D
u fait des progrès incessants réalisés dans les traitements
des cancers, de plus en plus de patients sont guéris de leur
maladie ou bénéficient d’une prolongation de survie. Ces
tendances nous amènent à accorder de plus en plus d’attention à la qua-
lité de vie de nos patients (1). Les plaintes des patients ont également
évolué avec le temps et grâce à la mise à disposition de nouveaux médi-
caments. Ils se plaignent non plus tant de nausées et de vomissements,
qui sont correctement pris en charge, que de douleur, de dépression,
du retentissement sur l’entourage et surtout de fatigue, qui est ressen-
tie comme le symptôme le plus invalidant (2, 3). Nous devons donc
rechercher et combattre cette fatigue, dont l’origine n’est pas uni-
voque, mais dont une des causes peut être l’anémie. En effet, l’ané-
mie est une pathologie fréquemment rencontrée chez les patients trai-
tés pour une tumeur maligne, qu’elle soit due au cancer lui-même ou
secondaire aux traitements, notamment à la chimiothérapie.
Si l’anémie sévère est reconnue et compensée par des transfusions
globulaires, on se doit également de dépister et traiter l’anémie modé-
rée, plus fréquente. Le traitement de l’anémie modérée est mainte-
nant facilité grâce à l’apport de l’érythropoïétine (EPO), récemment
mise à la disposition des oncologues et qui devrait contribuer à amé-
liorer la prise en charge des patients quant à leur qualité de vie, la
mise en place et la poursuite des traitements anticancéreux.
LA PRISE EN CHARGE DE L’ANÉMIE EST-ELLE OPTIMALE ?
LE CANCER DU SEIN COMME MODÈLE D’ÉTUDE
ET DE RÉFLEXION
État des lieux
Une étude européenne prospective portant sur 15 000 patientes
et conduite par 1 000 investigateurs, répartis dans 750 centres et
24 pays, ECAS (European Cancer Anemia Survey), a observé la
prise en charge en routine de l’anémie chez des patientes avec un
cancer du sein. Le traitement de l’anémie consistait dans 7 % des
cas en des transfusions globulaires avec un taux moyen d’hémo-
globine à 9 g/dl à l’initiation. Dans 7 % des cas, une supplé-
mentation en fer était prescrite devant un taux moyen d’hémo-
globine à 11,7 g/dl. Douze pour cent des patientes recevaient de
l’érythropoïétine, instaurée à un taux moyen de 10,4 g/dl.
Toutefois, pour 74 % des patientes avec une hémoglobine infé-
rieure à 12 g/dl, aucun traitement n’était proposé.
Une autre enquête menée auprès de 379 patients dont 79 % de
femmes, interrogeait spécifiquement ceux s’étant plaints de
fatigue, afin de mieux décrire celle-ci et son impact sur leur qua-
lité de vie. La fatigue était ressentie comme le symptôme le plus
invalidant chez 76 % des 379 patients en cours de chimiothéra-
pie. Cette fatigue altérait la qualité de vie pour 88 % d’entre eux,
avec des difficultés ressenties dans leurs activités sociales et leurs
fonctions cognitives. Chez les 177 patients en activité profes-
sionnelle, 75 % ont dû changer de poste, et 65 % s’absentaient
régulièrement du fait de cette fatigue. La prise en charge était le
plus souvent limitée à la prescription de repos.
Traitement adjuvant actuel du cancer du sein
Le traitement adjuvant, et notamment la chimiothérapie, a per-
mis de réduire considérablement les taux de récidive et de décès.
Cette chimiothérapie s’adresse désormais à la grande majorité des
patientes opérées d’une tumeur du sein. En effet, les critères per-
mettant de surseoir à la chimiothérapie sont rarement tous pré-
sents (taille tumorale 1-2 cm, RH+, N-, SBR I, âge > 35 ans).
On admet comme standard de chimiothérapie adjuvante les pro-
tocoles à base d’anthracyclines, tels le FAC ou le FEC, plus
volontiers prescrit en France.
Or, lorsque l’on étudie les taux d’hémoglobine des patientes trai-
tées par ces protocoles, on note une anémie constante et claire-
ment dose-dépendante de 25 % sous FEC 50 à 43 % sous FEC 100,
ou même 60 % sous un protocole séquentiel CMF/FAC. De même,
selon le taux d’hémoglobine en début de traitement, l’anémie
d’apparition progressive tout au long des cycles sera plus ou moins
profonde : un taux d’hémoglobine à plus de 12 g/dl au départ res-
tera relativement stable et normal, alors qu’un taux inférieur à
12 g/dl chutera de 1 à 2 points après le premier cycle pour abou-
tir à une anémie parfois profonde en fin de traitement (figure 1).
