la santé.
Concepts, enjeux, planification. Bruxelles:
Éd. De Boeck Université, 2
e
tirage, 1992.
1 / 3 100%

Éducation du patient Commander n’est pas éduquer !

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