DOSSIER THÉMATIQUE Les inhibiteurs de l’aromatase dans le cancer du sein Complications ostéoarticulaires des traitements par antiaromatase dans le cancer du sein Effects of aromatase inhibitors on osteoporosis in women with breast cancer M. Laroche* Antiaromatases et ostéoporose Avant traitement, les femmes ayant un cancer du sein sont plutôt surminéralisées. En effet, plusieurs études ont démontré une relation inverse entre densité minérale osseuse (DMO) et risque de cancer du sein. Lorsqu’on effectue une ostéodensitométrie à des femmes en périménopause ou en postménopause, il a été démontré que celles qui ont une DMO élevée ont un risque de cancer du sein accru. Parallèlement, si l’on effectue des ostéodensitométries à des femmes ayant un cancer du sein, leur DMO est supérieure à celle de sujets témoins (1, 2). L’association risque de cancer du sein et augmentation de la masse osseuse tient probablement à l’hyperestrogénie qui favorise le risque de néoplasie mammaire et qui protège de l’ostéoporose. À l’opposé, lorsque le cancer du sein est traité, le risque de fracture augmente. John Kanis (3) avait montré cela, il y a plus de 10 ans, sur une cohorte de 434 femmes ayant un cancer du sein : il démontrait un risque fracturaire multiplié par 4,7 chez les femmes non en rechute et multiplié par 22 chez les femmes en rechute. Dans l’étude WHI, 5 288 femmes ayant un antécédent de cancer du sein ont été comparées à 8 848 femmes sans cancer du sein : le risque de fracture augmentait de 30 % chez les femmes ayant eu un cancer du sein. Étant donné que les femmes, avant leur cancer, ne sont pas déminéralisées, c’est donc l’impact des traitements de leur cancer du sein qui favorise cette ostéoporose. Plusieurs facteurs peuvent être incriminés. * Service de rhumatologie, CHU Toulouse. ◆◆ La ménopause précoce induite par les chimiothérapies La ménopause précoce est un facteur de risque de masse osseuse basse et de fractures ostéoporoti- ques et l’on sait, de plus, que les chimiothérapies, quelles qu’elles soient, induisent, dans 40 à 80 % des cas, une aménorrhée chez les femmes qui en bénéficient. La perte osseuse qui résulte de cette ménopause précoce est importante, plus que lors d’une ménopause naturelle. Des études densitométriques l’évaluent à - 4 % à 6 mois, -7 % à 12 mois et -10,5 % à 5 ans (4). La ménopause peut aussi être induite par les agonistes du GnRH : une baisse de la DMO de 10 % au rachis à 2 ans a été observée sous goséréline. ◆◆ La chimiothérapie peut-elle avoir, elle-même, une toxicité osseuse ? Peu d’études permettent de valider cette hypothèse. Quelques données font état d’une diminution des marqueurs de la formation osseuse après chimiothérapie par action directe des cytotoxiques sur les ostéoblastes, mais il n’existe pas d’étude au long cours. ◆◆ L’impact osseux de l’hormonothérapie Le tamoxifène, qui est un SERM (Selective Estrogen Receptor Modulator), a plutôt une action favorable sur le tissu osseux. Il a une action antagoniste aux estrogènes sur le tissu mammaire et une action agoniste sur le tissu osseux. En fait, l’action diffère selon que la femme est ménopausée ou non. Avant la ménopause, il se comporte plutôt comme un antiestrogène et provoque une baisse de la DMO. Après la ménopause, son action estrogénique-like sur le tissu osseux permet au contraire un maintien ou une augmentation de la masse osseuse. Les études densitométriques concernant ce produit sont plutôt favorables : augmentation de 1 à 2 % par an de DMO au rachis (5, 6). 