Réflexion éthique sur les biotechnologies

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Réflexion éthique sur
les biotechnologies
GILLES VOYER, M.D., LL.M., M.A. (PHILOSOPHIE), doyen associé, directeur du Bureau de développement de l’éthique, Faculté de médecine et des
sciences de la santé, Université de Sherbrooke.
Introduction
Asclépios fut élevé par Chiron, le plus sage des centaures,
qui lui enseigna les secrets de la médecine. Asclépios
développa de façon prodigieuse ses compétences
médicales allant jusqu’à ramener les morts à la vie. Cette
atteinte à l’ordre des choses irrita Zeus qui foudroya
l’audacieux. La mythologie grecque est un bon point
de départ à toute réflexion éthique. L’histoire d’Asclépios
rappelle que, pour les Grecs, le plus grand des vices
est la démesure. Vouloir aller au-delà de la mesure,
au-delà de ce qui est raisonnable, au-delà ce qui est
humain, voilà un crime que les dieux ne peuvent tolérer.
La démesure est ce qu’il y a de plus illégitime.
Pour éviter le vice de la démesure, les humains sont
invités à développer en eux la vertu de prudence. Selon
Aristote, la prudence est la vertu intellectuelle propre
à celui qui a la responsabilité de gouverner dans le souci
du bien commun. Ce n’est ni un savant ni un sage;
c’est quelqu’un qui prend des décisions, quelqu’un
qui s’implique. En grec, le mot politicos désigne
l’« administrateur de la maison ou de la cité ». La
prudence est donc la vertu que doit acquérir le politicos.
Car la vertu est quelque chose qui s’acquiert; elle se
développe par l’expérience, mot auquel il faut donner
un sens large pour y inclure l’expérience de l’humanité.
L’équivalent moderne de la vertu de prudence est le
principe de responsabilité. C’est la raison pour laquelle
je vais poursuivre ma réflexion en utilisant les
propositions de Hans Jonas.
Le principe de responsabilité
Le principe de responsabilité est l’œuvre la plus connue
de Jonas (1995). Elle a pour fondement la réhabilitation
du concept de « fin » : « La nature manifeste au moins
une fin déterminée à savoir la vie elle-même » (Jonas,
1995, p. 107). Jonas récuse donc l’idée que la vie puisse
être le fruit d’un jeu de forces extérieures plus ou moins
lié au hasard. La vie est la manifestation la plus évoluée
de l’être. En découle l’idée que la nature doit déjà abriter
cette fin en elle (Jonas, 1995, p. 104), ce qui va à
l’encontre de la tradition cartésienne de séparation
entre matière et esprit, séparation méthodologiquement
nécessaire au progrès de la science. La philosophie de
la nature de Jonas propose donc un mode d’intelligibilité
du monde différent du mode cartésien.
Le mode cartésien est le mode d’intelligibilité propre
à la science où les ensembles complexes sont compris
comme des sommes d’éléments simples. Le
réductionnisme scientifique transforme la construction
théorique en un processus de fragmentation. Le réel,
ainsi conceptualisé, devient technologiquement
manipulable. De là, l’extraordinaire développement
de la technologie moderne.
On peut même dire que le mode d’intelligibilité
cartésien a produit un renversement de l’ordre des
choses : le réel, c’est ce qui est techniquement
manipulable; s’il est manipulable, c’est qu’il a été
simplifié; en conséquence, ce qui est complexe ne peut
être que la somme de ce qui est simplifié. Et ce mode
d’intelligibilité est aussi valable pour le monde du
vivant. La technique moderne est, en quelque sorte,
la métaphysique de la science moderne.
C’est surtout ce dernier point que récuse Jonas. Le
réductionnisme scientifique ne doit pas devenir « la »
compréhension du monde et surtout du vivant. La
vie ne saurait être réduite à un ensemble d’éléments
simples et donc potentiellement manipulables par la
technologie. De plus, pour Jonas, l’homme n’est pas
un vivant comme les autres. Il est en quelque sorte plus
« périssable » parce qu’il possède les moyens de
s’autodétruire. De là son énoncé éthique majeur :
« Agis de façon telle que les effets de ton action ne
soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une
telle vie » (Jonas, 1995, p. 31). Évitons donc que nos
actions mettent en péril l’avenir de la vie humaine.
