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Le Courrier de l’Arcol et de la SFA (3), n° 2, avril/mai/juin 2001
Q
Q
uand un cardiologue est face à
un patient, quel cœur soigne-t-il ?
La pertinence de cette question
découle du constat que le cœur est certes
un organe mais aussi un lieu du corps par-
ticulièrement investi sur les plans affectif
et symbolique (cf. l’article “Pas de secret
pour le médecin”), Le Courrier de l’Arcol
et de la SFA (2), n
o
4, oct./nov./déc. 2000,
pages 202-3.
Avoir “mal dans la poitrine”, ressentir des
“à-coups” focalise l’attention sur la zone
thoracique et mobilise l’anxiété de sujets
informés de la grande morbidité des ma-
ladies cardiovasculaires. Le somatique est
d’emblée omniprésent, et la consultation
renforce en général ces préoccupations.
Les patients sont centrés sur les symp-
tômes qu’ils sont mis en demeure de
Certains dessins recueillis évoquent la mé-
canicité endommagée du muscle cardiaque :
volume doublé par l’insuffisance car-
diaque ou gonflé par l’anévrisme ;
zone rétractée, “morte” pour signifier
l’infarctus ;
hachures dégressives pour signaler “le
cœur sain”, là la partie intermédiaire (ha-
chures espacées), là “le cœur mauvais”
(hachures serrées), laissant un espoir pour
une possible récupération (figure 1) ;
partie “effilochée” figurant l’ineffica-
cité akinétique des fibres myocardiques
(figure 2) ;
schémas anatomiques annotés de no-
tions scientifiques, de propos alarmants
comme “Je ne le sens pas, seulement
quand il me fait mal” ;
vaisseau barré par la thrombose.
L’imagination, limitée, adhère au réel pour
représenter par “soustraction” des manques
et des amputations fonctionnelles, par
“addition”, une zone noircie devenue
“mauvaise”. C’est la restitution en images
des épreuves auxquelles les patients doi-
vent faire face : la réalité de la maladie,
mais aussi la violence faite au corps quand
il s’agit de porter en soi “le mauvais”/“la
mort” d’une partie de soi, de ne percevoir
que le douloureux comme si toute autre
sensation s’annulait.
La défaillance cardiaque connaît encore
d’autres traductions rationnelles :
ECG irréguliers, ou lignes descendantes
“par paliers”, s’arrêtant net tel un “arrêt
de mort” selon les mots d’un patient
* Cardiologue, psychiatre (PH), docteur en psy-
chologie clinique et HDR, consultante en psycho-
somatique, CHU Bichat - Claude-Bernard, Paris.
décrire avec précision. Le recours à l’ima-
gerie médicale est habituel et généra-
lement bien accepté pour confirmer le
diagnostic, pour explorer et chiffrer l’im-
portance des troubles, pour exclure le
“petit doute” et calmer l’inquiétude du
médecin, pour rassurer tel patient sans tou-
jours y parvenir, quels que soient les résul-
tats, dès lors qu’il pense qu’“on ne trouve
pas”, qu’“on lui cache quelque chose”.
L’image cardiaque, aperçue en temps réel
sur les écrans de contrôle (angio-corona-
rographie, échographie), si réaliste dans sa
lisibilité cinétique pour les médecins, si pré-
sente dans sa visibilité fonctionnelle pour
les malades, va-t-elle s’imposer comme la
représentation de référence submergeant
tout sens personnel et tout imaginaire ?
Pour poursuivre dans la voie de la re-
présentation du cœur, la consigne “des-
sinez votre cœur, comme vous croyez
ou sentez qu’il est” a été proposée à
des patients hospitalisés, lors d’entretiens
psychosomatiques.
Épreuves
Représentations du cœur malade
J.Vaysse*
Figure 1. Figure 2.
