L La grossesse, les addictions et le médecin

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La grossesse, les addictions
et le médecin
Jean Vignau*
L
editorial
Le passage, Anne de Colbert Christophorov.
a question de l’interruption de conduites addictives maternelles pendant la
grossesse est généralement abordée, au quotidien, par le monde médical à
travers deux notions complémentaires : la responsabilité et la motivation.
Toutes les deux placent l’individu au centre de la démarche préventive et
curative. Il s’agit, en effet, d’évaluer la motivation personnelle de chaque femme,
de l’étayer et de l’encourager. Les questionnaires d’autoévaluation (AUDIT,
Fagerström, questionnaire cannabis) et les modélisations des différents stades de
motivation (Prochatska) sont des aides précieuses en ce sens. De même, l’information sur les risques encourus par le fœtus ou l’embryon interpelle implicitement
(ou parfois explicitement) la responsabilité de la mère vis-à-vis de son enfant à
naître. De plus, ces dernières années, une troisième notion issue des frictions entre
la médecine et le droit (voir l’histoire récente de l’arrêt Perruche) s’insinue progressivement. Je veux parler là “des droits de l’embryon et du fœtus” pouvant, le
cas échéant, entrer en opposition avec les intérêts de la mère et dont le médecin
se fait parfois l’avocat. Sur ce sujet, les États-Unis offrent un exemple pour le
moins inquiétant. À bien y regarder, cette notion de droit de l’enfant à naître n’est
que le prolongement d’une même logique centrée sur l’individu : à l’individu
“mère”, dont on s’attend à ce qu’elle soit motivée et responsable, répond l’individu “enfant à naître” dont il est légitime de promouvoir les droits. Mon propos
n’est pas de remettre en doute la solidité de telles conceptions qui s’inscrivent,
remarquons-le, dans le courant dominant de “la modernité” (promotion de l’individu, confiance dans la raison surtout lorsqu’elle est scientifique) et renvoient à
l’impressionnant corpus de données concernant les répercussions de l’exposition
in utero à diverses substances psychoactives. Je voudrais seulement attirer l’attention sur le fait que cette perspective, pour moderne qu’elle soit, laisse de côté,
d’une part, la dimension des déterminants multiples – et pour la plupart non
conscients – qui sous-tendent la robustesse du comportement addictif et s’oppose à
la motivation consciente censée les combattre, et d’autre part, la dimension
collective et institutionnelle de la question.
En effet, extraire le “drame” de la grossesse autour de l’“événement” médical
particulier qu’est l’agression du fœtus par une substance, est fondamentalement
une construction sociale. Un fragment de réalité est retiré de son contexte et repris
dans une logique médicale de l’aigu, à savoir intervenir préventivement sur un
événement potentiellement dommageable pour la santé d’un être humain. Or, se
trouver enceinte alors qu’on est, par exemple, une femme alcoolique depuis plusieurs années, appartenant à un groupe familial donné, dans un environnement
socio-éducatif et socio-économique donné, n’est à l’évidence pas comparable aux
conditions expérimentales d’alcoolisation d’une rate gestante en laboratoire ! Les
déterminants des conduites d’alcoolisation de l’homme ou de la femme sont multiples, dépassant le cadre strictement toxicologique individuel.
En ce qui concerne l’action des médecins généralistes dans la cité, il me paraît
important de souligner qu’ils sont, avant tout, des médecins de famille avant d’être
des médecins d’individus. Non pas que le contexte familial soit le seul déterminant,
le seul cadre possible pour une action curative et préventive, mais il me semble être
* CIDT, service d’addictologie, 59037 Lille.
Le Courrier des addictions (5), n° 4, octobre-novembre-décembre 2003
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celui qui se présente naturellement aux praticiens de la médecine générale. Autrement dit, je crois
que l’individu-future-mère ne doit pas faire l’objet d’un acharnement préventif autant que médical.
Lorsque l’information sur les risques encourus par l’enfant à naître a été donnée, lorsqu’un soutien
à la motivation d’abandonner certaines conduites addictives a été proposé, lorsque l’éthique relationnelle, qui fonde le sentiment de responsabilité d’un parent vis-à-vis de son enfant, a été questionnée et que, malgré toutes ces interventions, les conduites addictives perdurent, cela est, me
semble-t-il, le signe de l’existence de puissants déterminismes situés hors de l’individu et justifiant
impérativement de “contextualiser” l’action médicale. Cet élargissement touche, bien entendu, le
premier cercle des proches (conjoint, parents, fratrie). En cas de conduites addictives sévères et
robustes, l’institution familiale n’est pas la seule mobilisable, il en existe d’autres dans le champ
sanitaire et social comme les centres d’addictologie, les professionnels de la santé mentale parfois,
le dispositif social… Mais attention, l’institution médicale doit également se remettre en question.
En effet, ses pratiques ont une large part de responsabilité dans cette fragmentation du parcours
des patients en de petites sous-unités d’événements plus commodes à appréhender. S’inscrire dans
un temps plus long, élargir son champ d’intervention au groupe familial, s’impliquer dans la cité,
peut représenter une certaine révolution culturelle en médecine libérale, plus habituée à un exercice solitaire dans le cadre du colloque singulier entre le médecin et son patient.
Pour terminer, je souhaite remettre en question l’opposition pour le moins manichéenne entre ce
qui est pris, à tort, pour une tendance mortifère (répétition des prises de substances, “pulsion de
mort” à l’œuvre dans les conduites addictives maternelles) et un processus de vie, s’il en est, représenté par le développement in utero de l’enfant. Cet apparent antagonisme méconnaît en effet
l’urgence “vitale” et salvatrice, au moins temporairement, de chaque prise de substances chez nos
patients “addicts”. Ce serait oublier un peu vite cette réalité éternelle de la condition humaine qui
conduit les individus à rechercher dans les produits les remèdes à leurs souffrances et la force de
les surmonter. Pour reprendre une expression du langage actuel, ces futures mères boivent, fument
ou se droguent, avant tout, “pour assurer”. Cette démarche, pour délétère qu’en soit le résultat,
n’en mérite pas moins notre bienveillance et notre compassion de soignant. C’est à cette condition
que pourra se nouer une relation véritable entre le médecin et la future mère, et qu’ensemble ils
seront le mieux à même de préserver la santé de l’enfant à naître.
Les hommes ne sont pas tous égaux
devant les addictions : en particulier les femmes
Jeudi 4 mars 2004
Organisée par la Société d’Addictologie Francophone
Salle de conférences de l’Institut Mutualiste Montsouris
(47, boulevard Jourdan, 75014 Paris)
Qu’en est-il de la “vulnérabilité” spécifique des femmes, de leur
accès aux soins et de leurs besoins de prises en charge (gynécoobstétrique, pédiatrie, etc.) ?
Les problèmes de “genre” sont ils sous-évalués, passés sous silence ?…
Propositions d’intervention, demande de programme et inscriptions :
[email protected]
Le Courrier des addictions (5), n° 4, octobre-novembre-décembre 2003
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