Agir de façon responsable, c’est de toujours garder une
certaine crainte face aux interventions techniques
sur le vivant. Cette éthique dépasse l’éthique envers
le prochain; elle est de l’ordre de la politique publique.
Par ce chemin, on retrouve, en quelque sorte, la
vertu de prudence qui, pour Aristote, était la vertu
propre au politicos, celui qui a le souci du bien de la
cité et, par extension, de l’humanité et de son avenir.
Les biotechnologies
Qu’en est-il des manipulations génétiques? Le texte de
Baltes pose au fond la question suivante : est-il prudent
de permettre à l’homme de modifier sa propre
architecture biogénétique? Le principe de la
responsabilité invite à ne pas laisser libre cours à tout
ce qui est technologiquement faisable si la chose risque
de rendre la vie humaine plus
« périssable ». Il me semble que
les manipulations génétiques sont
de cet ordre, car l’extraordinaire
complexité de l’infiniment petit
qui nous constitue nous rend
extraordinairement vulnérables.
Et croire que, lorsque nous aurons
entièrement déchiffré les milliards
de gènes qui constituent notre
architecture biogénétique, nous
pourrons sans risques les manipuler repose sur le préjugé
cartésien déjà mentionné : une chose complexe est la
somme de ces éléments simples. Et le jour où nous
pourrons techniquement manipuler ces gènes, nous
serons confortés dans notre réductionnisme
épistémologique et la prudence nous quittera.
Mais cette sage crainte devrait-elle nous amener à
proscrire « complètement » toute modification génétique?
Peut-être pas. Théoriquement du moins. Il pourrait se
présenter des situations où le but soit louable. S’il advenait
que l’on soit certain qu’une manipulation puisse faire
disparaître une maladie grave, alors peut-être que cela
serait acceptable. A contrario, des modifications qui
auraient pour but l’amélioration de la performance et
de l’apparence m’apparaissent blâmables parce
qu’inutilement risquées. La prudence devrait nous inciter
à nous abstenir de celles-ci. Sont de cet ordre, les
manipulations qui viseraient à accroître la force
musculaire, le poids, la taille, la croissance des poils, la
couleur de la peau, etc. Même celles qui auraient pour
but l’amélioration de la mémoire ou de l’apprentissage
me semblent inquiétantes (Kiuru et Crystal, 2008).
Qu’en est-il de la question du prolongement de la durée
de la vie humaine au-delà de ses limites actuelles?
Imaginons que la durée de la vie humaine soit
génétiquement déterminée et que les incapacités graves
soient éliminées. Cela pourrait accroître notre longévité.
Quelles en seraient les conséquences? Vivre plus
longtemps avec une accumulation d’incapacités! En
effet, les incapacités augmentent avec le grand âge et
elles sont dues à une myriade de causes, qu’aucune
myriade de modifications génétiques ne pourrait faire
disparaître. Je ne vois donc aucun avantage à la
manœuvre. Tout au contraire, elle m’apparaît
totalement mal venue.
De toute façon, la biologie ne rend
compte que de 25 % des facteurs
qui affectent la longévité, 75 %
de ces facteurs relevant de la
dimension socio-économique,
c’est-à-dire de la pauvreté relative,
du niveau de scolarité, de la
satisfaction au travail, etc. Plus est
grand l’écart entre les riches et les
pauvres, plus la perte de longévité des pauvres est grande.
Ceux qui ont complété douze années de scolarité vivront
près de sept années de plus que les moins scolarisés.
Ceux qui s’épuisent dans des emplois ingrats et dépourvus
de sécurité vivent moins longtemps (Hadler, 2004).
Toute cette complexité socioéconomique s’ajoute à la
complexité de la biologie. Cela devrait nous inciter à
questionner encore plus le préjugé cartésien de
simplification. Mais celui-ci a la vie dure, car il est
nécessaire au développement des technologies et aux
empires financiers qui en découlent.
Philosophie de l’homme
Plaçons maintenant la question au plan de la
philosophie de l’homme et du sens de la vie. Pourquoi
voudrions-nous vivre plus longtemps? Pourquoi
voudrions-nous repousser la survenue de notre mort
au-delà des limites actuelles? Il me semble que cette
question en pose une encore plus profonde. Au-delà
de son substrat organique, qu’est-ce qu’une vie humaine?
VIE ET VIEILLISSEMENT / VOL.8 NO.1 / 2010
20 RÉFLEXION ÉTHIQUE SUR LES BIOTECHNOLOGIES
Pourquoi alors chercher à prolonger
la vie au-delà de ses limites
actuelles au moyen de
manipulations génétiques? Le seul
désir de ceux qui ne sont pas prêts
à lâcher prise ne m’apparaît pas un
motif suffisant, ni le désir de ceux
qui ont peur de l’inconnu.