La place de la médecine du travail

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La place de la médecine
du travail
Martine Balette*
Les multiples répercussions individuelles et collectives
des conduites addictives sont un enjeu majeur de santé
publique. Que celles-ci soient occasionnelles ou régulières, privées ou dans
la sphère du travail, elles font peser un risque sur la santé des salariés et le
monde du travail. Si leur prise en charge est réservée classiquement à la
médecine de soins, les services de santé au travail (et l’entreprise) ont un rôle
central à jouer pour les aborder.
À la lumière des évolutions constatées,
dans les modes de consommation, et l’évolution des troubles psychopathologiques liés
aux nouvelles contraintes (psychiques) du
travail, comment faut-il considérer les pathologies addictives en milieu du travail ?
Parfois comme des pathologies d’importation (personnelles et plurifactorielles), ou,
parfois comme des pathologies d’acquisition (habitudes de consommation au travail) ? Ou encore comme des pathologies
d’adaptation (“pour tenir”) [1] ?
Cette interrogation concerne autant la médecine du travail, que celle de soins qui
doivent, l’une et l’autre, questionner la clinique du travail, pour adapter les réponses
préventives et thérapeutiques.
Mon propos s’appuie sur le regard porté à
l’interface de ma double pratique, depuis
plusieurs années : d’une part, celle de thérapeute responsable d’un Centre de cure
ambulatoire en alcoologie (CCAA) et,
d’autre part, celle de psychiatre addictologue exerçant au sein d’équipes de médecine du travail.
oins de pénibilité
M
plus de souffrance psychique
L’évolution des conditions de travail (intensification, précarisation, isolement par
perte des collectifs de travail, violence,
conflits, absence de reconnaissance…)
entraînent une augmentation des troubles
psychopathologiques liés au travail. Pour
Christophe Dejours (2), “ce ne sont pas
tous des phénomènes nouveaux, mais ils
* Psychiatre, PH CCAA, Bicêtre.
provoquent plus de somatisations, dépressions, consommation de produits psychoactifs.”
L’autonomie valorisée dans le travail, la
polyvalence et l’ultraresponsabilisation
qu’elles entraînent, sans avoir les moyens
d’y faire face, concourent à augmenter, de
façon insidieuse, la charge psychique du
travail. En quelque sorte, il faut faire plus
et mieux avec moins, avec zéro défaut, et
à temps… Par ailleurs, l’individualisme et
le spectre du chômage contribuent à exacerber la mise en concurrence des salariés
et la rupture de la solidarité dans le travail.
En un mot, si la pénibilité physique du
travail diminue, la souffrance psychique
augmente.
Dans ce contexte, l’alcool prend souvent
la place d’un anxiolytique, d’un désinhibiteur qui aide le salarié à lutter contre la
peur, le danger (pas seulement physique),
à éviter l’ennui… L’analyse de la clinique
du travail permet de regarder certains secteurs professionnels à risque (métiers du
bâtiment, de la santé…) autrement que
sous l’angle “sécuritaire” ou uniquement
comme des usages sociaux propres à ces
milieux et de les analyser à la lumière de
la psychodynamique du travail.
Comme l’ont montré C. Dejours et D. Cru
(3), ces comportements peuvent correspondre à des stratégies collectives de défense pour défier une peur indicible, garder
sa place dans le collectif de travail et y être
reconnu. Dans cette “idéologie défensive
de métier”, l’alcool tient une place privilégiée, comme stratégie d’adaptation qui,
associée à des facteurs personnels de vulnérabilité, peuvent conduire au développement d’une pathologie addictive.
Mais, pour “tenir au boulot”, les sala-
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riés recourent de plus en plus nombreux à
d’autres produits pour “se doper”. Selon une
étude ciblée sur la consommation de produits
psychotropes, menée en 2006 (4) : 20 % des
salariés auraient des comportements dopants
aux médicaments (ponctuels ou réguliers), en
lien avec leur vie professionnelle, touchant
particulièrement ceux dont le travail est le
moins valorisant, ou qui subissent des pressions, cela de façon identique dans les deux
sexes, mais avec des usages différents (hommes : alcool ; femmes : médicaments, encore
que le recours à l’alcool augmente quand elles occupent des fonctions managériales). La
consommation de cannabis tend à se banaliser (2 500 salariés, moyenne d’âge : 37 ans,
15 % sont consommateurs de cannabis).
Le Dr Michel Hautefeuille (5) fait état
d’un “dopage au quotidien” pour tenir le
coup et être performant, avec des produits
licites (alcool, tabac, médicaments...), illicites ou dopants (caféine haut dosage). Il ne
s’agit pas de recherche de plaisir, ni d’oubli.