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Agir de façon responsable, c’est de toujours garder une
certaine crainte face aux interventions techniques
sur le vivant. Cette éthique dépasse l’éthique envers
le prochain; elle est de l’ordre de la politique publique.
Par ce chemin, on retrouve, en quelque sorte, la
vertu de prudence qui, pour Aristote, était la vertu
propre au politicos, celui qui a le souci du bien de la
cité et, par extension, de l’humanité et de son avenir.
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couleur de la peau, etc. Même celles qui auraient pour
but l’amélioration de la mémoire ou de l’apprentissage
me semblent inquiétantes (Kiuru et Crystal, 2008).
Qu’en est-il de la question du prolongement de la durée
de la vie humaine au-delà de ses limites actuelles?
Imaginons que la durée de la vie humaine soit
génétiquement déterminée et que les incapacités graves
soient éliminées. Cela pourrait accroître notre longévité.
Quelles en seraient les conséquences? Vivre plus
longtemps avec une accumulation d’incapacités! En
effet, les incapacités augmentent avec le grand âge et
elles sont dues à une myriade de causes, qu’aucune
myriade de modifications génétiques ne pourrait faire
disparaître. Je ne vois donc aucun avantage à la
manœuvre. Tout au contraire, elle m’apparaît
totalement mal venue.
Qu’en est-il des manipulations génétiques? Le texte de
Baltes pose au fond la question suivante : est-il prudent
de permettre à l’homme de modifier sa propre
architecture biogénétique? Le principe de la
responsabilité invite à ne pas laisser libre cours à tout
ce qui est technologiquement faisable si la chose risque
de rendre la vie humaine plus
« périssable ». Il me semble que
Pourquoi alors chercher à prolonger
De toute façon, la biologie ne rend
les manipulations génétiques sont
la vie au-delà de ses limites
compte que de 25 % des facteurs
de cet ordre, car l’extraordinaire
actuelles au moyen de
qui affectent la longévité, 75 %
complexité de l’infiniment petit
manipulations génétiques? Le seul
de ces facteurs relevant de la
qui nous constitue nous rend
désir de ceux qui ne sont pas prêts
dimension
socio-économique,
extraordinairement vulnérables.
à lâcher prise ne m’apparaît pas un
c’est-à-dire de la pauvreté relative,
Et croire que, lorsque nous aurons
motif suffisant, ni le désir de ceux
du niveau de scolarité, de la
entièrement déchiffré les milliards
qui ont peur de l’inconnu.
satisfaction au travail, etc. Plus est
de gènes qui constituent notre
grand l’écart entre les riches et les
architecture biogénétique, nous
pauvres, plus la perte de longévité des pauvres est grande.
pourrons sans risques les manipuler repose sur le préjugé
Ceux qui ont complété douze années de scolarité vivront
cartésien déjà mentionné : une chose complexe est la
près de sept années de plus que les moins scolarisés.
somme de ces éléments simples. Et le jour où nous
Ceux qui s’épuisent dans des emplois ingrats et dépourvus
pourrons techniquement manipuler ces gènes, nous
de sécurité vivent moins longtemps (Hadler, 2004).
serons confortés dans notre réductionnisme
Toute cette complexité socioéconomique s’ajoute à la
épistémologique et la prudence nous quittera.
complexité de la biologie. Cela devrait nous inciter à
questionner
encore plus le préjugé cartésien de
Mais cette sage crainte devrait-elle nous amener à
simplification. Mais celui-ci a la vie dure, car il est
proscrire « complètement » toute modification génétique?
nécessaire au développement des technologies et aux
Peut-être pas. Théoriquement du moins. Il pourrait se
empires financiers qui en découlent.
