S c i e n c e e t c o n s c i e n c e Nature et technique (I) : réflexions préliminaires ● Th. du Puy-Montbrun* Q u’en est-il de la nature ? N’estelle rien d’autre que ce qui est ? Est-elle en absolue extériorité à l’homme ? Peut-on alors – pour reprendre Heidegger – l’arraisonner sans merci ? Est-elle à l’inverse – et par essence – porteuse de sens ? L’homme pourrait-il alors prétendre s’en dégager, s’affirmer comme autonome par rapport à elle sans risquer de se perdre ? Y a-t-il une part de naturel en nous telle que la soumission totale de la nature à la technique nous précipiterait dans l’inhumain ? Mais alors, comment fonder qu’il faille respecter la nature ? Faudra-t-il faire le chemin à l’envers et réintroduire dans le concept de nature un principe de finalité ? Faut-il revenir sur la dichotomie cartésienne qui fait de la nature un matériau inerte, dénué de sens et sans fin propre, livré à l’expérimentation de l’homme, qui serait le seul porteur de spiritualité, et sur l’affirmation kantienne de l’autonomie de l’homme, qui ne trouve sa dignité que dans “l’universalité rationnelle de la loi morale [et] non dans la particularité des passions, dans ce pathologique qui en fait encore un être de nature (1)”. Et le même Kant de préciser, dans la Critique de la faculté de juger, que “sans l’homme, la création en son entier serait un pur désert sans objet et sans but final”. Mais qu’a fait cet homme “maître et possesseur de la nature” de son autonomie ? Sans autre référence que lui-même, sans aucune contrainte vis-à-vis de la nature, ne s’est-il pas précipité dans une impasse, fasciné qu’il est par la puissance de sa technique, puissance qu’il exerce sans limites ? De fait, la technique pose aujourd’hui la question de sa propre maîtrise, c’est-à-dire de son autonomie. Sans contrôle – mais lequel, sur quel fondement ? –, la technique n’a-t-elle pas – aujourd’hui – mis la * Paris. nature “à disposition” ? Si être conscient, c’est objectiver, c’est-à-dire réduire le monde à un ensemble d’objets, cette “capacité” d’être conscient qui nous définit nous autorise-t-elle pour autant à provoquer la nature, à la manipuler sans réserves, comme si elle n’était qu’un matériau inerte ? C’est bien là la question : peuton s’autoriser à nier toute causalité dans la nature ? La nature sans l’homme serait-elle la nature ? Inversement, pourrait-on concevoir l’homme sans la nature, un homme qui en aucune façon ne procéderait d’elle ? Si l’homme se différencie, justement par cette pensée qui le rend irréductible au reste du monde, il n’empêche qu’il participe d’elle : s’il n’est pas dans la nature – comme les animaux – il est, sans conteste, de la nature. Dès lors se pose la question du statut de la nature, dont on concevrait mal qu’il ne soit que celui d’une matière neutre, totalement et absolument disponible. Doit-on, pour autant, réintroduire un concept de finalité dans la nature ? En attendant, soulignons le lien entre elle et nous, la perception que nous avons d’être inclus en elle. Voilà qui donne un regain d’intérêt à la question de l’hétéronomie : autonome, l’homme a atteint ses limites. Il ne semble pas qu’il puisse être à luimême et à lui seul sa propre norme et qu’une extériorité s’impose pour étayer son être au monde. Cette extériorité pourrait-elle – pour partie au moins – être la nature elle-même ? D’où, alors, un nouvel impératif qui serait de la respecter avec son corollaire qui ferait de son “arraisonnement” un acte qui ne serait plus totalement humain, puisque, ce faisant, l’homme se retournerait, en quelque sorte, contre luimême. La technique ne vaut pas par elle-même mais par la finalité qui tient de la maîtrise qu’on a à lui imposer, finalité qui trouvera un fondement supplémentaire dans la fina- 54 lité que possède en lui-même ce sur quoi elle se propose d’agir. C’est ce respect de la nature qui s’impose en tant que devoir que défend Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité, en plaidant pour “une éthique d’avenir immanente (2)”. Il soutient que “les nouveaux types et les nouvelles dimensions de l’agir réclament une éthique de la prévision et de la responsabilité (3)”. Jonas souligne l’insuffisance de la science à tout saisir. Et ce qu’elle n’a pas pris en compte, c’est que la nature est porteuse de vie, de vie comme fin. C’est cette vie que menacerait la rationalité scientifique quand elle se veut globalisante. Les sciences de la nature ne nous disent pas tout de la nature, précise, fort justement, Jonas. La science n’est pas le seul rapport possible à la réalité. Voilà pourquoi “le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui (4)”. Faut-il, avec Jonas, inscrire notre démarche dans une heuristique de la peur, ne rien faire sans avoir envisagé tous les dangers possibles au nom de la responsabilité qui nous incombe envers l’humanité future ? Qu’en sera-t-il alors du champ d’application de la technique ? Et en particulier dans ce domaine si spécifique à l’homme qu’est la médecine ? (À suivre) ■ P O U R E N S A V O I R P L U S 1. Catherine Larrère, “Nature”, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Monique CantoSperber (ed), Paris, PUF, 2001, p. 1085. 2. Jonas H, Le Principe Responsabilité, Paris, Champs Flammarion, 1998, p. 45. 3. Ibid., p. 51. 4. Ibid., p. Le Courrier de colo-proctologie (IV) - n° 2 - avril - mai - juin 2003