É D I T O R I A L Surveillance post-thérapeutique des femmes traitées pour cancer du sein : faut-il redoser les marqueurs tumoraux ? Tumor markers in breast cancer follow-up: one more time? ● P. Kerbrat* D epuis la publication des études randomisées italiennes (1, 2) en 1994, et en l’absence de traitement curatif en situation métastatique, on pouvait estimer clos le débat concernant l’intérêt de la surveillance intensive après traitement d’un cancer du sein (3). Plusieurs objections étaient cependant apparues : d’une part les marqueurs sériques n’étaient pas inclus dans la batterie d’examens de surveillance, d’autre part la survie estimée dans le bras témoin était trop faible par rapport à la survie observée, et l’espoir d’un bénéfice aurait nécessité beaucoup plus de patientes (4). Depuis ces travaux, une forte tendance s’est dégagée en faveur de l’allègement de la surveillance post-thérapeutique à la recherche d’une rechute asymptomatique, qui serait traitée immédiatement. Elle a été renforcée successivement par l’attitude définie dans les Standards, Options et Recommandations (SOR) (5, 6) les Références médicales opposables (RMO), déconseillant l’usage des marqueurs lors de la phase post-thérapeutique (7), et les recommandations de l’American Society of Clinical Oncology (8). La publication de Nicolini (9) vient donc rompre ce consensus en affirmant un bénéfice pour une politique de surveillance par le dosage des marqueurs, suivi d’un “traitement de sauvetage”. Dans cette étude, les auteurs ont réalisé, chez 109 patientes, des dosages répétés de trois marqueurs sériques, antigène carcinoembryonnaire, Tissue polypeptide antigen (TPA) et CA15.3 tous les 4 à 6 mois, selon l’existence ou non d’une atteinte ganglionnaire axillaire. En cas d’élévation significative, et en l’absence de lésions objectivées par l’imagerie, les patientes recevaient, de façon randomisée, un traitement immédiat, ou retardé au moment où le bilan radiologique se positivait. Les auteurs concluent que le traitement précoce “guidé par les marqueurs” prolonge significativement l’intervalle libre et la survie. Faut-il donc changer nos attitudes actuelles ? La lecture attentive de cet article doit tempérer très fortement cette tentation, devant les très nombreuses critiques qui peuvent être formulées : * Département d'oncologie médicale, centre Eugène-Marquis, CS 44229, 35042 Rennes Cedex. La Lettre du Sénologue - n° 24 - avril/mai/juin 2004 • En 18 ans, 109 patientes en phase métastatique ont été recrutées ; aucune précision sur la méthode de recrutement n’est apportée. Il semblerait donc que cette équipe ne rencontre que 6 malades incluables par an. Parmi ces 109 patientes, 68 ont été sélectionnées et 41 exclues pour diverses raisons. De plus, 24, soit 40 % des patientes éligibles, ont refusé d’être incluses dans le groupe traitement immédiat. Cet essai compare donc deux groupes comprenant respectivement 36 et 32 patientes, les patientes présentant une élévation des marqueurs, concomitante à des anomalies d’imagerie, étaient incluses dans le groupe “traitement immédiat”. Il fallait donc un certain optimiste pour espérer un bénéfice quand les deux essais italiens négatifs ont chacun inclus plus de 1 200 patientes. • L’étude des caractéristiques des patientes révèle également des surprises, même si ces deux groupes ne sont statistiquement pas différents : un certain nombre de données manquent, par exemple le dosage des récepteurs hormonaux absent chez 15 des 32 patientes du groupe “traitement retardé”. • Le détail des traitements n’est pas publié : si l’on connaît le nombre de patientes rechutant sous tamoxifène adjuvant dans le groupe traitement immédiat (23), le traitement de ce sousgroupe n’est même pas homogène, 19 ont reçu un progestatif – acétate de médroxyprogestérone – qui n’est pas un standard, les 4 autres une chimiothérapie de nature non précisée, sur des critères inconnus. Quant au groupe “traitement conventionnel” donc retardé, le lecteur en ignore totalement le traitement. L’ancienneté de l’étude et son étalement dans le temps rendent d’ailleurs très probable le fait que la majorité n’a pas reçu les drogues cytotoxiques les plus modernes, taxanes ou capécitabine, comme probablement les hormonothérapies récentes, incluant les anti-aromatases, sans parler des bisphosphonates, bien que les auteurs se