D O S S I E R La cardiomyopathie du péri-partum : cas clinique et revue de la littérature Peripartum cardiomyopathy: case-report and literature review M. Nassar*, H. Moumin*, J.M. Mayenga*, J. Belaisch-Allart* L a cardiomyopathie du péri-partum (CMPP) est une forme rare mais grave de défaillance cardiaque qui affecte les femmes en fin de grossesse et pendant les cinq premiers mois du post-partum (1, 2). Cette pathologie d’étiologie indéterminée, qui se manifeste chez une femme sans antécédents cardiaques, peut avoir des conséquences dévastatrices avec un taux de mortalité de la phase aiguë et subaiguë allant de 30 à 60% (3). Cette entité rare ne doit pas être méconnue devant tout tableau évocateur car le pronostic est conditionné par la mise en route précoce du traitement, qui est similaire à celui des insuffisances cardiaques gauches avec parfois quelques modifications en rapport avec l’état gravide. CAS CLINIQUE Une femme âgée de 36 ans, primipare, originaire d’Afrique du Nord, porteuse d’une grossesse gémellaire, suite a une fécondation in vitro avec micro injection pour indication masculine, est hospitalisée à 32 semaines d’aménorrhée (SA) pour menace d’accouchement prématuré. On note dans ses antécédents une kystectomie ovarienne gauche, une automédication occasionnelle par ventoline pour gêne respiratoire à type d’asthme et un tabagisme de 3-4 paquets/année. La grossesse actuelle est triple, réduite à deux à 12 SA. À 32 SA, la patiente décrit une grande fatigabilité depuis environ 2 mois pour les gestes de la vie quotidienne, avec orthopnée mise sous le compte de la grossesse gémellaire. Une tocolyse par nicardipine (Loxen®) et une corticothérapie pour maturation pulmonaire sont faites après un bilan infectieux négatif. Le séjour est marqué par une majoration de la gêne respiratoire et de l’orthopnée accompagnée d’une prise de poids de 3 kg en une semaine. À 33 SA, une césarienne est effectuée en urgence sous rachianesthésie pour rupture prématurée des membranes et souffrance fœtale aiguë permettant l’extraction d’un garçon et d’une fille en bonne santé. La période postopératoire immédiate est marquée par l’apparition d’une hémorragie de la délivrance par atonie utérine, persistante sous ocytociques, nécessitant un remplissage par 1 000 cc de Ringer Lactate et deux plasmas frais congelés, et la mise sous sulprostone (Nalador® : 1 ampoule/heure puis 1 ampoule/3 heures). La spoliation sanguine est modérée. La patiente est transférée en * Service de gynécologie obstétriquedu Dr Belaïsch-Allart, centre hospitalier intercommunal Jean-Rostand, 141, Grande-Rue, 92318 Sèvres Cedex. La Lettre du Gynécologue - n° 295 - octobre 2004 USI où l’examen la retrouve agitée, dyspnéique avec une désaturation à 80 % sous oxygénothérapie à 8 l/mn. Elle est intubée en urgence, ventilée et sédatée. Elle est ventilée en ventilation contrôlée (FiO2 100 %, PEEP 12 avec une saturation à 88 %). L’auscultation note des râles crépitants diffus. Les aspirations trachéales sont mousseuses rosées. La gazométrie objective une hypoxémie avec un rapport PaO2/FiO2 à 60. La radiographie pulmonaire montre des opacités alvéolaires bilatérales (poumons blancs) faisant poser le diagnostic d’œdème aigu du poumon. Sur le plan hémodynamique, il n’existe pas de souffle à l’auscultation cardiaque. L’ECG note une tachycardie à 156 bpm, avec un aspect QS de V1 à V3. Le traitement est débuté et la patiente est transférée en réanimation postopératoire. L’échographie cardiaque faite à son arrivée montre un ventricule gauche dilaté et sévèrement hypokinétique (fraction d’éjection < 15%), avec un débit cardiaque à 2,5 l/mn et un volume d’éjection systolique à 20 ml. Il existe une akinésie septale alors que les autres parois sont sévèrement hypokinétiques. Le ventricule droit est modérément dilaté. On pose un cathéter pulmonaire de Swan-Ganz qui retrouve une pression de l’oreillette