La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 83
ries, qu’est-ce qui commande leurs comportements, qui s’avère
plus fort que la logique et la morale ?
Qu’est-ce qui pousse un être humain, quels que soient son savoir
et son intelligence, à agir à l’encontre de la raison ?
DES SENTIMENTS AMBIVALENTS
Nier la complexité de l’homme et l’ambivalence de ses désirs,
c’est risquer à coup sûr de se couper de toute communication
possible avec lui.
L’ÊTRE HUMAIN ENTRETIENT DES RAPPORTS PARADOXAUX
AVEC SA SANTÉ
Il se prend dans les rets de ses contradictions. Sujet doué de rai-
son, il voudrait se conformer aux normes sociales et se plier à la
règle, et, sujet de désirs contradictoires, il s’oppose dans le même
temps aux recommandations des spécialistes pour satisfaire
d’autres instances qui mêlent son histoire personnelle, celle de sa
famille, de sa culture, c’est-à-dire les fondements mêmes de son
identité.
Le corps n’est pas un lieu de rationnalité : il est investi par une
personne, une culture, un type de relation aux autres et au monde.
LE CORPS EST L’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ DU SUJET
C’est pourquoi la présentation rationnelle du lien entre une
conduite et ses conséquences n’a jamais permis à elle seule de
faire évoluer un comportement, parce que changer de comporte-
ment peut signifier pour le sujet modifier radicalement sa rela-
tion à lui-même et aux autres ainsi que son appartenance fami-
liale et sociale.
Il n’est pas simple pour certains de renoncer à une tradition culi-
naire héritée de longue date de sa famille, de sa région, de son
milieu social.
Le changement d’habitudes de vie peut être vécu comme une
perte d’identité et un manque de loyauté familiale, une forme de
trahison.
Pour d’autres, la prise d’alcool, associée à des valeurs mascu-
lines, est un signe de virilité. Ils imaginent l’alcool indispensable
à leur vie sociale. Son abandon fait craindre le regard des autres
et une incapacité à conserver sa place sociale.
Comment exister encore à ses propres yeux, aux yeux des autres,
comment se (re)trouver ?
Pour d’autres encore, l’aménagement du rythme de travail peut
être ressenti comme une terrible blessure narcissique, par les
pertes qu’il inflige. Il impose l’abandon de ses projets de vie et
oblige à une nouvelle représentation de soi-même et de son ave-
nir.
Quel message apporter enfin au patient qui souffre d’un surpoids
majeur, d’une obésité qui est la seule solution qu’il a trouvée à ce
jour pour pouvoir exister, protégé par sa masse qui tient l’autre à
distance ?
La question fondamentale pour le patient est celle de l’enjeu. Le
jeu en vaut-il la peine ? “Qu’est-ce que je dois lâcher d’essentiel
à moi-même, pour gagner quoi d’essentiel à ma vie ?”
Pour qu’elle puisse jouer un rôle utile pour l’individu, l’éduca-
tion pour la santé doit tenir compte de toutes ces singularités, des
héritages familiaux et culturels et des contradictions du sujet. Il
s’agit de s’adresser à un individu acteur de son “être en bonne
santé”, et non à un patient passif, réceptacle des envies, aussi
légitimes soient-elles, des spécialistes de la santé et de la pré-
vention.
Il existe un véritable danger à définir un modèle de comporte-
ment idéal par rapport à la santé, et à désigner ainsi les “bons”
patients, dociles et compliants, et les “mauvais” patients, rebelles
et incontrôlables.
AIDER LE PATIENT À SE PENSER AUTREMENT
Tenir compte de l’ambivalence du sujet ne doit pas faire renon-
cer pour autant au travail d’éducation, au nom d’une soi-disant
liberté individuelle à disposer de son corps et de sa santé ou par
défaitisme, mais nécessite de se poser des questions essentielles
sur le rôle et la place de l’éducateur.
Celui qui éduque ne se limite pas à apporter une information,
à transmettre un savoir, à communiquer depuis sa position
d’émetteur détenteur d’un savoir vers un récepteur-patient, par
l’intermédiaire d’un canal de communication adapté et acces-
sible.
Si l’information est l’objet central de l’éducation, le savoir-être
de l’éducateur auprès du patient en est le fondement et le moteur.
Le rôle de l’éducateur est de permettre les conditions qui
donneront au sujet la liberté de se penser autrement, d’en-
visager autrement sa vie, son rapport à lui-même et aux
autres, de se redéployer tout en gardant intègre son senti-
ment d’identité.
L’éducateur est celui qui permet un questionnement du patient
par rapport à soi et à son environnement. Il ouvre des portes. Il
donne à la personne une liberté nouvelle, celle d’intégrer un
savoir différent sur elle-même. La pensée est mise en mouve-
ment, au travail, et peut ainsi s’affranchir de certains archaïsmes
et d’idées préconçues.
Le vrai éducateur de santé se situe comme un artisan, affirme
Philippe Lecorps (1)
“C’est Heidegger qui nous propose l’artisan comme modèle de
référence de l’apprendre à penser. En effet, le penseur comme
l’artisan cherchent à s’accorder à leur objet. Heidegger illustre
son propos en prenant pour exemple le menuisier qui fabrique
un coffre. Le vrai menuisier s’efforce de s’accorder, “avant
tout, aux diverses façons du bois, aux formes y dormant, au
bois lui-même, tel qu’il pénètre la demeure des hommes et
dans la plénitude cachée de son être, s’y dresse”. Le vrai
menuisier ne cherche donc pas une production usuelle, ni la
réalisation d’une forme standard. Il écoute le bois. Par consé-
quent, l’essentiel du métier est la rencontre avec ce non-maî-
trisable du bois. L’écoute du bois conduit le menuisier à déce-