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Épreuves
Représentations du cœur malade
J.Vaysse*
uand un cardiologue est face à
un patient, quel cœur soigne-t-il ?
La pertinence de cette question
découle du constat que le cœur est certes
un organe mais aussi un lieu du corps particulièrement investi sur les plans affectif
et symbolique (cf. l’article “Pas de secret
pour le médecin”), Le Courrier de l’Arcol
et de la SFA (2), no 4, oct./nov./déc. 2000,
pages 202-3.
Avoir “mal dans la poitrine”, ressentir des
“à-coups” focalise l’attention sur la zone
thoracique et mobilise l’anxiété de sujets
informés de la grande morbidité des maladies cardiovasculaires. Le somatique est
d’emblée omniprésent, et la consultation
renforce en général ces préoccupations.
Les patients sont centrés sur les symptômes qu’ils sont mis en demeure de
Q
* Cardiologue, psychiatre (PH), docteur en psychologie clinique et HDR, consultante en psychosomatique, CHU Bichat - Claude-Bernard, Paris.
décrire avec précision. Le recours à l’imagerie médicale est habituel et généralement bien accepté pour confirmer le
diagnostic, pour explorer et chiffrer l’importance des troubles, pour exclure le
“petit doute” et calmer l’inquiétude du
médecin, pour rassurer tel patient sans toujours y parvenir, quels que soient les résultats, dès lors qu’il pense qu’“on ne trouve
pas”, qu’“on lui cache quelque chose”.
L’image cardiaque, aperçue en temps réel
sur les écrans de contrôle (angio-coronarographie, échographie), si réaliste dans sa
lisibilité cinétique pour les médecins, si présente dans sa visibilité fonctionnelle pour
les malades, va-t-elle s’imposer comme la
représentation de référence submergeant
tout sens personnel et tout imaginaire ?
Pour poursuivre dans la voie de la représentation du cœur, la consigne “dessinez votre cœur, comme vous croyez
ou sentez qu’il est” a été proposée à
des patients hospitalisés, lors d’entretiens
psychosomatiques.
Figure 1.
Le Courrier de l’Arcol et de la SFA (3), n° 2, avril/mai/juin 2001
Figure 2.
82
Certains dessins recueillis évoquent la mécanicité endommagée du muscle cardiaque :
– volume doublé par l’insuffisance cardiaque ou gonflé par l’anévrisme ;
– zone rétractée, “morte” pour signifier
l’infarctus ;
– hachures dégressives pour signaler “le
cœur sain”, là la partie intermédiaire (hachures espacées), là “le cœur mauvais”
(hachures serrées), laissant un espoir pour
une possible récupération (figure 1) ;
– partie “effilochée” figurant l’inefficacité akinétique des fibres myocardiques
(figure 2) ;
– schémas anatomiques annotés de notions scientifiques, de propos alarmants
comme “Je ne le sens pas, seulement
quand il me fait mal” ;
– vaisseau barré par la thrombose.
L’imagination, limitée, adhère au réel pour
représenter par “soustraction” des manques
et des amputations fonctionnelles, par
“addition”, une zone noircie devenue
“mauvaise”. C’est la restitution en images
des épreuves auxquelles les patients doivent faire face : la réalité de la maladie,
mais aussi la violence faite au corps quand
il s’agit de porter en soi “le mauvais”/“la
mort” d’une partie de soi, de ne percevoir
que le douloureux comme si toute autre
sensation s’annulait.
La défaillance cardiaque connaît encore
d’autres traductions rationnelles :
– ECG irréguliers, ou lignes descendantes
“par paliers”, s’arrêtant net tel un “arrêt
de mort” selon les mots d’un patient
Figure 3b.
Figure 3a.
(figure 3a), remplaçant les tracés indéfectibles des sujets à cœur sain (figure 3b) ;
– échelles chiffrant la “progression du
mal”, reflet de la gravité pronostique ;
– intersection d’axes (abcisses et ordonnées) en précisant que s’inscrivait là, pour
un patient, le “temps zéro” de son existence, entre “mort et renaissance” (le moment entre l’excision du cœur natif et la
mise en place du greffon pendant une chirurgie de transplantation cardiaque).
