Les symptômes non spécifiques de la transition

publicité
L’Encéphale (2011) 37, 10-14
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
Les symptômes non spécifiques
de la transition psychotique
M.-O. Krebs
Service hospitalo-universitaire, C’JAAD, Hôpital Sainte-Anne, UMR 894 INSERM Université Paris Descartes 75014 Paris, France
La littérature internationale évoque généralement les
symptômes spécifiques de la transition psychotique, à la
recherche de facteurs prédictifs, mais très peu les symptômes non spécifiques, qui sont souvent les signes d’appels.
La question de la transition psychotique s’inscrit naturellement dans une perspective évolutive, prenant en compte la
progression de la maladie. Les psychiatres d’adultes évaluent de manière rétrospective des éléments retrouvés plus
précocement dans la vie de sujets déjà situés dans un cadre
psychopathologique. À l’inverse, les psychiatres d’adolescents doivent, face à des premiers signes parfois très discrets, attribuer une valeur prédictive à un tableau clinique
qui peut être en partie non spécifique : il s’agit soit d’étayer
un risque d’évolution péjorative, soit de l’éliminer malgré
quelques signes ou symptômes. Leur problématique est
alors plus probabiliste que catégorielle et diagnostique.
Dans l’optique probabiliste, on définit des états à très
haut risque de psychose (ou ultra-haut risque) sur la base
de symptômes cliniques potentiellement « prodromiques », succédant parfois à des états à « haut-risque »
combinant des facteurs de risque génétiques ou environnementaux précoces (Fig. 1). Il a été bien établi que
l’évolution d’un trouble psychotique chronique est d’autant meilleure qu’une intervention thérapeutique a eu
lieu dès le premier épisode. Ceci pourrait être encore plus
vrai pour les étapes préalables et l’on pourrait être en
mesure d’utiliser les capacités de résilience et de plasticité cérébrale pour entraver l’évolution d’un trouble en
cours d’installation.
Les signes prodomiques prépsychotiques
De nombreux signes prodromiques, précédant l’apparition
de la psychose, ont été décrits, de manière rétrospective.
Pour Edwards et McGorry, par exemple, on retrouve par
ordre de fréquence décroissante des difficultés de concentration et d’attention, un échec scolaire, un manque
d’énergie et de motivation, une humeur dépressive, des
troubles du sommeil, une anxiété, un isolement ou repli sur
soi, une méfiance, une détérioration du fonctionnement
social, une irritabilité.
D’autres signes prodromiques peuvent être retrouvés :
des troubles de la personnalité ; des abus d’alcool ou de
drogues ; des anomalies comportementales, en particulier
des prises de risque ; des signes pseudo-névrotiques ; des
changements cognitifs et affectifs subtils.
D’une façon générale, l’étude clinique des prodromes
permet de distinguer des indicateurs prodromiques précoces, généralement non spécifiques, et des indicateurs
prodromiques plus tardifs mais aussi plus spécifiques, qui
revêtent la forme de symptômes psychotiques atténués
(Tableau 1).
Les symptômes de base
Huber a proposé d’individualiser des symptômes de base
(basic symptoms), qui peuvent être précocement détectés.
Ce sont des symptômes subjectifs, perçus en début d’évo-
Correspondance.
Adresse e-mail : [email protected] ; [email protected] (M.-O. Krebs).
© L’Encéphale, Paris, 2011. Tous droits réservés.
Les symptômes spécifiques de la transition psychotique
lution par le patient lui-même, avant la constitution d’une
psychose véritable [3]. Les perturbations en cause peuvent
être de nature cognitive, perceptive, affective, ou sociale.
Ces plaintes subjectives concernent ainsi l’affaiblissement
des fonctions cognitives, avec une altération des capacités à
se concentrer, à être attentif, à mémoriser ; l’altération de
leurs capacités à ressentir des émotions, pouvant aller de l’irritabilité, l’excitabilité, l’« impressionnabilité », jusqu’à
l’émoussement affectif ; la perte d’énergie (fatigue, état
d’épuisement soudain, hypersensibilité à tout effort) ; l’alté-
Détection précoce
des symptômes
de base
Phase
prodromique
Premiers
symptômes
prodromiques :
faible précision
pronostique
11
ration des fonctions motrices, avec le sentiment d’être moins
habile qu’auparavant ; l’altération des sensations corporelles ; l’altération des perceptions sensorielles ; l’altération
des fonctions autonomes ; enfin, l’intolérance au stress, qui
peut conduire au déclenchement d’un épisode aigu. Un classement par ordre de fréquence de ces symptômes basiques
cognitifs a pu être proposé (Tableau 2).