droite (POD) à 14 mmHg, une pression artérielle pulmonaire (PAP) à 35 mmHg, un débit cardiaque à 2,3 l/min, et une saturation veineuse en oxygène (SvO2) à 40% . Devant ce tableau d’œdème aigu du poumon cardiogénique en péri-partum immédiat, le diagnostic de cardiomyopathie du péripartum est évoqué avec mise en route d’un traitement par dobutamine, restriction hydrique, ventilation et déplétion par Lasilix® et une prévention thromboembolique. L’évolution est bonne avec amélioration progressive de l’hémodynamique, des fonctions cardiaques (tableau I) et respiratoires. On note une insuffisance rénale fonctionnelle en rapport avec le bas débit et une cytolyse modérée à six fois la normale, qui se normalisent progressivement. La patiente quitte la réanimation au sixième jour pour le service de cardiologie. Actuellement, un an plus tard, elle dit avoir récupéré un mode de vie normal, mais n’a malheureusement pas consulté en service spécialisé depuis sa sortie d’hôpital. DISCUSSION La cardiomyopathie du péri-partum (CMPP) a été décrite pour la première fois par Gouley et al. en 1937 (1). Actuellement la définition de cette pathologie est basée sur quatre critères (4) : 19 D O S S I E R Tableau I. Évolution de la fonction cardiaque. Jour 0 Jour 2 pas un signe pathognomonique de la CMPP. Devant des symptômes et des signes cliniques évocateurs Jour 6** d’une surcharge (dilatation des veines du cou et créDTDVG* 62 mm 58 mm 54 mm pitants pulmonaires), c’est l’échographie cardiaque Fraction d’éjection 15 % 45 % 25 % qui confirme le diagnostic en montrant un effondrement de la fraction d’éjection. L’électrocardioDébit cardiaque 2,5 l/mn 6 l / mn 4 l / mn gramme montre le plus souvent une tachycardie Contractilité akinésie septale amélioration hypokinésie sinusale supraventriculaire ou des troubles du Ventricule droit dilaté non dilaté non dilaté ECG QS de V1 en V3 QS de V1 en V3 QS de V1 en V3 rythme. La radiographie du thorax montre une augmentation de la silhouette cardiaque avec un œdème Troponine 156,6 ng/ml 7 ng/ml interstitiel. Le traitement de la CMPP nécessite une collabora* Diamètre télédiastolique du ventricule gauche. **24 heures après l’extubation et l’arrêt de la dobutamine. tion étroite entre les différents spécialistes (obstétriciens, réanimateurs, cardiologues, néonatologues). • L’installation d’une insuffisance cardiaque entre le dernier mois Il est similaire à celui des insuffisances cardiaques congestives. Il de la grossesse ou jusqu’à 5 mois après l’accouchement. est fondé sur l’administration de digoxine qui améliore la fonc• L’absence d’une étiologie à cette défaillance cardiaque. tion cardiaque et les symptômes, et de diurétiques. L’hydralazine • L’absence d’antécédents cardiaques avant le dernier mois de est le vasodilatateur de première intention. Les inhibiteurs de grossesse. l’enzyme de conversion sont des médicaments efficaces, mais • Le dysfonctionnement du ventricule gauche diagnostiqué à contre-indiqués pendant la grossesse à cause de leurs effets tératol’échographie. gènes. Leur utilisation est autorisée en post-partum. Les bêta-bloL’incidence est difficile à évaluer, elle varie entre 1/1 400 et quants peuvent améliorer la fonction du ventricule gauche et 1/15 000 (5). Aux États-Unis, elle est de 1/3 000 à 1/4 000 ( 4 ). retarder l’évolution du dysfonctionnement cardiaque ( 1 1 ). Leur Ces chiffres sont à rapprocher du taux de mortalité d’origine carutilisation pendant la grossesse doit être suivie d’une surveillance diaque qu’on retrouve dans le registre national français ( 6 ). Les de 72 à 96 heures du nouveau-né en post-partum. facteurs de risque classiquement identifiés sont la multiparité, Cette cardiomyopathie, qui vient se greffer sur un état d’hypercoal’âge avancé, les grossesses multiples, la pré-éclampsie, l’hypergulabilité due à la grossesse, met la patiente en haut risque thromtension