MISE AU POINT
Prise en charge précoce de l’anémie en oncologie
D’après une interview de E.C. Antoine (clinique Hartmann, Neuilly-sur-Seine)
Early treatment of anemia in oncology
from an interview of E.C. Antoine (Hartmann clinic, Neuilly-sur-Seine)
A. Ponzio-Prion*
17
La Lettre du Cancérologue - Volume XIII - no1 - janvier-février 2004
* Institut Gustave-Roussy, 94805 Villejuif Cedex.
< 10 g/dl, 19 patientes 10-12 g/dl, 62 patientes
> 12 g/dl, 21 patientes
16
14
12
10
8
6
4
2
0
Hb
C1 C2 C3 C4 C5 C6
Cures de chimiothérapie
Figure 1. Évolution de l’hémoglobine au cours du FEC 100.
Perspectives des traitements adjuvants dans l’avenir
Les données récentes publiées ou présentées laissent supposer le
rôle majeur que joueront les deux dérivés des taxanes. En effet,
les grands essais des groupes coopérateurs ont introduit les
taxanes, soit en traitement séquentiel après le classique standard
AC
(CALGB 9344, NSAPB B-28, CALGB 9741 ou étude
CITRON), soit en remplacement d’un produit, TAC versus FAC
ou AC (BCIRG 01). Ces nouveaux protocoles ont démontré un
gain de survie sans récidive de 5 à 8 % et de survie globale de 3 à
5 %. Cependant, ce gain significatif d’efficacité s’accompagne
d’un surcroît de toxicité par rapport aux protocoles classiques, et
ces schémas peuvent majorer l’incidence et la sévérité des ané-
mies chimio-induites en prolongeant le traitement ; ainsi, une
hémoglobine inférieure à 12 g/dl est attendue dans 70 % des cas
et inférieure à 10 g/dl chez plus de 50 % des patientes.
Pourquoi et comment faut-il traiter l’anémie en oncologie ?
Les patientes se plaignent très fréquemment d’une fatigue qui
représente le symptôme à la fois le plus fréquent et le plus pénible
(4) ; les troubles cognitifs sont mal connus, mais ils sont pourtant
ressentis chez 60 % des patientes et sont parfois durables,
puisqu’ils peuvent se prolonger au-delà de 2 ans (5-7) [figure 2].
Il est important de corriger l’anémie de nos patients, afin d’amé-
liorer leur vie quotidienne, sociale, professionnelle... Pour cela,
plusieurs solutions s’offrent à nous : les transfusions globulaires,
la supplémentation en fer et l’érythropoïétine. On connaît depuis
plusieurs années les effets de l’érythropoïétine, qui n’est pas un
simple traitement de support, sur les indices d’activité, de per-
formance et de qualité de vie des patients qui en bénéficient.
Depuis plus de dix ans, les patients insuffisants rénaux chro-
niques sont traités régulièrement par une érythropoïétine, mais
les effets bénéfiques ont également été décrits depuis quelques
années chez les patients atteints de cancer (8-10).
Malgré la disponibilité de ces produits, moins de 20% des patientes
anémiques sous chimiothérapie adjuvante reçoivent un quel-
conque traitement. Or, il n’est pas tolérable, d’un point de vue
médical, mais aussi social, qu’une patiente potentiellement gué-
rie de son cancer du sein ne puisse récupérer des fonctions supé-
rieures normales au décours de son traitement (11). On ne peut
donc pas prétendre que la prise en charge soit optimale. Et pour-
tant, l’anémie et ses conséquences se traitent. La correction du taux
d’hémoglobine peut être obtenue rapidement par les transfusions
globulaires ; toutefois, si la cause persiste, comme la poursuite de
la chimiothérapie, il semble que l’effet continu et durable de l’éry-
thropoïétine soit une meilleure option (12). Il a été par ailleurs
démontré que la correction du taux d’hémoglobine est directement
corrélée avec la qualité de vie des patientes traitées par érythro-
poïétine : la qualité de vie s’améliore nettement, avec un gain
maximal dès lors que le taux d’Hb passe de 11 à 12 g/dl (figure
3). Ce gain en qualité de vie apparaît dès la 8
e
semaine de traite-
ment et augmente régulièrement pour devenir nettement signifi-
catif par rapport à un placebo (12) (figure 4).