24 | La Lettre du Sénologue • n° 45 - juillet-août-septembre 2009 Séno45septokimp.indd 24 25/09/09 14:57 Résumé Mots-clés Le cancer du sein va toucher en France une femme sur huit ; plus de 50 % de ces patientes auront un traitement par antiaromatases. En effet, depuis les résultats de l’étude ATAC, les antiaromatases sont administrés préférentiellement au tamoxifène ou en relais de cette molécule chez les femmes ménopausées. Les antiaromatases occasionnent essentiellement deux types de complications ostéoarticulaires : – elles augmentent le risque de fractures ostéoporotiques ; – elles occasionnent des arthromyalgies, parfois invalidantes. Ces deux problèmes sont tout à fait différents, souvent indépendants, et nous allons les aborder séparément. ◆◆ Antiaromatase et tissu osseux Les antiaromatases inhibent l’enzyme qui aromatise les androgènes des surrénales et des ovaires en estrogènes. Associées à la ménopause naturelle ou artificielle, elles réduisent de façon majeure les taux d’estrogènes circulants. Toutes les études densitométriques montrent une baisse de DMO sous antiaromatases versus placebo ou versus tamoxifène. Cette perte de DMO est de l’ordre de 2 à 3 % par an et prédomine au rachis. Les marqueurs du remodelage osseux augmentent, sous antiaromatases, de 30 à 40 %. L’étude ATAC a comparé l’anastrozole au tamoxifène (7). Après traitement de 31 mois, sur une analyse intermédiaire, 5,9 % des patientes sous anastrozole avaient eu une fracture contre 3,7 % sous tamoxifène. Il s’agissait essentiellement de tassements vertébraux. Après 68 mois de traitement, il existait 11 % de fractures sous anastrozole versus 7,7 % sous tamoxifène (p = 0,0001). L’étude IES (8) a comparé l’exémestane au tamoxifène chez 4 742 femmes. Après un suivi moyen de 37,4 mois, le nombre de fractures était plus élevé sous exémestane que sous tamoxifène : 3,1 % versus 2,3 %, mais la différence n’était pas significative. L’étude BIG 1-98 (9) a comparé le létrozole au tamoxifène en situation adjuvante chez 8 010 femmes. Après un suivi moyen de 25,8 mois, le nombre de fractures était modérément plus élevé sous létrozole : 5,7 % versus 4 % sous tamoxifène. L’incidence des fractures augmente donc sous antiaromatases mais la différence avec le tamoxifène ou le placebo est modérée, de l’ordre de 2 à 3 % à 3 ou 5 ans. Que proposer à ces femmes qui vont être traitées par des antiaromatases ? La réalisation d’une ostéodensitométrie avec mesure de la DMO du rachis et de la hanche paraît indispensable. En effet, les femmes précédemment ostéoporotiques ou ostéopéniques auront probablement un risque accru. En cas de T-score < -2,5, un traitement prévenant la perte osseuse et le risque de fractures devra être envisagé. Il faudra alors réaliser un bilan phosphocalcique (calcémie, phosphorémie, créatininémie, calciurie des 24 heures), un dosage de la thyréostimuline (TSH), pour éliminer une autre cause à l’ostéoporose. Le CTX sérique, marqueur de la résorption osseuse, sera dosé avant traitement de l’ostéoporose et après 3 mois. Si le T-score est compris entre -1 et -2,5, un contrôle à 1 ou 2 ans sera réalisé. Si la DMO est normale, compte tenu de la durée du traitement (5 ans) et de la perte osseuse attendue, il ne semble pas légitime de refaire une ostéodensitométrie. Cancer du sein Anti-aromatases Ostéoporose Douleurs articulaires Keywords Breast cancer Aromatase inhibitors Osteoporosis Arthralgia Quel traitement choisir ? Les estrogènes sont bien sûr contre-indiqués. Le raloxifène ne peut être associé aux antiaromatases. Restent donc les bisphosphonates. Sont actuellement commercialisés : l’Actonel® (risédronate) : 35 mg par semaine ou 75 mg 2 jours consécutifs par mois. Le Fosamax®, 70 mg par semaine. Actonel® et Fosamax® réduisent l’incidence des fractures vertébrales et non vertébrales dans l’ostéoporose postménopausique de façon superposable. Le Bonviva® est administré per os à 150 mg, tous les mois. Il réduit de façon significative l’incidence des fractures vertébrales, mais n’a pas d’action démontrée sur les fractures non vertébrales. L’Aclasta® (zolédronate) est administré en perfusion annuelle de 5 mg. Il agit sur les fractures vertébrales et non vertébrales. Le risédronate est la molécule la plus étudiée chez les femmes ayant un cancer du sein (10, 11). Chez ces malades, le risédronate permet de prévenir la perte osseuse au rachis et à la hanche. Deux études actuellement en cours évaluent l’efficacité du zolédronate versus placebo associé au létrozole ou à l’anastrozole. Nous ne disposons que de résultats partiels concernant la DMO : le zolédronate prévient la perte osseuse (12). Nous n’avons pas de preuve de l’action des