L Comorbidité ou états-limites ?

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Comorbidité ou états-limites ?
L
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es addictions sont certainement parmi les conduites qui concernent la psychopathologie, celles qui interrogent le plus le clinicien sur les frontières entre le normal et le pathologique. On
peut définir ces conduites comme le résultat de la recherche
d’un objet externe, dont le sujet a besoin pour son équilibre et qu’il ne
peut trouver au niveau de ses ressources internes. Il cherche dans une
succession de sensations et d’excitations extérieures les objets qu’il
peut maîtriser, alors qu’il ne peut contrôler ses émotions. Malade du
lien, distendu ou même brisé à une période ou à une autre de son
existence (au cours de la petite enfance), souffrant en conséquence
d’une très grande sensibilité aux aléas de la relation avec l’environnement, à l’image que celui-ci leur renvoie d’eux-mêmes, il cherche
dans sa relation avec le produit et dans le produit lui-même le pansement de sa psyché qui va lui permettre d’en colmater les failles narLes Maisons d’Europe, 2001, huile, Anne de Colbert Christophorov.
cissiques. Il cherche à se créer un objet-tiers qui lui procure une sécurité intérieure qu’il n’a jamais eue. Malheureusement, les effets
propres des produits, dans leur capacité à focaliser une dépendance en fonction de leur génie spécifique et de
la sensibilité, de la vulnérabilité psychologique mais aussi biologique du sujet, vont rapidement invalider leur
rôle de béquille. Et alors, le pronostic à moyen et à long terme de la santé mentale du sujet n’est pas fonction
de sa seule conduite addictive mais engage l’ensemble de sa personnalité. Le sevrage, l’atténuation, voire l’extinction de la conduite, pour important qu’ils soient pour le psychiatre qui a en charge le sujet, et pour le sujet
lui-même, ne résument pas un devenir qui comporte, dans une grande majorité des cas (on parle de 50 à 75 %
selon le type d’addiction et les études), la persistance, voire l’émergence de difficultés psychologiques importantes, voire de troubles psychiatriques, associées ou non à une poursuite des conduites addictives. C’est dans
cette réalité-là qu’il faut situer et discuter de la comorbidité psychiatrique des patients dépendants, dont les
difficultés concernent essentiellement trois registres : celui des troubles affectifs avec une grande fréquence des
épisodes dépressifs ; celui des troubles phobo-anxieux, restreignant le champ de leurs relations affectives et
sociales les conduisant à un appauvrissement de leurs investissements proche de l’aboulie psychotique ; celui
du registre paranoïaque à tonalité sensitive, sinon persécutoire ou passionnelle.
Schizophrénie débutante :
forme atténuée du trouble ou facteurs de vulnérabilité ?
On retrouve le même poids de ces facteurs de vulnérabilité dans les schizophrénies débutantes et la même difficulté aujourd’hui à définir de façon univoque et uniforme cette affection psychiatrique, dont on ne connaît
toujours pas l’étiologie.**
En effet, plus de cent ans après la description de la démence précoce par Kraepelin et près de cent ans après
celle de la ou des schizophrénies par E. Bleuler, on ne sait toujours pas s’il s’agit d’une entité bien déterminée
ou d’un spectre qui s’étendrait de troubles de la personnalité proches de la normale à des manifestations psychiatriques dramatiques mais elles-mêmes très diverses dans leurs modes d’expression. On ne sait pas davantage si les modes évolutifs, qui vont de l’épisode unique sans séquelles à une évolution chronique déficitaire,
correspondent à une ou plusieurs affections. La question est d’autant plus importante qu’elle pose celle de la
pertinence d’un traitement semblable dans tous les cas, notamment dans la phase initiale.
C’est qu’en effet, comme il est précisé dans le DSM IV : “Aucun symptôme isolé n’est pathognomonique de la
schizophrénie, le diagnostic implique la reconnaissance d’une constellation de signes et de symptômes associés à une altération du fonctionnement social ou des activités.” Il demeure difficile, pour ne pas dire impossible, de différencier d’éventuels prodromes et la schizophrénie débutante.
Comme le soulignent Yung et Mac Gorry : “Le prodrome initial de la psychose peut être pensé de deux
façons : la première comme la forme prépsychotique la plus précoce d’un trouble psychotique, c’està-dire une forme atténuée de psychose ou une ‘psychose émergente’ ; la seconde comme un syndrome qui confère une vulnérabilité élevée de devenir psychotique même si la psychose n’est pas
inévitable” (Yung et MC Gorry, 1996). Alors, forme atténuée du trouble ou facteurs de vulnérabilité,
continuum normal/pathologique versus rupture, la question fondamentale sous-jacente demeure tou-
Le Courrier des addictions (5), n° 1, janvier/février/mars 2003
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jours celle de la nature même de la pathologie comme de celle de ses facteurs de vulnérabilité.