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Le Courrier de l’Arcol et de la SFA (3), n° 2, avril/mai/juin 2001
(figure 3a), remplaçant les tracés indéfec-
tibles des sujets à cœur sain (figure 3b) ;
échelles chiffrant la “progression du
mal”, reflet de la gravité pronostique ;
intersection d’axes (abcisses et ordon-
nées) en précisant que s’inscrivait là, pour
un patient, le “temps zéro” de son exis-
tence, entre “mort et renaissance” (le mo-
ment entre l’excision du cœur natif et la
mise en place du greffon pendant une chi-
rurgie de transplantation cardiaque).
Ces dessins veulent objectiver l’atteinte
hémodynamique mais, au-delà d’une
lecture quantitative, il s’agit d’autres
épreuves, dont la perte – métaphorique –
de l’énergie vitale, le vécu difficile d’un
déroulement temporel “compté” et d’une
“vie écourtée” ou “ressuscitée” au prix
d’un renoncement à son cœur natif.
Mais, il faut constater que l’esquisse du
“cœur d’amoureux” (
) domine, choisie
dans les deux tiers des cas (identique aux
sujets à cœur sain) comme support à :
des ajouts à référence somatique (vais-
seaux, cavités, etc.) ;
des flèches qui le transpercent et trahis-
sent le désarroi ;
des inscriptions d’initiales pour affirmer
l’appropriation d’un greffon : “Voilà, c’est
un cœur à moi” s’est écrié un patient
transplanté en traçant J.C. (ses initiales)
sans faire de rapprochement avec l’entre-
lacs religieux, au sein d’un cœur dont
les vaisseaux rayonnent tel un Sacré-Cœur
(figure 4) ;
des circuits interrompus suggérant une
“ligne de vie en pointillés” due à des
pauses rythmiques (avant pace-maker)
(figure 5).
Ces cumuls graphiques, souvent très ima-
ginatifs, personnalisent l’organe, signent
la double souffrance physique et psy-
chique. Le cœur dont parlent les cardio-
logues n’est pas toujours en congruence
avec celui qu’évoquent les patients.
D’une manière générale, le dessin spontané
du cœur vaut comme un cliché : il dévoile,
à un moment de la vie, la puissance de cer-
tains investissements psycho-émotionnels,
la part des dimensions pragmatique et ima-
ginaire du patient ; il révèle le sensible et
l’intelligible comme sur des épreuves pho-
tographiques. Le dessin aide encore à ap-
précier le décalage possible entre sa subjec-
tivité et l’objectivité médicale, laquelle est
moins niée que mal intégrée quand elle
est trop inquiétante. Toutes ces données
sont étayées consciemment sur des valeurs
socioculturelles et sur un savoir expert, et
plus inconsciemment sur un savoir profane
fait d’éléments sensoriels, fantasmatiques,
sublimatoires personnels.
Cet organe “d’amour”, qui abrite l’âme et
qui les “abandonne”, ne tient-il pas une
place aussi importante que la pompe car-
diaque ? La blessure somatique entraîne
toujours une blessure psychique et c’est le
degré de conscience que l’on en a qui est
variable. Car elle attaque le narcissisme
(Soi/son amour propre) en modifiant inti-
mement le corps avec des répercussions
sur le vécu du corps et des éléments qui
contribuent à la vie affective (Soi/autrui).
Une impasse du médical sur les épreuves
psychologiques engendrées par un organe
atteint – ici le cœur – risque de resurgir
inopinément et de transformer un acte
thérapeutique techniquement réussi en
échec. Mieux vaut donc s’accorder mu-
tuellement sur ce que véhicule ce formi-
dable “moteur de la vie”.
Pour en savoir plus...
Vaysse J, Dulauroy J. Proposer une transplanta-
tion cardiaque. Revue de Médecine Psychosomatique
1989 ; 19 : 81-94.
Vaysse J. Destins des organes. De l’éthique à
l’imaginaire. International Journal of Bioethics
1995 ; 6 (2) : 106-10.
Vaysse J. Images du Cœur. Paris : Desclée de
Brouwer, 1996.
Vaysse J. Petit Traité de médecine psychosomatique.
Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.
Vaysse J. L’homme, malade de sa guérison. Le
Monde de l’éducation, de la culture et de la forma-
tion 1998 ; 260 : 34-35.
Figure 3a.
Figure 3b.
Figure 4. Figure 5.
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