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Commander n’est pas éduquer !
Prescribing is not educating!
● I. Moley-Massol*
“Cinq fruits et légumes au quotidien tu consommeras,
trois verres de vin rouge de Bordeaux tu boiras,
deux si tu es une femme, mais aucun si tu es enceinte,
la graisse animale tu banniras,
mais le foie gras de canard tu t’octroieras,
Le soleil tu condamneras,
à l’exercice, tu t’astreindras,
et le stress tu traqueras !…”
éducation du patient mobilise un nombre croissant de
moyens et de partenaires, médicaux, sociaux et politiques. Mais si les professionnels impliqués dans la
santé parviennent à une représentation assez claire des risques
auxquels une population s’expose, il en va autrement de l’individu qui ne présente ni plainte ni demande, et auquel il est
demandé d’anticiper le mal pour le prévenir.
La question de l’éducation de la personne malade, ou du malade
potentiel, ne peut se résumer aux méthodes visant à mieux communiquer l’information et aux moyens de dispenser “la bonne
conduite”, la “bonne parole” à laquelle tout un chacun devrait
adhérer comme un seul homme à condition qu’elle ait pu être
entendue et comprise, ce qui reviendrait à inculquer coûte que
coûte une vision unique du “bien” et du “mal”, du “bon” et du
“mauvais” pour le corps, pour la personne et pour la société.
N’existe-t-il pas un risque à se centrer sur un discours trop normatif qui englobe les êtres dans une seule et même représentation de leur santé, à imposer par des “commandements” un
modèle idéal de “l’être en bonne santé” qui exclut la singularité
de chacun, son histoire, ses origines, sa culture ?
L’éducation pour la santé ne serait-elle pas plutôt une mise à la
disposition du patient d’informations utiles, un échange qui lui
permette d’évoluer par rapport à ses propres croyances et qui lui
donne la liberté de négocier une vision nouvelle de lui-même, de
son corps, de son rapport aux autres, de son bien-être physique,
psychique et social ?
L’
* Médecin psychothérapeute, praticienne attachée à l’hôpital Cochin, Paris. Elle
est l’auteur de L’annonce de la maladie. Une parole qui engage, aux éditions
DaTeBe (2004).
[email protected]
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L’objectif de tout médecin est de soulager et de soigner le
malade. Il œuvre avec ses compétences intellectuelles, techniques
et humaines pour obtenir la guérison ou le meilleur soulagement
possible et il attend du malade qu’il s’implique aussi dans ce
sens, pour son bien.
Il en appelle à sa raison.
Pourtant, quel praticien n’a pas un jour éprouvé consternation,
colère, découragement face à un malade, bien informé, qui, à
peine sorti d’un épisode médical sévère, renouait avec ses comportements à risques – le patient qui se remet à fumer quelques
jours après un pontage, le malade à haut risque cardiovasculaire
qui reste accroché à une alimentation riche et pléthorique, le chef
d’entreprise auquel il est conseillé de “lever le pied” après un
infarctus du myocarde et qui ne parvient pas à se désinvestir de
son travail ?
Ces malades résistent bel et bien aux injonctions médicales, sans
être pour autant dans une attitude d’opposition agressive vis-àvis des soignants et de la médecine ni dans un processus d’autodestruction.
En consultation, ils se montrent le plus souvent coopératifs, attentifs, respectueux et reconnaissants, conscients des risques qu’ils
encourent. Ils promettent, de bonne foi, de suivre scrupuleusement traitements, régimes et recommandations et d’être “un bon
malade”, c’est-à-dire un malade qui répond point par point aux
désirs de son médecin.
QUELLE RAISON ?
“Il faut être raisonnable!”, leur dit-on.
Ils voudraient bien devenir raisonnables, ces patients, mais ils n’y
parviennent pas et s’enferment peu à peu dans un sentiment de
culpabilité délétère qui risque de les tenir à distance des soignants
par peur des remontrances, et donc de tout échange véritable
autour de leur maladie. La culpabilité vient de surcroît renforcer
les conduites à risques. Un cercle vicieux s’installe, dans lequel
le malade “qui transgresse les interdits médicaux” se sent de plus
en plus fautif, honteux, infantilisé dans sa relation aux médecins,
mais aussi à sa famille. Il se perçoit comme un enfant désobéissant et coupable d’avoir trahi la confiance que les adultes (les
médecins) avaient mise en lui. Les relations avec l’entourage
familial s’en trouvent aussi fréquemment altérées.