présenter des situations où le but soit louable. S’il advenait
que l’on soit certain qu’une manipulation puisse faire
disparaître une maladie grave, alors peut-être que cela
serait acceptable. A contrario, des modifications qui
auraient pour but l’amélioration de la performance et
de l’apparence m’apparaissent blâmables parce
qu’inutilement risquées. La prudence devrait nous inciter
à nous abstenir de celles-ci. Sont de cet ordre, les
manipulations qui viseraient à accroître la force
musculaire, le poids, la taille, la croissance des poils, la
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Philosophie de l’homme
Plaçons maintenant la question au plan de la
philosophie de l’homme et du sens de la vie. Pourquoi
voudrions-nous vivre plus longtemps? Pourquoi
voudrions-nous repousser la survenue de notre mort
au-delà des limites actuelles? Il me semble que cette
question en pose une encore plus profonde. Au-delà
de son substrat organique, qu’est-ce qu’une vie humaine?
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À la différence d’une vie animale, la vie humaine est
un processus d’épanouissement, processus qui voit naître
progressivement notre identité profonde. Nous ne
sommes pas nous-mêmes en naissant, nous le devenons,
ou plus précisément, nous y advenons. Advenir à soimême, tel est, en quelque sorte, le but de nos vies.
Schématiquement, ce but, toujours imparfaitement
atteint, se déploie dans trois dimensions. La première
dimension est celle du projet. Elle contient les idées de
volonté, de but, de direction, de mouvement, d’esprit,
d’un « aller vers ». Elle évoque la construction de sa
vie, son déploiement, son épanouissement. La deuxième
dimension est celle du partage. Elle contient les idées
d’échange, de communication, de contact, de mise
en commun, de participation, d’« être ensemble ». Elle
évoque la relation avec autrui, avec la communauté,
avec l’humanité. La troisième dimension est celle de
l’identité. Elle contient les idées d’« être soi-même »,
d’être encore ce que l’on était, de pouvoir l’être encore
dans l’avenir, d’être encore reconnaissable en tant que
soi. Elle évoque l’unité de la personnalité, sa
perpétuation, son expression.
La question du prolongement de la vie devient alors
celle-ci : vivre plus longtemps permettrait-il d’advenir
davantage à soi-même? Vivre plus longtemps
permettrait-il un meilleur déploiement des dimensions
de projet, de partage et d’identité? Je soutiens que rien
ne permet vraiment de l’affirmer. En fait, tout tend à
plutôt l’infirmer, le très grand âge étant toujours très
lié à beaucoup de limitations dans notre capacité de
déploiement. Certains pourront soutenir que cette idée
de déploiement est propre à l’Occident. Je crois au
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contraire qu’elle est très fortement universalisée,
bien que la réalité en limite souvent la possibilité.
Conclusion
Pourquoi alors chercher à prolonger la vie au-delà de
ses limites actuelles au moyen de manipulations
génétiques? Le seul désir de ceux qui ne sont pas
prêts à lâcher prise ne m’apparaît pas un motif suffisant,
ni le désir de ceux qui ont peur de l’inconnu. Surtout
si l’on considère que la poursuite de cet objectif
justifierait la mobilisation de ressources considérables
au profit de la technologie (et donc des empires
financiers qui la supportent). Cette quête justifierait
alors de négliger les efforts pour améliorer les conditions
socioéconomiques. Réduire la pauvreté, accroître
l’éducation, améliorer les conditions de travail sont
des buts autrement plus importants. Ils relèvent d’un
souci de lever les obstacles au déploiement, l’idée de
déploiement étant à mon sens beaucoup plus humaine
que l’idéologie de l’amélioration de la performance.
« Le mieux est l’ennemi du bien », dit-on.
En terminant, reprenons le mythe grec raconté par
Baltes (ce numéro) : la déesse Eos obtint l’immortalité
pour son amant Tithonos, mais celui-ci vieillit et perdit
son aspect humain. Les Asclépios qui voudraient nous
améliorer devraient se méfier de la colère de Zeus!
RÉFÉRENCES
Hadler, M. M. (2004). The last well person: How to stay well despite the health-care
system. McGill-Queen’s University Press.
Jonas, H. (1995). Le principe responsabilité. Paris : Les Éditions du Cerf.
Kiuru, M. et Crystal, R. G. (2008). Progress and prospects: Gene therapy for
performance and appearance enhancement. Gene Therapy, 15, 329-337.
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