On peut penser que cette nature est plurielle et qu’il existe des facteurs biologiques d’origine
génétique et acquise, mais aussi psychologiques et environnementaux. Comme pour les
conduites addictives. La part respective de ces facteurs est probablement variable selon les cas
et rendrait compte du caractère très ouvert du spectre des troubles psychotiques. À côté des
formes réputées de pronostic sévère où la part des facteurs génétiques et biologiques serait prédominante, existeraient donc des variétés où les facteurs développementaux joueraient un rôle
essentiel. Les facteurs de vulnérabilité, comme ceux de protection, résident à ce moment-là dans
la nature des liens que l’enfant a noué avec son entourage et la qualité de ce qui en aura été
intériorisé, constituant les bases d’un attachement secure ou insecure (Bowlby) et de la solidité
de son estime de lui et de son narcissisme. La force de son Moi en dépend. Plus celui-ci est fragile, plus il dépendra des aléas des relations avec le monde externe. Des changements quantitatifs peuvent ainsi conduire à un moment donné à une rupture qualitative de la relation du sujet avec
lui-même, et avec son image de lui, ainsi qu’avec les autres. C’est souligner l’importance primordiale à
nos yeux de l’équilibre entre les ressources internes et le recours au monde externe perceptivomoteur. Le corrélat de cette insuffisance de sécurité interne est que l’équilibre narcissique demeure
largement supporté par la relation aux objets externes auxquels est en quelque sorte confiée la mission
de contre-investir une réalité interne qui fait peser sur le sujet une menace de désorganisation. D’ailleurs,
les patients vulnérables à la schizophrénie s’investissent souvent – ce n’est pas un hasard – dans des
conduites addictives.
À l’adolescence, période de l’émergence de la schizophrénie débutante avec ou non conduites addictives, le caractère contraignant d’une conduite et son pouvoir réorganisateur sur la personnalité du sujet
dépendent de deux ordres de paramètres : l’importance et la nature des facteurs de vulnérabilité mais
aussi de protection ou de résilience qui appartiennent au passé du sujet, au même titre que son hérédité, son histoire individuelle et familiale ; le contexte dans lequel se déroule l’adolescence (environnement immédiat de l’adolescent, contexte social plus général...). Selon la nature des contraintes qui
pèsent sur le sujet, les troubles, qu’ils appartiennent au registre psychotique ou à d’autres, comportementaux ou addictifs, seront susceptibles d’avoir des expressions symptomatiques plus ou moins complètes. L’éventail des participations des dysfonctionnements neurobiologiques et de ceux purement relationnels, est très large et chacun de ces modes de dysfonctionnement est susceptible d’influencer l’autre.
On pourrait ainsi opposer potentialités psychotiques, fonctionnement psychotigène et fonctionnement
psychotique : comme leur nom l’indique, les potentialités psychotiques sont le fait d’organisations vulnérables à l’éclosion des deux autres modalités. Disons schématiquement qu’elles témoignent d’une
défaillance des ressources narcissiques internes, favorisant la possible émergence d’un antagonisme entre
relation d’objet et sauvegarde narcissique. Est psychotigène le fonctionnement qui met en œuvre cet antagonisme et par là même le renforce, c’est-à-dire tout fonctionnement qui fragilise le Moi et ses limites et
favorise l’indifférenciation Moi/objet. Ce sera le cas de tous les comportements aux effets dénarcissisants
sur l’adolescent (expériences de drogue, certains traumatismes, anorexie mentale…). Ils accroissent la marginalisation de l’adolescent, son sentiment de dépendance et, en conséquence, le caractère menaçant de la
relation. L’angoisse déborde les capacités du sujet d’y faire face et accroît le risque de désorganisation.
Le fonctionnement psychotique traduit une totale intolérance à la relation objectale et représenterait une
modalité d’organisation relativement stable du processus psychotique et du Moi face à l’objet, même si
le Moi est condamné à s’autodétruire avec l’objet.
Cette conception théorique correspond à notre pratique clinique qui nous fait lutter activement contre
tout fonctionnement psychotigène tel que nous venons de l’envisager et ce indépendamment du diagnostic de psychose. Cette lutte passe par tous les moyens à disposition y compris devant la persistance
de ces modes de fonctionnement, notamment dans le cadre de prise massive et continue de cannabis,
l’usage de neuroleptiques, en particulier ceux dits atypiques dont les effets secondaires sont limités et en
particulier évitant les effets abouliques, d’indifférence atypique et de retrait des neuroleptiques antérieurs.
Philippe Jeammet*
Le Courrier des addictions (5), n° 1, janvier/février/mars 2003
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* Chef du service de psychiatrie de
l’adolescent et du jeune adulte de
l’Institut Mutualiste Montsouris à Paris
(IMM), le Pr Philippe Jeammet est président de la Société européenne de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. À
ce titre, il organise le 12e congrès européen de psychiatrie de l’enfant et de
l’adolescent dont le thème est :
“Psychopathologie du développement –
Transmission et changement” qui se
tienda du 28 septembre au 1er octobre
2003 (http://www.escap2003.com).
** Le Pr Jeammet a fait récemment une
communication sur le thème “Schizophrénie débutante, diagnostic et modalité thérapeutiques”, au cours de la
conférence de consensus organisée à
Paris par la Fédération française de
psychiatrie les 23 et 24 janvier 2003
(http://www.psydoc-fr.broca.inserm.fr).
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