Le Courrier des addictions (4), n° 3, juillet/août/septembre 2002
situation dans laquelle il se trouvait quelque
temps auparavant.
Pour ces raisons, le discours sur les causes
est un discours sous l’influence de l’alcool.
Toutefois, il existe des facteurs spécifiques
d’alcoolisation (voir l’article “Le patient
alcoolisé”). La différence entre facteurs et
causes est très grande. Les “causes” seraient
déterminantes alors que dans la prise du pro-
duit, en aucun cas les facteurs ne le sont. À la
limite, un sujet peut présenter tous les fac-
teurs de risque d’alcoolisation et ne pas
boire. Cette situation se rencontre assez fré-
quemment chez les alcooliques sevrés et abs-
tinents. Pour certains d’entre eux, tout va mal
après l’abstinence (femme partie, enfants
ingrats, chômage, finances à zéro, etc.) et
pourtant ces patients maintiennent leur absti-
nence, bien qu’ils puissent présenter plus de
facteurs d’alcoolisation après qu’avant ! Leur
motivation à ne pas boire peut être alors
beaucoup plus forte qu’elle n’a jamais été et
aucune “cause”, aucune “raison” ne pourront
la faire céder !
Traiter la pathologie alcoolique
en priorité
La pathologie psychiatrique associée à l’al-
coolisation est le plus souvent secondaire à
cette alcoolisation et rarement primitive.
Même dans ce dernier cas, elle reste un fac-
teur et non une cause déterminante. Le plus
souvent, la pathologie psychiatrique
(dépression, angoisse, phobie, voire délire)
cesse ou s’améliore considérablement avec
l’arrêt du produit et ne peut, quoi qu’il en
soit, être prise en charge correctement que si
la pathologie alcoolique est traitée pour elle-
même. En effet, il est difficile, voire souvent
impossible, de traiter la pathologie psychia-
trique en dehors de l’abstinence. C’est pour-
quoi la pathologie alcoolique doit être traitée
pour elle-même et prioritairement sans
attendre une résolution du problème psychia-
trique laquelle risque de ne jamais advenir.
Prescrire certaines médications (benzodia-
zépines par exemple) en l’absence de
sevrage véritable, risque de venir compli-
quer ou aggraver la dépendance.
Dans le cadre des urgences psychiatriques,
nous rencontrons assez fréquemment des
sujets admis pour tentative de suicide qui ont
associé médicaments et alcool. Il est toujours
intéressant d’analyser finement l’ordre de la
prise des produits : dans un nombre de cas,
peut-être majoritaires, la prise d’alcool a pré-
cédé le geste suicidaire et l’a induit directe-
ment, ou en tout cas l’a permis.
Persuader le patient
de la nécessité de décider
d’arrêter de boire
Il n’existe pas de traitement médical de la
dépendance alcoolique. Le seul traitement
réside dans la prise de décision d’arrêter
complètement et définitivement la consom-
mation de toute boisson alcoolisée. Tous les
efforts thérapeutiques, toute la stratégie
thérapeutique doivent être axés sur cette
idée très simple. Les hospitalisations, les
cures, les postcures sont inutiles et ineffi-
caces si cette direction n’est pas envisagée.
Toutes ces mesures suspendent la consom-
mation et, en soi, elles peuvent être utiles
ou venir renforcer la décision de l’arrêt.
Aucun facteur extérieur au sujet alcoolique
ne peut venir le contraindre à s’arrêter de
boire s’il ne l’a pas décidé par lui-même. Si
cette décision n’est pas prise, l’arrêt ne se
fera pas. En cas contraire, cet arrêt ne dure
que le temps que dure la contrainte (prison,
hospitalisation). Dans certains cas extrêmes,
c’est d’ailleurs la seule possibilité, parfois
acceptée, voire demandée, par certains
patients pour que cesse la prise du produit.
Le traitement psychologique va donc
consister à obtenir une décision d’arrêt
complet du produit. Pour y parvenir, il est
nécessaire de mettre en scène la situation
sous une forme quelque peu dramatisée : il
faut évidemment nommer la problématique
alcoolique et la décrire frontalement dans
toutes ses dimensions, en particulier là où
le sujet ne la reconnaît pas, là où il l’ignore,
là où ses troubles cognitifs ne lui permet-
tent pas de la reconnaître et de l’analyser. Il
faut donc lui présenter clairement, sans cul-
pabilisation ni fausse honte, toutes les
facettes de sa problématique. Cela veut dire
qu’après avoir écouté avec bienveillance le
discours sur les “causes”, celui-ci doit être
pointé comme un piège différant la prise de
décision, et qui de toute façon ne pourra pas
la remplacer. Il faut décrire et expliquer les
conséquences de l’alcoolisation dans leurs
détails (effets sur la santé physique et intel-
lectuelle, conséquences professionnelles,
familiales, sociales, conséquences judiciaires
etc). Enfin, il faut placer le patient devant un
choix qui offre deux possibilités (et pas trois).
Celui-ci s’adresse à ce qu’il y a de plus
important en lui, sa liberté. Il faut dire que ce
choix ne dépend pas seulement de lui, mais
qu’il ne tolère aucune contrainte extérieure :
soit la poursuite de la consommation qui peut
être un choix librement décidé, avec toutes les
conséquences (décrites précédemment), soit
l’arrêt complet et définitif du produit avec
toutes les possibilités ouvertes dans un sens
positif qu’il faut expliquer et décrire.
Finalement, il faut laisser le sujet devant sa
décision et lui donner le temps de la réflexion
après lui avoir fourni toutes les explications.
Tout ce qui reste à faire ensuite, c’est de le
revoir pour être le témoin de sa décision et,
éventuellement, pour lui “resservir” le même
discours.
Cette décision peut être obtenue très rapide-
ment comme elle peut advenir après des
années de souffrance. Pour cette raison, il ne
faut jamais désespérer, car dans les cas appa-
remment les plus difficiles nous avons sou-
vent l’heureuse surprise d’assister à une
métamorphose brutale si nous avons su main-
tenir le contact et n’avons jamais rejeté le
patient en échec d’abstinence. L’arrêt viendra
au moment où le patient l’aura choisi et déci-
dé et non pas au moment où nous ou ses
proches l’auront décidé. En attendant, le tra-
vail pédagogique d’explication, doit être
repris sans cesse. Après le sevrage, ce soutien
devra être poursuivi sous des modalités qui
peuvent varier. L’expérience de la rechute est
souvent nécessaire et parfois indispensable.
Ce travail de persuasion nécessite de la part
du thérapeute un effort d’explication, de
compréhension, d’empathie et de convic-
tion, voire de dramatisation. Il demande de
la part du thérapeute, non pas une finesse
d’analyse psychologique, mais la participa-
tion à un drame existentiel et l’effort pour
convaincre son prochain que l’existence
est invivable avec l’alcool.
Le dénouement apparaît comme une déci-
sion qui peut se prendre en toute liberté et en
toute simplicité. Le fait de la formuler en ces
termes soulage souvent le buveur, elle lui
semble très souvent comme une voie qu’il
n’avait jamais pensé emprunter, en tout cas
dont ni lui ni son entourage n’avait jamais
parlé car le buveur attendait une solution
extérieure à son problème. Cette formulation
doit venir rompre totalement et définitive-
ment avec toute possibilité de solution exté-
rieure. Cette solution de rupture a un carac-
tère déculpabilisant puisque c’est uniquement
pour lui-même et par lui-même qu’il se traite.