Qu’est-ce qui, chez tous ces patients, résiste aux recommandations médicales, au-delà de la “simple” difficulté à renoncer au
plaisir quotidien de la bonne chère, de la cigarette ou des sucreLa Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006
ries, qu’est-ce qui commande leurs comportements, qui s’avère
plus fort que la logique et la morale ?
Qu’est-ce qui pousse un être humain, quels que soient son savoir
et son intelligence, à agir à l’encontre de la raison ?
DES SENTIMENTS AMBIVALENTS
Nier la complexité de l’homme et l’ambivalence de ses désirs,
c’est risquer à coup sûr de se couper de toute communication
possible avec lui.
L’ÊTRE HUMAIN ENTRETIENT DES RAPPORTS PARADOXAUX
AVEC SA SANTÉ
Il se prend dans les rets de ses contradictions. Sujet doué de raison, il voudrait se conformer aux normes sociales et se plier à la
règle, et, sujet de désirs contradictoires, il s’oppose dans le même
temps aux recommandations des spécialistes pour satisfaire
d’autres instances qui mêlent son histoire personnelle, celle de sa
famille, de sa culture, c’est-à-dire les fondements mêmes de son
identité.
Le corps n’est pas un lieu de rationnalité : il est investi par une
personne, une culture, un type de relation aux autres et au monde.
LE CORPS EST L’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ DU SUJET
C’est pourquoi la présentation rationnelle du lien entre une
conduite et ses conséquences n’a jamais permis à elle seule de
faire évoluer un comportement, parce que changer de comportement peut signifier pour le sujet modifier radicalement sa relation à lui-même et aux autres ainsi que son appartenance familiale et sociale.
Il n’est pas simple pour certains de renoncer à une tradition culinaire héritée de longue date de sa famille, de sa région, de son
milieu social.
Le changement d’habitudes de vie peut être vécu comme une
perte d’identité et un manque de loyauté familiale, une forme de
trahison.
Pour d’autres, la prise d’alcool, associée à des valeurs masculines, est un signe de virilité. Ils imaginent l’alcool indispensable
à leur vie sociale. Son abandon fait craindre le regard des autres
et une incapacité à conserver sa place sociale.
Comment exister encore à ses propres yeux, aux yeux des autres,
comment se (re)trouver ?
Pour d’autres encore, l’aménagement du rythme de travail peut
être ressenti comme une terrible blessure narcissique, par les
pertes qu’il inflige. Il impose l’abandon de ses projets de vie et
oblige à une nouvelle représentation de soi-même et de son avenir.
Quel message apporter enfin au patient qui souffre d’un surpoids
majeur, d’une obésité qui est la seule solution qu’il a trouvée à ce
jour pour pouvoir exister, protégé par sa masse qui tient l’autre à
distance ?
La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006
La question fondamentale pour le patient est celle de l’enjeu. Le
jeu en vaut-il la peine ? “Qu’est-ce que je dois lâcher d’essentiel
à moi-même, pour gagner quoi d’essentiel à ma vie ?”
Pour qu’elle puisse jouer un rôle utile pour l’individu, l’éducation pour la santé doit tenir compte de toutes ces singularités, des
héritages familiaux et culturels et des contradictions du sujet. Il
s’agit de s’adresser à un individu acteur de son “être en bonne
santé”, et non à un patient passif, réceptacle des envies, aussi
légitimes soient-elles, des spécialistes de la santé et de la prévention.
Il existe un véritable danger à définir un modèle de comportement idéal par rapport à la santé, et à désigner ainsi les “bons”
patients, dociles et compliants, et les “mauvais” patients, rebelles
et incontrôlables.
AIDER LE PATIENT À SE PENSER AUTREMENT
Tenir compte de l’ambivalence du sujet ne doit pas faire renoncer pour autant au travail d’éducation, au nom d’une soi-disant
liberté individuelle à disposer de son corps et de sa santé ou par
défaitisme, mais nécessite de se poser des questions essentielles
sur le rôle et la place de l’éducateur.
Celui qui éduque ne se limite pas à apporter une information,
à transmettre un savoir, à communiquer depuis sa position
d’émetteur détenteur d’un savoir vers un récepteur-patient, par
l’intermédiaire d’un canal de communication adapté et accessible.
Si l’information est l’objet central de l’éducation, le savoir-être
de l’éducateur auprès du patient en est le fondement et le moteur.