réfèrent fréquemment aux métastases osseuses prédominantes. • Surtout, s’il existe effectivement une différence significative dans les groupes de survie, l’analyse de celle-ci est particulièrement surprenante : il existe d’emblée, en effet, une divergence des courbes de survie alors que le point de référence est la mammectomie. Comment peut-on, dans ces conditions, comparer ces deux populations ? La survie par rapport au début du traitement est également extrêmement divergente. Chez les patientes trai3 É D I T O R I A tées immédiatement, on observe environ 20 % de décès dès les 6 premiers mois, et à 24 mois, seules 20 % environ des patientes sont encore en vie. Ces données sont en total désaccord avec plusieurs séries comportant de grands nombres de patientes, où le plus souvent la médiane de survie se situe aux environs de 24 mois, lorsqu’elles sont traitées par une chimiothérapie contenant une anthracycline, en première intention (10, 11). La survie est d’ailleurs identique chez des patientes présentant des métastases hépatiques exclusives, malgré le mauvais pronostic qu’on leur attribue (12). Qu’est-ce qui peut donc justifier un pronostic aussi péjoratif, alors qu’une bonne partie de ces malades rechute tardivement, et est donc candidate à une hormonothérapie de première ou de deuxième ligne, puis à plusieurs lignes de chimiothérapies, éventuellement associées à l’Herceptin®, ces traitements étant susceptibles d’allonger la survie (13, 14). À mon sens, l’étude publiée par Nicolini ne devrait pas, dans l’immédiat, modifier l’attitude actuelle, et conduire à nouveau à des dosages systématiques de marqueurs. Il n’y a d’ailleurs, dans la littérature, pas d’autres études allant dans ce sens, les résultats publiés par Jäger n’ayant jamais été confirmés (15). Cette prudence est confirmée par les recommandations les plus récentes (16-18). Pour modifier l’attitude actuelle, il conviendrait sans doute de disposer, d’une part de marqueurs plus fiables, permettant une détection plus précoce, d’autre part de traitements plus efficaces en phase métastatique, comme c’est le cas pour les tumeurs germinales qui constituent ici un modèle idéal. La preuve de l’intérêt des dosages répétés de marqueurs en phase post-thérapeutique ne pourra cependant être obtenue que par la réalisation de larges essais randomisés selon plusieurs schémas possibles (figure). La réalisation de ces essais est très complexe, et se heurterait certainement à la réticence des patientes à l’idée que l’on puisse découvrir des stigmates de rechute que l’on ne trai- R surveillance biologique : deux possibilités a et b O a. Surveillance biologique R b. Surveillance biologique R traitement immédiat traitement en cas de lésions figurées traitement immédiat traitement en cas de symptômes Traitement immédiat : traitement lors de l'élévation de la concentration des marqueurs sériques Figure. Essais prospectifs : schémas possibles. 4 L terait pas immédiatement. De telles réflexions ont déjà eu lieu pour les cancers du sein, ou d’autres tumeurs, qui pour l’instant se sont toutes soldées par des échecs : elles n’ont pu être mises sur pied ou achevées. Il n’est pas certain que de telles études aient vraiment un intérêt, en l’absence de progrès thérapeutiques majeurs en situation métastatique. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Rosselli del Turco M, Palli D, Carrida A et al. Intensive diagnostic follow up after treatment of primary breast cancer. A randomized trial. JAMA 1994;271:1593-7. 2. The GIVIO investigators. Impact of follow-up testing on survival and health related quality of life in breast cancer patients. A multicenter randomized controlled trial. JAMA 1994;271:1587-92. 3. Shapira DV, Urba NA. Minimalist policy for breast cancer surveillance. JAMA 1991;265:380-2 4. Bianco AR, Perrone F. Post mastectomy follow-up in patients with early breast cancer: consensus or controversy. Ann Oncol 1995;6:729-30. 5. FNCLCC. Standards, Options et Recommandations. Cancer du sein non métastatique (vol 3) : 297. Paris : Arnette Blackwill, 1996. 6. Standards, Options et Recommandations. Cancers du sein infiltrants non métastatiques. Paris : John Libbey Eurotext ed. 2001 : 222-57. 7. Références médicales opposables 17. Marqueurs tumoraux. Journal Officiel 1998 ; 282 : 18351. 8. 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