Tant qu’il n’y a pas d’impact négatif sur la
vie professionnelle, le milieu du travail les
ignore, jusqu’au moment où ces salariés de
“l’excellence” s’écroulent. On pourrait là
aussi parler de stratégie d’adaptation (pour
tenir).
Par ailleurs, le contexte sociétal nous donne à voir des situations très complexes et
contrastées, puisque pour certains c’est
“le défi professionnel” qui devient en luimême objet d’addiction. Enfin, d’autres
salariés “adaptés” parviennent à gérer des
consommations pathologiques que nous ne
soupçonnons pas toujours. Quelle prévention pour ces salariés ?
L’ensemble de ces évolutions et de ces pratiques de consommations s’observe dans les
différents milieux professionnels. Il ne s’agit
pas, bien sûr, d’imputer au seul monde du
travail l’intégralité de l’origine des conduites addictives qui sont plurifactorielles, mais
de repérer, dans certains cas, en quoi il peut
devenir facteur de vulnérabilité.
R epérage précoce et plans
de prévention : intérêt et limites
Il reste encore difficile d’aborder la question de l’usage de produits psychotropes
en entreprise. Le tabagisme et l’alcoolisme
constituent pourtant des facteurs de risque
majeurs en termes de santé publique (20 %
des décès en France) et de risques professionnels (12 à 15 % des accidents du travail,
40 % des accidents mortels de trajet).
La prévention et la prise en charge des
Le Courrier des addictions (10) ­– n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2008
addictions sont nécessaires en milieu professionnel, de façon renouvelée et pérenne.
Leur mise en place nécessite de définir une
politique globale de prévention à partir de
l’élaboration d’une démarche collective et
d’un protocole précisant les objectifs, les
modalités d’intervention, le rôle de chacun,
le dépistage, les moyens de contrôle, l’application du règlement intérieur, les éventuelles sanctions... Il faut aussi développer
une culture de la réduction des risques,
avec limitation des pots, règles d’organisation, prise en charge d’éventuels débordements… Cette démarche doit se concevoir
avec la responsabilisation de chacun, employeur (veiller à la santé des salariés) et
salariés (prendre soin de sa santé).
Les objectifs doivent intégrer les notions de
réduction et maîtrise des risques (accidents
du travail, de trajet…), le changement de
mentalité (ne pas être incitatif), mais aussi
l’accompagnement des personnes en difficulté et faciliter leur accessibilité aux soins.
Il y a effectivement “légitimité” à intervenir, chacun à sa place et dans sa fonction :
hiérarchie, collègue, médecin du travail…
L a place de la médecine
du travail
L’encadrement a un rôle difficile à jouer,
mais essentiel, pour poser une limite à un
salarié en difficulté. Cette légitimité à intervenir suscite encore, pour beaucoup, la
crainte d’appeler à la délation. Seule une
vraie collaboration entre les différents partenaires de l’entreprise peut permettre d’offrir
le “maillage”, facilitant une meilleure articulation entre le pôle médico-social et la hiérarchie, ainsi qu’une alliance entre les salariés lorsque l’un d’entre eux a des difficultés.
Il sera largement facilité, si des actions de
prévention ont eu lieu dans l’entreprise, permettant de modifier le collectif et de soutenir
l’individuel, contribuant ainsi à l’émergence
d’une culture de prévention inscrite dans le
temps. Toutefois, informer sur les conséquences de consommations de produits est
essentiel, mais ne suffit pas à les prévenir
efficacement, si l’on ne tient pas compte du
contexte général, de la culture de l’entreprise
et de la spécificité de certains services. En
effet, dans un collectif de travail, l’autre enjeu, essentiel, de la prévention est d’agir sur
les organisations de travail pathogènes, qui
entrent en résonance avec la fragilité personnelle de certains de ses membres.
Les médecins du travail ont vu leur rôle
et leurs missions élargies, au profit de la
prise en charge globale de “la santé des
salariés”, rejoignant ainsi des missions de
santé publique.
La médecine du travail n’est ni une médecine de contrôle ni une médecine de soins.
Elle s’apparente plus à une médecine préventive visant à éviter toute altération de
la santé des salariés du fait de leur travail.
Son rôle de conseiller de l’employeur est
essentiel dans l’évaluation des risques et
des mesures de protection collective et individuelle à prendre.
La visite d’embauche, les visites réglementaires tous les deux ans au moins, peuvent
constituer un moment privilégié pour aborder ces questions et ce d’autant plus qu’il
existe des outils performants pour déceler
des usages à risques, facilitant ensuite une
intervention et un accompagnement.
Plusieurs études (6) concernant le repérage précoce du mésusage d’alcool et les
interventions brèves en milieu du travail
(RPIB) ont montré leur validité. Le repérage précoce permet de conseiller 6 à 10 %
des salariés qui ont une consommation
d’alcool à risque. L’intérêt du RPIB est de
permettre un glissement d’un “repérage
maladie” plus stigmatisant, vers une orientation de santé publique plus collective.