bisphosphonates en prévention primaire des métastases osseuses, mais on conçoit mal qu’ils aient une action néfaste alors qu’ils sont utilisés en prévention secondaire. La parathormone (Forstéo®) est utilisée dans l’ostéoporose postménopausique sévère (2 fractures vertébrales au moins). La parathormone a pu induire des sarcomes chez le rat en croissance. La radiothérapie osseuse est une contre-indication à la prescription de tériparatide (Forstéo®). Faut-il contre-indiquer cette hormone chez des femmes ayant eu une radiothé- Références bibliographiques 1. Zhang Y, Kiel DP, Kreger BE et al. Bone mass and the risk of breast cancer among post-menopausal women. N Eng J Med 1997;336:611-7. 2. Nelson RL, Turyk M, Kim J et al. Bone mineral density and the subsequent risk of cancer in the NHANES I follow up cohort. BMC 2002;2:22. 3. Kanis JA, McCloskey EV, Powles T et al. A high incidence of vertebral fracture in women with breast cancer. Br J Cancer 1999;79:1179-81. 4. Shapiro CL, Manola J, Leboff M. Ovarian failure after adjuvant chemotherapy is associated with rapid bone loss in women with early stage breast cancer. J Clin Oncol 2001;19:3306-11. 5. Powles TJ, Hickish T, Kanis J et al. Effect of tamoxifen on bone mineral density in healthy pre menopausal and post menopausal women. J Clin Oncol 1996;14:78-84. 6. Love RR, Mazess RB, Barden HS. Effect of tamoxifen on bone mineral density in post menopausal women with breast cancer. N Eng J Med 1992; 326:852-6. 7. Forbes F, Cuzik J, Baum M et al. Effect of anastrozole and tamoxifen as adjuvant treatment for early-stage breast cancer: 100 months analysis of the ATAC trial. Lancet Oncol 2008;9:45-53. 8. Coleman RE, Banks LM and the IES group. Skeletal effects of Exemestane on BMD, bone biomarkers and fractures: incidence in post-menopausal women with early breast cancer participating in the IES study. Lancet Oncology 2007;8:119-27. La Lettre du Sénologue • n° 45 - juillet-août-septembre 2009 | 25 Séno45septokimp.indd 25 25/09/09 14:57 DOSSIER THÉMATIQUE Références bibliographiques 9. Thurlimann Bj, Keshaviah A, Mouridsen H et al. Big 1-98: randomized double -blind study to evaluate letrozole vs Tamoxifen as adjuvant therapy for post menopausal women with receptor positive breast cancer. J Clin Oncol 2005;23:6s. 10. Delmas P, Balena R, Confraveux E et al. Risedronate prevents bone loss in survivors of breast in women with artificial menopause due to chemotherapy of breast cancer. J Clin Oncol 1997;15: 955-62. 11. Greenspan SL, Bhattacharya RK, Sereika SM. Prevention of bone loss in survivors of breast cancer: a randomised double blind placebo controlled trial. JCEM 2005;92:131-6. 12. Brusfsky A, Harker WG, Beck JT. Zoledronic acid inhibits adjuvant letrozol induced bone loss in post menopausal women with early breast cancer. J Clin Oncol 2007;25:829-36. 13. Crew KD, Greenlee H, Capodice J et al. Prevalence of joint symptoms in post menopausal women taking aromatase inhibitors for early stage breast cancer. J Clin Oncol 2007;25:3877-83. 14. Laroche M, Borg S, Lassoued S, De Lafontan B, Roché H. Joint pain with anti-aromatase inhibitors: abnormal frequency of Sjogren syndrome. J Rheum 2007; 34:2259-63. Les inhibiteurs de l’aromatase dans le cancer du sein rapie sur la zone mammaire ? Compte tenu de l’action potentiellement proliférative du PTHrp sur les cellules cancéreuses, Forstéo® doit être administré avec grande précaution chez des patientes ayant eu des antécédents récents de cancer du sein. Le ranélate de strontium (Protélos®) n’a pas fait l’objet d’études spécifiques chez ces patientes. Les autres facteurs de risque de fractures ostéoporotiques devront être prévenus : arrêt d’une imprégnation alcoolotabagique, maintien d’une activité physique, prévention des chutes, substitution vitamino-calcique. Douleurs articulaires et musculaires sous antiaromatases L’étude ATAC démontrait que les manifestations articulaires étaient plus fréquentes sous anastrozole que sous tamoxifène (7). Les chiffres cependant étaient peu différents : 36 % versus 29 %. En pratique, les douleurs sous tamoxifène étaient