Ces dessins veulent objectiver l’atteinte
hémodynamique mais, au-delà d’une
lecture quantitative, il s’agit d’autres
épreuves, dont la perte – métaphorique –
de l’énergie vitale, le vécu difficile d’un
déroulement temporel “compté” et d’une
“vie écourtée” ou “ressuscitée” au prix
d’un renoncement à son cœur natif.
Mais, il faut constater que l’esquisse du
“cœur d’amoureux” () domine, choisie
dans les deux tiers des cas (identique aux
sujets à cœur sain) comme support à :
– des ajouts à référence somatique (vaisseaux, cavités, etc.) ;
– des flèches qui le transpercent et trahissent le désarroi ;
– des inscriptions d’initiales pour affirmer
l’appropriation d’un greffon : “Voilà, c’est
un cœur à moi” s’est écrié un patient
transplanté en traçant J.C. (ses initiales)
sans faire de rapprochement avec l’entrelacs religieux, au sein d’un cœur dont
les vaisseaux rayonnent tel un Sacré-Cœur
(figure 4) ;
– des circuits interrompus suggérant une
“ligne de vie en pointillés” due à des
pauses rythmiques (avant pace-maker)
(figure 5).
Ces cumuls graphiques, souvent très imaginatifs, personnalisent l’organe, signent
la double souffrance physique et psychique. Le cœur dont parlent les cardio-
logues n’est pas toujours en congruence
avec celui qu’évoquent les patients.
D’une manière générale, le dessin spontané
du cœur vaut comme un cliché : il dévoile,
à un moment de la vie, la puissance de certains investissements psycho-émotionnels,
la part des dimensions pragmatique et imaginaire du patient ; il révèle le sensible et
l’intelligible comme sur des épreuves photographiques. Le dessin aide encore à apprécier le décalage possible entre sa subjectivité et l’objectivité médicale, laquelle est
moins niée que mal intégrée quand elle
est trop inquiétante. Toutes ces données
sont étayées consciemment sur des valeurs
socioculturelles et sur un savoir expert, et
plus inconsciemment sur un savoir profane
fait d’éléments sensoriels, fantasmatiques,
sublimatoires personnels.
Cet organe “d’amour”, qui abrite l’âme et
qui les “abandonne”, ne tient-il pas une
place aussi importante que la pompe cardiaque ? La blessure somatique entraîne
toujours une blessure psychique et c’est le
degré de conscience que l’on en a qui est
variable. Car elle attaque le narcissisme
Figure 4.
83
(Soi/son amour propre) en modifiant intimement le corps avec des répercussions
sur le vécu du corps et des éléments qui
contribuent à la vie affective (Soi/autrui).
Une impasse du médical sur les épreuves
psychologiques engendrées par un organe
atteint – ici le cœur – risque de resurgir
inopinément et de transformer un acte
thérapeutique techniquement réussi en
échec. Mieux vaut donc s’accorder mutuellement sur ce que véhicule ce formi●
dable “moteur de la vie”.
Pour en savoir plus...
❑ Vaysse J, Dulauroy J. Proposer une transplantation cardiaque. Revue de Médecine Psychosomatique
1989 ; 19 : 81-94.
❑ Vaysse J. Destins des organes. De l’éthique à
l’imaginaire. International Journal of Bioethics
1995 ; 6 (2) : 106-10.
❑ Vaysse J. Images du Cœur. Paris : Desclée de
Brouwer, 1996.
❑ Vaysse J. Petit Traité de médecine psychosomatique.
Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.
❑ Vaysse J. L’homme, malade de sa guérison. Le
Monde de l’éducation, de la culture et de la formation 1998 ; 260 : 34-35.
Figure 5.
Le Courrier de l’Arcol et de la SFA (3), n° 2, avril/mai/juin 2001
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