La prise en charge individuelle au travail
doit organiser une orientation vers le médecin traitant, dans le respect de la confidentialité, décider d’une éventuelle inaptitude
ou non (avec ce que cela peut comporter
pour le salarié, mais aussi pour le collectif
de travail), envisager l’accompagnement,
voire la réinsertion dans l’entreprise…
Il incombe aussi de questionner la collectivité de travail sur les aspects collectifs des
risques, des contraintes, de l’ambiance.
Lorsque le travail n’est plus un opérateur
de santé mentale, ou lorsque son organisation devient carrément pathogène pour le
groupe, il faut alors mener une réflexion
centrée sur le travail lui-même : analyse
difficile, puisque ces mécanismes de défense sont “relativement secrets”. Mais il
est essentiel de tenter de les décrypter.
Le médecin du travail peut aussi être amené à effectuer des dépistages de substances
psychoactives dans certaines circonstances, bien codifiées (conditions très strictes
de prélèvement), uniquement pour déterminer l’aptitude à un poste de sécurité. Si
les dosages peuvent renseigner sur la présence ou non de produits, l’interprétation
d’une part en est complexe et, d’autre part,
ils ne permettent pas d’évaluer les capacités fonctionnelles, ni professionnelles.
Le Courrier des addictions (10) ­– n ° 4 – octobre-novembre-décembre 2008
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C onflit d’intérêt
et/ou intérêt partagé ?
Médecine de soins et médecine du travail ont
des missions communes de prévention et d’insertion. Elles sont complémentaires et doivent
s’articuler dans l’intérêt du patient.
Le travail, élément essentiel de leur identité, est
plutôt hyper-investi par nos patients. La reprise
du travail peut être difficile, quand il y a eu une
interruption longue, légitimée par le soin. Il
nous faut alors les soutenir pour affronter ce
qui pourra les aider aussi à se restructurer. Des
contacts réguliers peuvent être pris avec le médecin du travail pour préparer le retour du salarié au sein de l’équipe de travail. Le recours
aux produits avait pu émousser leur habileté,
leurs savoir-faire, alors qu’ils étaient “avant”
de bons éléments de travail reconnus par tous
(pairs et hiérarchie).
Le médecin du travail doit “surfer” entre des
intérêts contradictoires, conflictuels : il doit
prendre en compte le salarié malade, le collectif de travail en souffrance, dans le cadre
des règles de sécurité à respecter.
La médecine de soins doit faire évoluer le désir de changement, en vue d’un engagement
dans un processus de soins (pour lequel le patient n’est pas toujours prêt), apprécier l’intérêt
d’un arrêt prolongé ou non, évaluer “de l’extérieur” la situation de travail et ses liens avec
la conduite addictive, obtenir une stabilisation
compatible avec une reprise professionnelle et
préparer celle-ci avec le médecin du travail.
Médecine de soins et du travail ont ensemble la lourde tâche de contribuer à favoriser
la réintégration de personnes traitées et/ou
maintenir une bonne insertion dans l’entreprise, mais aussi d’évaluer l’éventuel poids
négatif de ce même milieu. La qualité du
travail dépend aussi de la qualité de vie au
travail.
L’écoute systématique “du travail” est en soi
thérapeutique, car elle aide le salarié à mettre
en lien des éléments de souffrance, avec son
activité professionnelle, à “la penser”, et prendre conscience de l’origine de ses difficultés.
Quand il existe une souffrance au travail, de
nouvelles réponses peuvent aider à la prise en
charge de celle-ci, à l’interface du travail et du
soin : ce sont des consultations pluridisciplinaires de psychopathologie du travail.
Conclusion
L’entreprise doit sortir de la position manichéenne vis-à-vis des conduites addictives : d’hypertolérance (éviter ou ignorer)
Responsables de 15 à 20 %
des accidents du travail
 Le constat : plus de cannabis et de polyconsommations (alcool, tabac, cannabis, médicaments…), une diversification des usagers et
des usages, et des passages fréquents d’une
addiction à une autre…
 On voit apparaître des usagers d’héroïne, de
cocaïne ou de crack plutôt insérés.
 La consommation d’alcool, malgré un net
recul, reste préoccupante. Elle est partiellement
associée ou remplacée par le cannabis, ou des
médicaments psychotropes.
 La consommation de ces différents produits
serait responsable de 15 à 20 % des accidents
du travail.
au début, puis secondairement de rejet,
pour parvenir à une position plus collective et solidaire, c’est-à-dire prévenir, faciliter l’accession aux soins, traiter “médicalement et socialement” les salariés en
difficulté. La prise en compte et la prévention des conduites addictives en milieu
du travail doivent articuler un partage de
compétences de différents acteurs : au sein
de l’entreprise (hiérarchie, pôle médicosocial, élus de CHSCT…) et à l’extérieur,
médecine de soins, services sociaux, organismes de formation, ergonomes du travail, juristes...
