DOSSIER THÉMATIQUE Sexualité et cancers féminins Traitements médicaux des cancers féminins et sexualité Sexual functioning and cancer in women P. Cottu 1 L 1 Département d’oncologie médicale, Institut Curie, Paris. a question de la qualité de vie après un cancer du sein s’est considérablement développée depuis une trentaine d’années. La revue de la littérature récente parue dans le Journal of Experimental and Clinical Cancer Research, couvrant les années 19742007, a retenu 606 références pertinentes et a montré, en parallèle, le nombre croissant de citations portant sur le sujet (1). Les années 1970 ont permis de mettre au point et d’utiliser les premiers outils de qualité de vie, et les années 1980-1990 ont vu le développement des échelles spécifiques et leur validation dans différentes langues. Plus récemment, de nombreuses échelles consacrées au cancer du sein ont été développées et validées (2), dont certaines sont dédiées au fonctionnement sexuel, parfois même accessibles en ligne (www. fsfiquestionnaire.com) [tableau I] (3). Les cancers spécifiques de la femme concernent par définition les organes sexuels féminins, primaires ou secondaires. Les traitements anticancéreux mis Tableau I. Female sexual function index : un score est attribué pour chaque item, générant un score global de la qualité de la fonction sexuelle. Domaine Nombre d’items Score Minimum Maximum Désir 2 1-5 2 10 Excitation 4 0-5 0 20 Lubrification 4 0-5 0 20 Orgasme 3 0-5 0 15 Satisfaction 3 0 (ou 1) à 5 2 15 Douleur 3 0-5 0 15 410 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XVIII - n° 8 - octobre 2009 en œuvre s’adressent à ces mêmes organes, soit directement – comme les traitements locorégionaux (chirurgie et radiothérapie) –, soit indirectement par l’action pharmacologique d’agents médicamenteux anticancéreux. Nous examinons dans cet article les effets indésirables d’ordre sexuel attribuables, au moins en partie, aux traitements médicaux anticancéreux. Chimiothérapie Sur le plan physiopathologique, il est difficile de distinguer véritablement les effets de la chimiothérapie conventionnelle de ceux des traitements hormonaux, en particulier des inhibiteurs de l’aromatase (IA) ou de la suppression ovarienne (4). La ménopause induite peut être un marqueur clinique de ces effets, et la probabilité de sa survenue est directement liée aux traitements donnés et à l’âge de la patiente (figure) [5, 6]. La chimiothérapie est connue pour ses effets neuro-cognitifs (le chemobrain), muqueux, musculaires et endocriniens plus ou moins intriqués. L’hypo-estrogénie secondaire aux traitements hormonaux accompagne et majore ces effets. Deux conséquences majeures sur le fonctionnement sexuel sont ainsi identifiées : les dyspareunies, associées à la sécheresse et l’atrophie vaginales, à la crainte de la pénétration et à la méconnaissance des moyens thérapeutiques ; la baisse du désir, elle-même liée aux dyspareunies, à la crainte de la douleur, aux traitements concomitants, à la dépression, à la crainte de perte de séduction, à la perte de l’excitation (mammaire) et aux pensées parasites liées au cancer (6). Résumé La prise en charge des cancers de la femme se conçoit désormais de manière globale. Les questionnaires de qualité de vie développés depuis plus de 20 ans ont permis d’isoler ses différents paramètres, et en particulier la sexualité. Nous revoyons ici l’impact sur la sexualité des traitements médicaux des cancers. Mots-clés Cancer féminin Sexualité Highlights 0,8 Probabilité 0,6 0,4 Chimiothérapie + hormonothérapie Chimiothérapie seule Hormonothérapie seule Pas de traitement systémique 0,2 0,0 25 30 35 40 Âge 45 50 The care for cancers in women must be now conceived as a global approach. Quality of life evaluation has now become paramount in cancer therapy. Among the parameters defining the quality of life, sexual functioning has been specifically evaluated. We propose here a review of the impact of medical treatments of cancer in women on sexual functioning. 