Le rôle de l’éducateur est de permettre les conditions qui
donneront au sujet la liberté de se penser autrement, d’envisager autrement sa vie, son rapport à lui-même et aux
autres, de se redéployer tout en gardant intègre son sentiment d’identité.
L’éducateur est celui qui permet un questionnement du patient
par rapport à soi et à son environnement. Il ouvre des portes. Il
donne à la personne une liberté nouvelle, celle d’intégrer un
savoir différent sur elle-même. La pensée est mise en mouvement, au travail, et peut ainsi s’affranchir de certains archaïsmes
et d’idées préconçues.
Le vrai éducateur de santé se situe comme un artisan, affirme
Philippe Lecorps (1)
“C’est Heidegger qui nous propose l’artisan comme modèle de
référence de l’apprendre à penser. En effet, le penseur comme
l’artisan cherchent à s’accorder à leur objet. Heidegger illustre
son propos en prenant pour exemple le menuisier qui fabrique
un coffre. Le vrai menuisier s’efforce de s’accorder, “avant
tout, aux diverses façons du bois, aux formes y dormant, au
bois lui-même, tel qu’il pénètre la demeure des hommes et
dans la plénitude cachée de son être, s’y dresse”. Le vrai
menuisier ne cherche donc pas une production usuelle, ni la
réalisation d’une forme standard. Il écoute le bois. Par conséquent, l’essentiel du métier est la rencontre avec ce non-maîtrisable du bois. L’écoute du bois conduit le menuisier à déce83
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ler les formes dormantes qui commandent son faire et son nonfaire. Heidegger renverse ici la relation et la conception traditionnelles et techniciennes qui tentent toujours de dominer le
bois, qui s’inscrivent avec lui dans un “rapport de force”. Le
vrai menuisier se laisse guider, se laisse emporter par les
formes originales du bois, seule manière par laquelle se révèle
“la plénitude cachée de son être” (1).
Il est difficile pour un praticien, toujours désireux de “faire le
bien” du patient, de renoncer à lui inculquer, coûte que coûte,
ce que la science lui a appris et qui constitue ses croyances
médicales fondamentales. “C’est l’abandon du rêve implicite de
modeler l’autre à son image” ou plutôt à l’image idéale que se
fait l’éducateur de sa fonction et de lui-même dans cette fonction (2).
L’éducation pour la santé ne peut exister que dans une relation,
une parole échangée, une production commune, même si, nous
le savons, la position du médecin et celle du patient ne peuvent
être symétriques. L’éducateur transmet son savoir, tout en restant
impliqué dans l’échange, c’est-à-dire en acceptant de recevoir de
l’autre.
L’éducateur propose, dans une position d’ouverture et d’écoute
des émotions et des représentations du patient. Il reste attentif à
ce qui, pour le patient, reste une vie acceptable et possible pour
lui, dans toutes ses dimensions, personnelle, familiale et sociale.
Il l’aide à trouver ses propres normes grâce au dialogue et à la
mise à disposition d’un savoir, d’une connaissance que le patient
intégrera, à sa façon et à son rythme.
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CONCLUSION
Sans se réduire à l’énoncé de commandements plus ou moins
stricts ni à des positions trop frileuses qui rendraient impossibles
tout échange et donc toute forme de changements utiles pour la
personne, l’éducation du patient est une démarche démocratique
qui accepte les normes de chacun, sans imposer sa norme idéale.
Elle doit permettre à chacun d’accéder à un meilleur savoir sur luimême en termes de santé ; elle ouvre des champs et donne des choix.
Elle préserve les droits fondamentaux de tout individu, le droit
d’accéder le plus librement possible à tout ce qui lui permet d’être
en bonne ou en meilleure santé et le droit tout aussi inaliénable
d’être malade sans se sentir dévalorisé ou rejeté par la société.
Infiniment complexe, l’éducation des patients ne peut se penser
qu’au travers de multiples disciplines comme l’épidémiologie, la
démographie, la géographie de la santé, l’histoire, la psychologie, l’anthropologie, la sociologie, l’économie, la statistique, la
communication… s’effaçant au final derrière le savoir-faire et le
■
savoir-être des soignants face à chaque patient.
P
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E N
S A V O I R
P L U S
…
1. Lecorps P. Éducation du patient : penser le patient comme “sujet” éducable.
Pédagogie médicale 2004;5(2):82-6.
2. Bury J.A. Éducation pour la santé. Concepts, enjeux, planification. Bruxelles :
De Boeck Université 1992.
La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006
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