Pour répondre à la question de la spécificité de ces symptômes de base, une étude de Meng et al. [5] a comparé leur
fréquence d’une part dans une population d’adolescents
Détection précoce
des critères
« ultra-high-risk »
Épisode
psychotique
aigu
Intensité
et fréquence
des symptômes
psychotiques
positifs
Symptômes
prodromiques
avec haute
précision pronostique
« Prodromes » : notion rétrospective = signes précédant
l’apparition d’un trouble psychotique ; signes annonciateurs
« États mentaux à risque » : notion probabiliste
- Ultra-high risk : UHR = 40 % à 1 an
Philips et al, 2005
Figure 1 « Prodromes » vs « états mentaux à risque ».
Tableau 1 Clinique des prodromes
Indicateurs prodromiques Indicateurs prodromiques
tardifs
précoces
(symptômes atténués)
(non spécifiques)
- Retrait social
- Détérioration
du fonctionnement
- Humeur dépressive
- Diminution
de la concentration
- Diminution
de la motivation
- Troubles du sommeil
- Anxiété
- Méfiance
- Comportement étrange
- Diminution de l’hygiène
personnelle
- Affect inapproprié
- Discours vague
ou trop élaboré
- Discours circonstanciel
- Croyances bizarres
ou pensées magiques
- Expériences perceptives
inhabituelles
Tableau 2 Le « top 10 »
des symptômes basiques cognitifs
- Réactivité émotive accrue en réponse
à des événements quotidiens
- Perturbations de la mémoire à court terme
- Persévérance dans la pensée
- Difficultés de concentration
- Réactivité émotive accrue en réponse
à des interactions sociales courantes
- Tolérance altérée à travailler
sous la pression du temps
- Interférence dans la pensée
- Vision trouble
- Besoin diminué de contact avec autrui
- Capacité diminuée à communiquer
avec d’autres en présence d’un désir pour ces contacts
12
suivis en psychiatrie pour un trouble psychotique (c’est-à-dire
remplissant les critères d’un premier épisode psychotique),
d’autre part dans une population d’adolescents suivi en psychiatrie pour un trouble non-psychotique, et enfin dans un
groupe contrôle d’adolescents représentatifs de la population
générale. Les résultats montrent que ces symptômes de base
sont retrouvés chez 30 % des adolescents de la population
générale, chez 81 % des adolescents suivis pour un trouble
psychiatrique non psychotiques, et chez 96 % des adolescents
suivis pour un premier épisode psychotique. On peut relever
que, dans cette étude, les symptômes les plus cognitifs sont
ceux qui permettent le mieux de faire la distinction entre
troubles psychotiques et troubles non-psychotiques.
Un travail réalisé dans l’unité de recherche de psychopathologie de l’Hôpital Sainte-Anne [4] a utilisé la fluence
verbale comme outil d’exploration des sujets à ultrahaut-risque de psychose, vs des sujets demandeurs d’aide
psychologique mais qui ne sont pas à haut risque. Les
résultats montrent que les tâches de fluence verbale
sémantique – et non celles de fluence verbale phonologique – sont altérées chez les sujets à ultra haut risque.
Ceci est intéressant car les tâches de fluence verbale sont
très aisées à réaliser, même en pratique clinique.
Mesure de la symptomatologie
des sujets à haut risque de psychose
Parallèlement à l’échelle de Bonn sur les symptômes de
base (Bonn Scale for the Assessment of Basic Symptoms ou
BSABS), deux outils principaux, très proches l’un de l’autre,
M.-O. Krebs
ont été développés pour quantifier cette symptomatologie : la CAARMS et la SIPS-SOPS. Dans ces échelles, la catégorisation des sujets à haut risque repose sur la présence
des symptômes positifs, qui semblent les plus spécifiques,
mais ces outils permettent d’évaluer des symptômes couvrant l’ensemble de la psychopathologie (Tableau 3).
L’étude multicentrique NAPLS (North American Prodrome
Longitudinal Study) a testé la validité de la définition d’un
« syndrome prodromique à risque » de premier épisode psychotique [6] en comparant diverses variables démographiques, symptomatiques, fonctionnelle, anamnestiques, ou
évolutives, parmi 5 groupes de sujets « prodromiques »,
contrôles, « demandeurs d’aide », « à risque familial de psychose », « schizotypiques ». Les résultats montrent que les
sujets « prodromiques », ont, par rapport aux sujets
contrôles, une symptomatologie nettement plus marquée et
un fonctionnement altéré. Mais cette différence est moins
marquée entre les sujets prodromiques et les sujets « demandeurs d’aide » ; les sujets à haut risque familial ont un niveau
d’adaptation prémorbide aussi altéré ; et les sujets schizotypiques un fonctionnement et une symptomatologie au moins
aussi altérés, et même une adaptation prémorbide de nettement moins bonne qualité (Tableau 4).