gravidique, l’origine africaine, la toxicomanie, la tocolyse boembolique d’où la nécessité d’une anticoagulation par de l’hépaprolongée (7, 8). Cependant, à l’heure actuelle, la méconnaissance rine pendant la grossesse et des antivitamines K en post-partum. de l’interaction entre ces différents facteurs de risque ne permet Un traitement immunosuppresseur peut être envisagé au terme de pas de développer des recommandations pour un dépistage systédeux semaines en cas de myocardite prouvée par la biopsie assomatique des patientes à risque. ciée à un échec du traitement conventionnel. Plusieurs hypothèses étiologiques ont été élaborées, parmi lesUne étude récente a montré que les patientes traitées par immunoquelles la myocardite, une réponse immunitaire anormale à la globulines intraveineuses ont une meilleure amélioration de leur grossesse, une mauvaise adaptation à la grossesse et à ses modififraction d’éjection que les patientes traitées conventionnellement cations hémodynamiques, la libération de cytokines activées par (12). Le seul recours pour les patientes qui échappent au traitele stress, le déficit en sélénium, la tocolyse prolongée. ment médical est la transplantation cardiaque. Midei ( 9 ) a émis l’hypothèse d’une susceptibilité plus grande du Le pronostic des femmes atteintes d’une CMPP dépend de la normyocarde lors de la phase précoce d’une virose méconnue du fait malisation de la fonction et de la taille du ventricule gauche dans les d’une altération de la réponse immunitaire. Il retrouvait 76 % de 6 mois du post-partum. Approximativement la moitié des patientes myocardite sur des biopsies endomyocardiques de patientes préprésente un dysfonctionnement ventriculaire persistant (13). sentant une CMPP. Actuellement il n’y a aucun consensus en ce qui concerne les L’hypothèse immunologique fait référence à une réaction contre grossesses ultérieures. On déconseille fortement la grossesse aux des cellules fœtales qui passeraient dans la circulation maternelle patientes qui conservent une fonction cardiaque altérée. Toute se logeant dans le tissu cardiaque où elles déclenchent une réacgrossesse ultérieure nécessite une prise en charge précoce dans un tion auto-immune anormale dès que l’état d’immunosuppression centre de grossesses à haut risque. gravidique est levé : à l’appui de cette hypothèse, les taux élevés d’auto-anticorps dirigés contre le muscle cardiaque chez les CONCLUSION patients ayant une CMPP ( 1 0 ). Ces hypothèses et toutes les autres nécessitent de plus amples investigations. La CMPP est une atteinte rare mais grave engageant le pronostic vital de la patiente et de son fœtus. Elle est le plus souvent diaLe diagnostic de la CMPP repose sur la mise en évidence échognostiquée avec retard du fait de l’absence de signe pathognomographique d’un dysfonctionnement ventriculaire gauche de novo. nique. La vigilance sur les signes cliniques et leur évolution doit Cela représente un vrai challenge tant les symptômes évocateurs faire pratiquer au moindre doute une échographie cardiaque, qui sont communs au cours du dernier mois de grossesse : dyspnée, est le seul moyen pour confirmer le diagnostic et pour en limiter fatigue, œdème des membres inférieurs. la sous-estimation. La tenue d’un registre national pourrait aider à La vigilance doit être attisée devant une dyspnée d’aggravation mieux définir la prévalence de cette pathologie, d’appréhender les progressive. Les autres symptômes fréquents sont une toux, une facteurs de risque et les facteurs pronostiques et de définir une orthopnée, une dyspnée paroxystique nocturne, des hémoptysies, conduite pour les grossesses ultérieures. une fatigue, ou une gêne thoracique. Malheureusement, il n’y a 20 La Lettre du Gynécologue - n° 295 - octobre 2004 D R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Gouley BA, McMillan TM, Bellet S. 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