Courrier de l'environnement de l'INRA n°29, décembre 1996
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se développer sur le long terme si la nature qui lui fournit
gratuitement des ressources matérielles et énergétiques,
ainsi que des capacités épuratrices que l'on a longtemps cru
illimitées venait à être trop gravement endommagée.
A partir de cette nouvelle lecture, le plus élémentaire bon
sens conduit à estimer qu'en matière d'atteintes à l'environ-
nement la norme ne saurait être imposée par le marché,
agressif à l'égard de la biosphère, mais qu'elle doit au
contraire être fondée sur la logique de reproduction du
milieu naturel. C'est donc à une réforme radicale des no-
tions si intimement liées d'efficacité et de rationalité éco-
nomiques que nous sommes conviés.
En effet, l'efficacité d'un système ne peut plus être mesurée
par le seul critère des gains de productivité, mais par sa
capacité à satisfaire les besoins des hommes au moindre
coût écologique et humain. Et, comme le souligne Henri
Bartoli, « il est impossible de parler de la rationalité d'ac-
tions économiques destructrices d'êtres humains, voire de
certaines dimensions du
milieu
naturel
[...].
La rareté ne se
limite pas à ce qu'expriment le marché et les prix. Elle est
fondamentalement 'sociale', entendons déterminée par les
données naturelles et la connaissance que l'on en a, la
technologie, les institutions, les règles du jeu, les us et
coutumes, la hiérarchie des valeurs 4 ». Une véritable
rationalité économique se doit donc d'intégrer le savoir
écologique et la préoccupation éthique.
L'incapacité du marché à prendre en compte les conditions
de reproduction du milieu, ainsi que certains besoins fon-
damentaux des hommes nés ou à naître, appelle donc la
mise en place d'un nouveau système de régulation. Ce ne
peut être, comme le montre René Passet, que la « gestion
normative sous contrainte », stratégie qui consiste non pas à
supprimer le marché, dont l'efficacité est souvent remar-
quable, mais à en cantonner le libre fonctionnement à l'in-
térieur de contraintes écologiques quantitatives (rythmes de
prélèvement...) et qualitatives (beauté d'un paysage...) dont
le dépassement mettrait en péril la survie de la nature et de
la société .
Ce qui oppose cette démarche à celle de l'« écologie de
marché », ce n'est pas la nature de l'instrument d'interven-
tion (qui peut fort bien prendre, par exemple, la forme d'une
redevance), mais l'origine extra-économique de la norme,
celle-ci devant être fondée sur des considérations
écologiques et éthiques. Et il y a urgence à changer de cap,
comme le rappelle Lester R. Brown, président du
Worldwatch Institute de Washington : « Nous sommes
parvenus à un tel point d'augmentation des besoins humains
que nous avons atteint les limites des ressources disponibles
pour les satisfaire. Cette collision avec les limites du
développement provoque une déstabilisation majeure de nos
sociétés
6
. » Le rôle des pouvoirs publics et des citoyens s'en
trouve du même coup réaffirmé.
C'est en effet aux Etats, séparément ou collectivement,
qu'incombe prioritairement le devoir de mener des inter-
ventions qui se situent à l'échelle des problèmes posés.
Celles-ci peuvent revêtir des formes diverses allant, par
exemple, de la loi sur l'eau du 16 décembre 1964
(remplacée par celle du 3 janvier 1992), qui a découpé la
France en six agences financières de bassin, au protocole de
Madrid de 1991, qui fait de l'Antarctique une «réserve
naturelle consacrée à la paix et à la science », en passant par
la convention de Bruxelles du 29 novembre 1969 sur la
responsabilité civile pour des dommages dus à la pollution
par les hydrocarbures.
Le commerce international ne saurait faire exception à une
« gestion normative sous contrainte ». D'où la nécessité d'en
subordonner la liberté non seulement à des « clauses
sociales », mais également à des « clauses écologiques » se
traduisant par le prélèvement de droits compensatoires sur
les produits en provenance de pays peu respectueux d'un
environnement qui n'est plus seulement le leur, mais celui
de la planète tout entière. Ces prélèvements devraient être
reversés aux pays exportateurs sous forme d'avoirs utilisa-
bles uniquement pour le financement de projets favorables à
l'écologie
7
.
Les citoyens aussi ont leurs responsabilités. Dans un bref
mais remarquable ouvrage,- Philippe Van Parijs rappelle en
effet que « si l'éthique des ménages conduit au triomphe de
la vertu, l'éthique des entreprises conduit au triomphe du
vice 8». De fait, si une entreprise est seule à refuser, pour
des raisons éthiques, de se soumettre à l'implacable logique
du marché, elle met sa survie en péril. En revanche, si les
ménages décidaient de boycotter les firmes fabriquant des
produits polluants ou ne menant aucune action favorable à
l'environnement, le jeu même du marché conduirait celles-ci
soit à disparaître, soit, par intérêt bien compris, à adopter
une conduite « morale ». S'il est donc possible de concevoir
des cadres et des méthodes d'intervention, encore faut-il
disposer de
bases
pour déterminer, au cas par cas, les
limi-
tes de la « gestion normative sous contrainte ». Le meilleur
fondement possible est, bien sûr, la science, lorsque celle-ci
permet, par exemple, de fixer avec certitude un plafond de
pollution à ne pas dépasser.
Malheureusement, beaucoup de décisions doivent être prises
en situation d'incertitude scientifique. Dans ces cas, seule la
peur est en mesure de dresser un rempart contre les abus de
notre propre pouvoir. La peur, écrit le philosophe allemand
Hans Jonas, « devient donc la première obligation
préliminaire d'une éthique de la responsabilité historique 5 ».
Cette exigence, qui doit conduire à toujours « faire prévaloir
le mauvais pronostic sur le bon
10
» et donc à ériger la
prudence en règle d'action, trouve sa traduction politique
dans le « principe de précaution ». Ce principe, qu'il
convient de bien distinguer de l'immobilisme, prescrit que,
« lorsque existe une menace de dommage grave ou
irréversible, l'absence de certitude complète au plan scien-
tifique ne devrait pas être utilisée pour reporter à plus tard
les mesures de prévention de la dégradation de l'environ-
nement 11 ». La Charte de la Terre, adoptée lors de la confé-
rence des Nations unies sur l'environnement et le dévelop-
pement tenue à Rio en 1992
12
, ne dit pas autre chose
lorsqu'elle proclame que, « pour protéger l'environnement,
des mesures de précaution doivent être largement appli-