Les auteurs de cette étude plaident, avec de nombreux
autres, pour faire de l’existence de prodromes une catégorie diagnostique, en particulier pour des raisons socioéconomiques (l’appartenance à une catégorie diagnostique
permet le remboursement des soins et le bénéfice d’un
soutien social). Ils soulignent que les patients du groupe
« prodromique à risque » se distinguent nettement des
sujets contrôles, ainsi que des sujets demandeurs d’aide et
Tableau 3 Liste des 28 items CAARMS 2006
1. Symptômes positifs
1.1. Troubles du contenu de la pensée
1.2. Idées non bizarres
1.3. Anomalies perceptuelles
1.4. Discours désorganisé
2. Changement cognitif Attention/Concentration
2.1. Expérience subjective*
2.2. Changements cognitifs observés
3. Perturbation émotionnelle
3.1. Perturbation émotionnelle subjective*
3.2. Émoussement de l’affect observé
3.3. Affect inapproprié observé
4. Symptômes négatifs
4.1. Alogie
4.2. Avolition/Apathie*
4.3. Anhédonie
5. Changement comportemental
5.1. Isolement social
5.2. Altération du fonctionnement
5.3. Comportements désorganisés/bizarres/stigmatisants
5.4. Comportement agressif/dangereux
*symptômes de base de Muber
6. Changements physiques/moteurs
6.1. Plaintes subjectives d’altération
du fonctionnement moteur*
6.2. Changements dans le fonctionnement moteur observés
ou rapportés par le tiers
6.3. Plaintes subjectives d’altération des fonctions
végétatives/autonomes*
6.4. Plaintes subjectives d’altération des sensations
corporelles*
7. Psychopathologie générale
7.1. Manie
7.2 Dépression
7.3. Intensions suicidaires et auto-mutilations
7.4 Changements d’humeur/labilité
7.5. Anxiété
7.6. Symptômes obsessionnels et compulsifs TOC
7.7. Symptômes dissociatifs
7.8. Diminution de la tolérance au stress habituel*
Les symptômes spécifiques de la transition psychotique
13
Tableau 4 Comparaison/sujets prodromiques
Domaine (localisation des détails)
Sévérité des symptômes positifs
Groupe de comparaison
CN
CRA
HRF
TPS
↓↓
↓
↓↓
0
Sévérité des symptômes négatifs
↓↓
↓
…
↑
Fonctionnement de base
↓↓
↓
↓↓
↑
Adaptation avant l’apparition de la maladie
↓↓
0
0
↑↑
Co-morbidité affective
↓↓
↓
…
0
Co-morbidité d’un trouble de toxicomanie
↓↓
0
0
0
Co-morbidité axe II
↓↓
0
…
NA
Antécédents familiaux de psychose
NA
↓
NA
↑
Antécédents familiaux de maladie non psychotique
↓↓
↓
↓
0
Conversion à la psychose
↓↓
↓↓
↓↓
0
Note : ↓ ↓ indique un groupe de comparaison moins détérioré que les patients prodromiques sur toutes ou la plupart des mesures ; ↓ signifie
significativement moins détérioré sur certaines mesures ou numériquement moins détérioré sur la seule mesure du domaine ; 0 indique la nonsignificativité sur toutes les mesures ou significativement plus détérioré sur certaines mesures mais significativement moins détérioré sur d’autres
ou numériquement similaire sur la seule mesure du domaine ; ↑ indique que le groupe de comparaison était significativement plus détérioré que
les patients prodromiques sur certaines mesures ou numériquement plus détérioré sur la seule mesure du domaine ; ↑ ↑ indique significativement
plus détérioré que les patients prodromiques sur toutes ou la plupart des mesures ;… signifie que les données étaient rares ; NA indique que les
groupes étaient différents des patients prodromiques par définition ; CN, comparaison normale ; CRA, comparaison en recherche d’assistance ;
HRF, haute risque familial ; TPS, trouble schizotypique de la personnalité.
des sujets à haut risque familial, et que les jeunes patients
schizotypiques sont similaires à ce groupe « prodromique »
sur de nombreux items.
Cependant, les symptômes considérés comme « prépsychotiques » ne sont pas nécessairement spécifiques : ainsi,
près de 10 % des enfants de 7 ou 8 ans présentent des hallucinations [1]. L’étude du devenir des troubles envahissants du développement et de leur évolution vers une
schizophrénie peut également éclairer cette question : la
catégorie des MCDD (Multiple Complex Developpemental
Disorders) est par exemple une forme clinique particulière
évoluant dans fréquemment vers un premier épisode psychotique.
Modèle de compréhension
physiopathologique
Le socle sur lequel se développe la psychose pourrait être un
ensemble d’anomalies développementales précoces
(troubles génétiques, infections virales, effets environnementaux délétères…), conduisant à des anomalies cérébrales, à la fois structurelles, biochimiques, et fonctionnelles.