Travailler n’est pas réductible à une activité de production. C’est aussi engager sa
subjectivité, partager, s’exposer, une façon de prendre des risques. Il faut coopérer avec les collègues, et c’est ainsi que se
construisent “au pluriel” des règles du travail qui sont en discussion dans un espace
collectif. Travailler donne une identité au
sein d’une communauté d’appartenance et
permet une reconnaissance au sein d’un
collectif. Le travail occupe une place centrale dans le lien social, mais aussi dans
la construction de soi. Il peut permettre de
s’émanciper, s’accomplir et obtenir une
reconnaissance.
Soin et prévention sont en synergie quand
“Alcool, drogues et travail”
Un DVD de l’INRS pour prévenir
les risques
Éric Durand*
Des consommations
occasionnelles ou répétées d’alcool, de cannabis ou de médicaments
psychoactifs peuvent mettre en danger la
santé et la sécurité des salariés, voire être
à l’origine d’accidents du travail. La prévention et la prise en charge des addictions
dans les entreprises passe par l’élaboration
d’une démarche collective, sans négliger
la prise en charge individuelle. Il s’agit notamment d’aboutir à un protocole accepté
par tous dans l’entreprise précisant les modes d’intervention, les moyens à mettre en
œuvre, les limites et les rôles de chacun.
Pour aider les entreprises à construire un
protocole adapté à leurs besoins, un DVD
vient d’être réalisé par l’Institut national de
recherche sur la sécurité (INRS). Il permet :
* Département études et assistance médicales, Institut
national de recherche sur la sécurité, www.inrs.fr, 30, rue
Olivier-Noyer, 75014 Paris.
– d’ouvrir une discussion sur les risques professionnels
liés aux consommations de psychotropes ;
– de faire apparaître les représentations qui entourent
ces questions ;
– de travailler sur le rôle de chacun dans le
cadre d’une politique globale de prévention.
Ce DVD vidéo est conçu pour être utilisé
dans le cadre de séances de sensibilisation
ou de formation. Il est destiné aux intervenants en entreprises, aux formateurs en
addictologie ou en prévention des risques
professionnels, aux infirmières ou aux médecins du travail, aux membres de CHSCT,
n
aux chargés de sécurité…
17
ils abordent les aspects individuels et interrogent le travail dans ce qu’il peut
avoir d’incitateur à la prise de substances
psychoactives, mais aussi de structurant,
pour aider nos patients à se reconstruire,
lorsqu’ils ont pu renoncer aux produits.n
Références bibliographiques
1. Penneau Fontbonne D, Danno C, Lacave-Oberti N, Guilho-Bailly MP, Dubre JY, Roquelaure
Y.Conduites addictives et milieu de travail. In:
Traité d’addictologie 2006(11):163-74.
2. Dejours C. La peur de ne pas tenir alimente une
logique de consommation. In: Santé et travail 2001;
36(7):27-9.
3. Cru D. La dimension collective de la prévention
de l’alcoolisme au travail. In: Revue de médecine
du travail 1993;XX,3:155-64.
4. Lapeyre Mestre M. Étude pharmaco-épidémiologique sur la consommation de psychotropes en Midi-Pyrénées en 2006. In: Travail et sécurité- INRS
5. Hautefeuille M. Un dopage au quotidien semblable au dopage sportif. Assises nationales de la prévention des addictions en entreprise, 3 mai 2006.
6. Michaud P, Kunz V, Demortière G et al. Les interventions brèves alcool sont efficaces en santé au
travail. In: Évolutions 2008;14 (INPES).
Brèves
Non à la pub pour l’alcool
sur le Net !
Plusieurs associations de prévention en
alcoologie ont adressé un courrier à
François Fillon pour l’alerter sur les risques qu’il y aurait à autoriser la publicité
généralisée en faveur des boissons alcoolisées sur Internet. Depuis le vote de la
loi Évin en 1991, il ne se passe pas une
année sans que celle-ci soit vilipendée
par les producteurs d’alcool et portée de
nouveau devant le Parlement pour être
“revisitée” à leur profit ! Aujourd’hui,
c’est l’ouverture sans limite au réseau
Internet qui est en jeu, un média d’une
puissance sans commune mesure avec
tous les autres et qui a, de plus, les faveurs sans conteste des jeunes.
Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie, Avenir et santé, Fédération française d’addictologie, Ligue contre
le cancer, Union des associations familiales,
Association nationale des intervenants en
toxicomanie…
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