le plus souvent modérées et n’entraînaient pas réellement d’altération de la qualité de vie des patientes. À l’opposé, les douleurs sous antiaromatases peuvent être importantes, invalidantes au quotidien (13). On peut craindre, en outre, une mauvaise observance chez les patientes algiques. À Toulouse, nous avons institué, dès 2006, une consultation spécialisée où les patientes prenant des antiaromatases ayant des douleurs articulaires jugées invalidantes par la malade et l’oncologue, étaient prises en charge par un rhumatologue. Cette consultation a pour but d’essayer de trouver une solution thérapeutique à ces patientes et de mieux comprendre le mécanisme de leurs douleurs. Elle comprend un examen clinique, des radiographies des mains, des avant-pieds et des articulations douloureuses, une échographie des mains et des poignets. Un bilan biologique (vitesse de sédimentation [vs], protéine C-réactive [CRP], électrophorèse des protides) et immunologique (dosage des anticorps antinucléaires, des facteurs rhumatoïdes, des anticorps antiprotéines citrullinées, des anticorps antithyroïdiens et, s’il existe un syndrome sec, une biopsie des glandes salivaires accessoires) [14]. Le suivi de 70 patientes permet d’individualiser trois types de situations : ➤➤ Pour 10 % des malades, les symptômes sont liés à un problème local spécifique : coxarthrose décompensée, périarthrite d’épaule, douleurs dans le cadre d’un rhumatisme paranéoplasique avec aponévrosite, etc. ➤➤ Pour 30 % des malades, les douleurs sont liées à l’arthrose. Celle-ci devient symptomatique par la privation estrogénique liée aux antiaromatases comme elle peut l’être après la ménopause : arthrose digitale ou rhizarthrose devenant douloureuses, gonarthrose, arthrose rachidienne. Dans ce cas, un traitement de fond antiarthrosique et des mesures locales (infiltrations, kinésithérapie) améliorent les patientes. ➤➤ Pour 60 % des patientes, les arthralgies sont surtout distales. Elles concernent les mains, avec sensation de doigts boudinés, difficultés à enlever les bagues, enraidissement matinal. Les douleurs concernent aussi les pieds et les chevilles et apparaissent surtout à la mise en charge et sont handicapantes aux premiers pas. Plus rarement, genoux, épaules, hanches peuvent être touchés. À ces douleurs articulaires s’associent fréquemment des myalgies. Les radiographies sont normales ou montrent des signes d’arthrose antérieure. L’échographie, près d’une fois sur deux, objective des arthrites ou des ténosynovites des mains, infracliniques. Sur le plan biologique, il n’existe pas, ou peu, de syndrome inflammatoire, mais la moitié de ces patientes ont un syndrome sec, des anticorps antinucléaires à des taux significatifs sans spécificité, parfois des facteurs rhumatoïdes, parfois des infiltrats lymphocytaires des glandes salivaires, parfois des anticorps antithyroïdiens. Ces malades semblent donc avoir des arthralgies qui s’intègrent dans le cadre de syndrome de Sjögren-like avec anticorps antinucléaires (14). Dans ce cadre, il faut savoir qu’un modèle de souris knock-out pour l’aromatase développe un syndrome apparenté au Sjögren avec atteinte exocrine et atteinte rénale. Les antiaromatases pourraient donc provoquer des douleurs inflammatoires, pas uniquement du fait de la privation complète en estrogène, mais par déclenchement d’un processus auto-immun. Sur le plan pratique, chez ces malades, les antalgiques sont peu efficaces. Les anti-inflammatoires ne le sont qu’une fois sur deux et de façon modérée. Les corticoïdes à faible dose (10 mg par jour de prednisone) le sont un peu plus souvent. Bien sûr, il n’est pas recommandé de poursuivre une corticothérapie au long cours chez ces patientes sous antiaromatases, car les deux traitements pourraient favoriser l’ostéoporose. en revanche, nous avons déjà donné à quelques malades des antipaludéens de synthèse avec succès. Une solution est parfois envisagée : revenir au tamoxifène si ce dernier n’est pas contre-indiqué. ■ 26 | La Lettre du Sénologue • n° 45 - juillet-août-septembre 2009 Séno45septokimp.indd 26 25/09/09 14:57