Au fur et à mesure de l’évolution, apparaissent divers dysfonctionnements non-spécifiques de la psychose : déficits
cognitifs, symptômes affectifs, isolement social, échec scolaire… L’évolution vers la psychose se fait alors sous l’influence d’événements précipitants (« triggers »), comme le
stress ou la consommation cannabique (Fig. 2).
La maturation pubertaire pourrait en soi perturber un
équilibre fragile. Les connaissances sur la maturation
cérébrale viennent compléter ces modèles de compréhension. Les évolutions de la substance grise durant l’adolescence sont marquées chez le sujet sain, sur des régions
importantes quant à la symptomatologie psychotique,
comme le lobe temporal, le carrefour temporo-pariétal,
ou le cortex préfrontal [2] Par ailleurs, le nombre de
synapse varie nettement au cours du temps. Ces modifications se traduisent sur le plan fonctionnel par une modification des balances motivationnelles et émotionnelles,
des modifications électrophysiologiques (traduisant en
particulier des troubles du sommeil), ainsi qu’une sensibilité accrue aux indices environnementaux aversifs ou
appétitifs.
Conclusion
De nombreux travaux portent sur les symptômes de la
transition psychotique à l’adolescence, mais on manque
sans doute de données sur la description du processus normal de l’adolescence : l’adolescence n’est pas un état
pathologique, mais c’est une période critique, en termes
de développement, avec des retentissements fonctionnels
importants.
La vulnérabilité à la psychose est une condition favorisante mais non suffisante au développement d’un
trouble psychotique : certains patients psychotiques
14
M.-O. Krebs
= Symptômes non spécifiques et/ou négatifs
= Symptômes spécifiques
Durée de la phase sans traitement
Phase
prémorbide
Durée de la phase
prodromaique sans traitement
Durée
de 2 à 5 ans
Étapes de développement
normal éventuellement retardées
ou non atteint :
- Parler et marcher
- Relations avec les autres
- Problèmes précoces
et inattenudus à l’école
- Signes neurologiques légers
Facteurs de rique
de développement de la psychose :
- prédisposition génétique
- complications liées à la grossesse
- complications à la naissance
Durée de la phase
psychotique sans traitement
Durée
de 6 à 12 mois
Ultra-high-risk
(UHR)
Début d’addiction
à la drogue :
- principalement
le cannabis
Début de la phase
prodromale :
- symptômes affectifs
- symptômes cognitifs
- symptômes négatifs
Premier
traitement
Déclin fonctionnel :
- problème à l’école,
d’éducation ou au travail
- problèmes avec la familles,
les amis, etc.
- autres conséquences :
tentatives de suicide, aggressivité,
comportement déviant
Figure 2 Modèle de développement de psychose.
n’ont aucun antécédent familial ni présenté de signes
prodromiques notables. Les désordres cognitifs et les
troubles du développement, facteurs prédictifs de la
transition psychotique, sont insuffisamment prédictifs du
risque de transition pour justifier en soi une prise en
charge, mais plaident pour l’instauration de remédiation
cognitive spécifique dès lors qu’ils s’accompagnent d’un
retentissement fonctionnel ou de détresse psychologique. Il reste nécessaire d’identifier les biomarqueurs,
qu’ils soient biologiques, cognitifs, ou cérébraux (imagerie cérébrale), pour progresser dans la connaissance de
l’adolescence et des déterminants de la transition psychotique.
Références
Conflits d’intérêts
[6]
M.-O. Krebs : aucun.
[1]
[2]
[3]
[4]
[5]
Bartels-Velthuis AA, Jenner JA, van de Willige G, et al. Prevalence and correlates of auditory vocal hallucinations in middle childhood. Br J Psychiatry 2010;196(1):41-6.
Gogtay N, Thompson PM. Mapping gray matter development:
implications for typical development and vulnerability to psychopathology. Brain Cogn 2010;72(1):6-15.
Huber G, Gross G. The concept of basic symptoms in schizophrenic and schizoaffective psychoses. Recenti Prog Med
1989;80(12):646-52.
Magaud E, Kebir O, Gut A et al. Altered semantic but not phonological verbal fluency in young help-seeking individuals with
ultra high risk of psychosis. Schizophr Res 2010;123(1):53-8.
Meng H, Schimmelmann BG, Koch E et al. Basic symptoms in
the general population and in psychotic and non-psychotic
psychiatric adolescents. Schizophr Res 2009;111(1-3):32-8.
Woods SW, Addington J, Cadenhead KS, et al. Validity of the
prodromal risk syndrome for first psychosis: findings from the
North American Prodrome Longitudinal Study. Schizophr Bull
2009;35(5):894-908.
Téléchargement