55 Keywords Figure. Probabilité de ménopause en fonction de l’âge et des traitements (5). Women cancer Sexual functioning Tableau II. Sexualité et chimiothérapie (7). Auteur n Méthode Young 67 Questionnaire dédié Ganz 139 Questionnaire santé long terme Ganz 864 Questionnaire dédié Lindley 86 Questionnaire général Dorval 124 Spencer 223 Questionnaire général 472 + 662 Questionnaire dédié Sécheresse vaginale, image du corps, ménopause induite Mortimer 57 Questionnaire dédié Dyspareunies, sécheresse vaginale Bergland 294 Questionnaire dédié Dysfonction sexuelle Wilmoth 18 Interview Ganz 558 Questionnaire général Ganz Conclusion Libido, dyspareunies, sécheresse vaginale, orgasme Troubles sexuels persistants Dysfonction sexuelle plus marquée Dyspareunies, sécheresse vaginale, dysfonction sexuelle Questionnaire téléphone + contrôles Moins de satisfaction sexuelle Dans la revue citée, A. Montazeri souligne qu’après chimiothérapie adjuvante la plupart des patientes récupèrent l’ensemble de leurs paramètres initiaux de qualité de vie, sauf dans deux domaines : les phénomènes vasomoteurs et la sexualité (1). Une autre revue récente, reprenant 11 études portant sur des patientes ayant reçu une chimiothérapie Sentiment d’être moins séduisante et désirable Vieillissement, diminution des sensations sexuelles (excitation, seins), sécheresse vaginale Problèmes sexuels, manque d’intérêt adjuvante, confirme cette altération significative de la sexualité sur plusieurs paramètres tels la libido, les dyspareunies, la sécheresse vaginale, l’image du corps et l’intérêt (tableau II) [7]. Cependant, aucune altération ne peut être attribuée spécifiquement à la chimiothérapie chez ces patientes, toutes opérées, et dont la plupart ont aussi reçu une hormonothérapie. La Lettre du Cancérologue • Vol. XVIII - n° 8 - octobre 2009 | 411 DOSSIER THÉMATIQUE Sexualité et cancers féminins Traitements médicaux des cancers féminins et sexualité C’est l’approche tentée par S.R. Burwell et al. chez 209 patientes de moins de 50 ans, sexuellement actives, dont seulement 28 % avaient reçu un traitement hormonal (8). Les patientes étaient soumises à un questionnaire rétrospectif tentant d’établir leur fonctionnement sexuel avant le diagnostic, puis à un questionnaire 6 semaines, 6 mois et 1 an après l’intervention. Une chimiothérapie avait été administrée à 56 % d’entre elles. Une détérioration nette de la fonction sexuelle a été observée à 6 semaines et à 6 mois, sur les quatre principaux paramètres retenus (intérêt, excitation, relaxation et orgasme). À 1 an, on observe une tendance nette à la récupération. L’analyse multivariée des facteurs associés à ces variations du fonctionnement sexuel donne deux enseignements majeurs. En premier lieu, les éléments très personnels, comme le fonctionnement avant le diagnostic, l’état général physique et social, et la perception de sa propre séduction sont fondamentaux. Parallèlement, la chimiothérapie est un cofacteur puissant d’altération de la fonction sexuelle, mais très bref et essentiellement pertinent pendant les 6 premiers mois. Après 6 mois, l’effet propre de la chimiothérapie a disparu. Une étude plus récente menée par l’équipe du Memorial SloanKettering Cancer Center (New York) et portant sur 92 patientes a tenté de différencier les effets respectifs des différents traitements sur la sexualité (9). Plus de 80 % des patientes de cette étude disaient éprouver une forme ou une autre de dysfonction sexuelle, mais, en définitive, la part attribuable à la chimiothérapie reste là encore assez floue, avec des niveaux identiques de gêne sexuelle sévère en cas de chimiothérapie (48 %) et d’hormonothérapie (46 %). Hormonothérapie L’effet spécifique de la chimiothérapie est donc assez difficile à isoler, et il se confond certainement avec les effets endocriniens, ainsi qu’avec les effets des traitements hormonaux, eux-mêmes fréquemment associés à la chimiothérapie. Le tamoxifène reste l’un des traitements hormonaux les plus prescrits. Nous disposons d’une expérience originale dans l’indication de “prévention” des cancers du sein reconnue aux États-Unis à la suite des essais du NSABP P-1 et P-2 : c’est la seule situation où le tamoxifène a été administré à des femmes saines, ne subissant pas en parallèle les autres traitements du cancer du sein. Malheureusement, peu de données sont disponibles, et les effets vasomoteurs, plus que sexuels, sont au premier plan des effets 412 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XVIII - n° 8 - octobre 2009 indésirables (4). De manière intéressante, l’essai P-2 rapporte un plus grand nombre de dyspareunies sous raloxifène. Chez les patientes traitées pour un cancer du sein par tamoxifène, sans chimiothérapie, peu d’effets indésirables sexuels sont observés, mais les cohortes sont anciennes et les outils anciens. Aucune donnée fiable n’est disponible pour le fulvestrant. Les récentes études randomisées comparant tamoxifène et IA, conduites avec des études ancillaires de qualité de vie, sont plus riches d’enseignements. Trois situations