Impact du traitement précoce : données d’études
dans le cancer du sein en phase précoce
Dans le cadre du cancer du sein, la chimiothérapie adjuvante est
quasi systématique et relativement toxique, entraînant habituel-
lement une fatigue et un retentissement sur les fonctions cogni-
tives. C’est pourquoi la correction précoce du taux d’hémoglo-
bine par administration d’érythropoïétine bêta peut être bénéfique
chez ces patientes en empêchant la survenue d’une anémie avé-
MISE AU POINT
18
La Lettre du Cancérologue - Volume XIII - no1 - janvier-février 2004
Chimiothérapie par FEC ou CMF
Altération sévère de la cognition Altération modérée de la cognition
75
50
25
0
Groupe contrôle
(n = 36)
En cours
(n = 31)
Antérieur
[médiane = 2 ans]
(n = 40)
Pourcentage de patientes
Figure 2. Dysfonction cognitive et traitement adjuvant du cancer du sein.
(D’après 7).
QDV (LASA, mm)
Érythropoïétine chez des patients
avec tumeurs malignes non myéloïdes en cours
de chimiothérapie
65
60
55
50
45 78 91011121314
Taux Hb (g/dl)
Une qualité de vie
optimisée pour une
hémoglobine > 11 g/dl
Figure 3. Au-delà du seul maintien de l’hémoglobine, la qualité de vie.
(D’après 12).
EPO bêta améliore la qualité de vie
Changements en QDV (FACT-An)
Placebo
EPO bêta
10
8
6
4
2
0
2,7
4 sem. 8 sem. 12 sem. 16 sem.
2,5
3,8 4,0 3,6
6,7
4,4
7,6
p < 0,05 p < 0,05
Figure 4. EPO et qualité de vie. (D’après 12).
rée et de ses complications, et en maintenant un taux d’hémo-
globine optimal au-dessus de 12 g/dl. Des études ont rapporté des
résultats concernant l’administration hebdomadaire d’EPO.
Une étude randomisée en double aveugle contre placebo a
observé les taux d’hémoglobine ainsi que la qualité de vie et les
fonctions cognitives chez 100 patientes traitées en adjuvant ou
en néoadjuvant par un protocole à base d’anthracyclines com-
portant ou non des taxanes et recevant à titre systématique une
EPO chaque semaine (13). Non seulement les taux d’hémoglo-
bine étaient maintenus durablement dans le bras EPO, mais une
amélioration notable et significative des indices de qualité de vie
(activité, performance, fatigue) a aussi été observée dans le bras
EPO, plus que dans le bras placebo. De même, les fonctions
cognitives ont été améliorées de façon significative par rapport
au bras placebo selon l’échelle EXIT 25 (figure 5).
À l’ASCO 2003, plus de vingt communications ont traité spéci-
fiquement de l’anémie chez des patientes en cours de chimio-
thérapie adjuvante, témoignant ainsi de l’intérêt et d’une réelle
prise de conscience des oncologues pour cet aspect de la prise en
charge de leurs patientes.
En France, certaines équipes étudient l’opportunité de traiter ces
patientes de façon précoce, en administration hebdomadaire, mais
en utilisant des doses moindres d’EPO.
Il semble que l’administration de 20 000 UI d’EPO bêta dès la
chute du taux d’hémoglobine en dessous de 12 g/dl, ou si une
chute de 1,5 g/dl survient après le premier cycle, facilite dans plus
de 80 % des cas l’amélioration et le maintien d’une hémoglobine
au-dessus de 12 g/dl et sans atteindre pour autant des taux supérieurs
à 13 ou 14 g/dl. Les données, notamment l’impact sur la qualité de
vie d’une telle prise en charge, ne sont pas encore disponibles.
Ces données sont encore très préliminaires mais apparaissent
encourageantes.
Des études portant sur de grandes cohortes de patientes avec un
suivi spécifique seraient nécessaires afin de confirmer le délai
optimal pour la mise en route de l’EPO, ainsi que le schéma et
la dose du meilleur traitement à préconiser.
De même, une évaluation de l’impact de cette prise en charge
précoce sur l’efficacité des traitements spécifiques, sur la qualité
de vie et sur la survie globale paraît nécessaire.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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MISE AU POINT
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La Lettre du Cancérologue - Volume XIII - no1 - janvier-février 2004
EPO PBO
EXIT25 amélioré
EXIT25 aggravé
EPO
PBO
Modification de l'EXIT25
p < 0,03
110
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
- 12- 1 1 - 1 0 - 9 - 8 - 7 - 6 - 5 - 4 - 3 - 2 - 1 0123 456789
Fréquence relative (%)
Figure 5. Amélioration des fonctions cognitives sous EPO. (D’après 14).
1 / 3 100%
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