cliniques ont été étudiées avec les IA et ont apporté des données complémentaires. Premièrement, les IA ont été comparés au tamoxifène chez des patientes n’ayant pratiquement pas reçu de chimiothérapie. Au sein de l’étude ATAC (anastrozole versus tamoxifène), plus de 1 000 des 9 000 patientes incluses ont participé à l’étude de qualité de vie (10). Au sein de l’étude TEAM (exémestane versus tamoxifène), plus de 700 patientes (soit 28 %) ont participé à l’étude de qualité de vie (11). Malgré des méthodes d’évaluation et de calcul différentes, ces deux études arrivent à une conclusion similaire : les IA altèrent significativement plus la fonction sexuelle que le tamoxifène. Cette altération perdure après 2 ans de traitement pour les patientes sous exémestane. Elle est, par ailleurs, spécifique : les scores endocriniens et la qualité de vie globale ne sont pas différents entre anastrozole et tamoxifène. Ces éléments sont confirmés chez la femme présentant un cancer du sein avancé (12). Deuxièmement, les IA, notamment l’exémestane, ont été testés après 2-3 ans de tamoxifène au sein de l’étude IES (13). Chez les patientes ayant reçu du tamoxifène pendant au moins 2 ans, et n’ayant pas rechuté, les scores de qualité de vie globaux après cancer du sein (échelle FACT-B) et les scores endocriniens ne sont pas différents entre exémestane et tamoxifène. De même, l’évaluation spécifique de la fonction sexuelle ne montre pas de différence (14), au contraire de la comparaison frontale précédemment évoquée (11). Seules les pertes vaginales restent significativement plus fréquentes avec le tamoxifène. Enfin, l’étude MA17 a comparé placebo et létrozole après 5 ans de tamoxifène (15). Aucune différence significative de qualité de vie entre les deux groupes n’a été observée. Le létrozole induisait significativement plus de troubles physiques, vasomoteurs et sexuels (16). L’analyse spécifique des troubles sexuels mettait en avant essentiellement les complications physiques (bouffées de chaleur, douleurs et sécheresse vaginale), mais sans modification de la peur du regard de l’autre ou du désir (questionnaire MENQOL) [16]. DOSSIER THÉMATIQUE Thérapies ciblées Conclusion Les effets sexuels des thérapies ciblées sont encore mal connus chez la femme. Le trastuzumab (Herceptin®) et le bévacizumab (Avastin®) n’exercent aucun effet endocrinien et ne sont pas supposés majorer d’éventuels troubles liés aux traitements associés. Les inhibiteurs de tyrosine kinase, comme le lapatinib (Tyverb®), ont des effets indésirables cutanéo-muqueux, qui sont en cours d’évaluation. Une étude, portant sur 35 patients traités pour cancer du rein par sorafénib, sunitinib, temsirolimus ou évérolimus a également montré des effets sexuels des thérapies ciblées chez l’homme (17). Plusieurs paramètres sont altérés : le désir, l’orgasme, l’érection et la satisfaction globale. Nul doute qu’il faudra élargir à ces thérapies l’évaluation de la sexualité. La sexualité après cancer mammaire ou gynécologique est fortement perturbée. De nombreuses études menées au moyen d’échelles d’évaluation multiples montrent qu’au moins 20 à 40 % des patientes sont concernées par cette altération spécifique de la qualité de vie. Spécifiquement, les effets sexuels de la chimiothérapie sont constants mais semblent réversibles, et les effets du tamoxifène sont inconstants et surtout d’ordre vasomoteur. Les IA semblent particulièrement invalidants sur ce point, mais avec une durabilité qui reste encore à préciser. Les équipes de cancérologie doivent compter des spécialistes et proposer des documents d’information permettant de faire prendre conscience aux médecins, aux soignants… et aux patientes de la réalité de ce problème et de la nécessité de sa prise en charge.■ Références bibliographiques 1. Montazeri A. Health-related quality of life in breast cancer patients: a bibliographic review of the literature from 1974 to 2007. J Exp Clin Cancer Res 2008;27:32. 2. Atkins L, Fallowfield LJ. Fallowfield’s Sexual Activity Questionnaire in women with without and at risk of cancer. Menopause Int 2007;13:103-9. 3. Rosen R, Brown C, Heiman J et al. The Female Sexual Function Index (FSFI): a multidimensional self-report instrument for the assessment of female sexual function. J Sex Marital Ther 2000;26:191-208. 4. Buijs C, de Vries EG, Mourits MJ, Willemse PH. The influence of endocrine treatments for breast cancer on health-related quality of life. Cancer Treat Rev 2008;34:640-55. 5. 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