D O S S I E R ▼ Mécanismes athéroprotecteurs des estrogènes ● D. Caillaud, J.F. Arnal, M. Elbaz, M. Galinier, J. Puel, J.M. Fauvel, F. Bayard* L’ annonce des résultats de l’étude HERS (1), en 1998, fut une réelle déception, remettant en question des années d’une pratique médicale qui semblait pourtant solidement fondée. En effet, l’administration combinée d’estrogènes équins et d’acétate de médroxyprogestérone, chez des femmes en période postménopausique et porteuses d’une coronaropathie avérée, a été à l’origine d’une surmortalité cardiovasculaire au cours de la première année de traitement. S’il est vrai qu’aucune de ces deux hormones n’est utilisée habituellement en France, ces nouvelles données vont représenter un frein réel, de façon au moins transitoire, au développement de cette thérapeutique substitutive. C’est la raison pour laquelle il paraît urgent de définir avec précision les mécanismes par lesquels ces hormones exercent leur action. Les estrogènes sont des hormones stéroïdiennes, et, à ce titre, partagent avec les membres de cette famille la capacité de moduler la transcription de certains gènes. Cependant, ce mécanisme génomique ne semble pas être le seul mis en jeu. Deux types ont essentiellement été testés : les estrogènes équins, aux États-Unis, et le 17ß-estradiol, hormone naturelle humaine, en France. Ces hormones ont été administrées soit per os, soit par voie percutanée ou transdermique. ACTION SUR DES RÉCEPTEURS INTRACELLULAIRES Les estrogènes appartiennent à la famille des hormones stéroïdiennes, composés lipophiles associés dans le sang à des protéines porteuses (SHBG, albumine), et qui se lient à des récepteurs du cytoplasme des cellules cibles. Ces récepteurs, à l’état basal, sont associés à des protéines de choc thermique (HSP) et à des immunophilines. La liaison de l’hormone à son récepteur entraîne la modification conformationnelle de ce dernier, sa dissociation des protéines HSP et l’homodimérisation de ces complexes hormone-récepteur. L’ensemble, après translocation au noyau et en association à des coactivateurs, devient alors capable de se lier à des séquences régulatrices de l’ADN (estrogen responsive element) placées en amont de certains gènes, permettant ainsi la fixation de l’ARN polymérase sur l’ADN et la transcription de ces gènes, c’est-à-dire la production d’ARN messagers, qui seront traduits par la suite en protéines. Deux types de récepteurs des estrogènes ont été mis en évidence à ce jour (ER α et ß) (2, 3). * Inserm U397 et services de cardiologie, CHU de Rangueil, IFR 31, avenue du Pr-Jean-Poulhes, 31043 Toulouse Cedex 05. 28 D’autres mécanismes d’action ont été suggérés ; ils impliqueraient d’hypothétiques récepteurs membranaires ou des canaux ioniques, sans que l’on ait de preuve formelle. Ces récepteurs expliqueraient les effets de l’administration aiguë d’estrogènes, notamment sur la vasomotricité artérielle. ACTION DIRECTE SUR LA PAROI VASCULAIRE Des différentes études expérimentales, il ressort que les estrogènes semblent capables d’intervenir aux différents stades de formation et de complication de la plaque. Les schémas actuels de formation des lésions athéroscléreuses privilégient deux facteurs. ● La dysfonction endothéliale, définie par l’altération des fonctions protectrices de l’endothélium vis-à-vis des facteurs circulants thrombogènes en réponse à certaines agressions (tabac, hypercholestérolémie, HTA, inflammation, infections, homocystéine...). Cette dysfonction s’exprime essentiellement par une diminution de la production en EDRF (monoxyde d’azote, NO), ainsi que par de possibles modifications portant sur l’expression de l’endothéline, de la prostacycline, des facteurs de l’hémostase. ● La pénétration de lipoprotéines (LDL), qui sont oxydées au sein de l’intima et initient une cascade d’événements, parmi lesquels on note une induction des molécules endothéliales de recrutement (MCP1) et d’adhésion (ICAM1, VCAM1) des cellules immuno-inflammatoires (monocytes-macrophages, lymphocytes), une activation de ces différentes cellules avec production de radicaux libres oxygénés, de protéases de la matrice extracellulaire, des interleukines 1 et 6, de TNFα, TGFß, MCSF (macrophage colony stimulating factor). Ces phénomènes aboutissent à la constitution de cellules spumeuses chargées en lipides (macrophages, cellules musculaires lisses), d’une chape fibreuse et à l’établissement d’une néovascularisation. L’apparition de complications aiguës, quant à elle, met en jeu des phénomènes de rupture de plaque, de thrombose vasculaire et de vasospasme. La rupture peut être favorisée par les contraintes mécaniques d’ordre hémodynamique, la sécrétion de protéases déstabilisant la chape fibreuse, l’apoptose et la nécrose des cellules de la paroi. Si la thrombose est classiquement considérée comme secondaire à la mise à nu du sousendothélium au cours des phénomènes d’érosion ou de rupture de la plaque, elle peut également survenir du fait de la perte des fonctions antithrombogène et profibrinolytique des cellules endothéliales. De même, le vasospasme peut être favorisé par La Lettre du Gynécologue - n° 256 - novembre 2000 la libération de substances vasoconstrictrices d’origine plaquettaire, accumulées au cours de la rupture, ou par la perte des fonctions vasodilatatrices de l’endothélium. Chacune de ces étapes représente une cible potentielle pour les estrogènes. En effet, les deux types de récepteurs ER α et ER ß ont été mis en évidence au niveau des différentes cellules constitutives de la paroi vasculaire. Il existe également à ce niveau des activités enzymatiques capables d’interconvertir l’estradiol et l’estrone, ou de générer, par aromatisation des androgènes, des concentrations locales en estrogènes supérieures à celles mesurées dans la circulation (4). LDL). Cet effet antioxydant semble être médié par un récepteur, puisque aboli par un anti-estrogène (9, 10) ; – stimulent la régénération de l’endothélium après agression (modèle de la ballonisation de la carotide de rat) et préviennent la prolifération néo-intimale des cellules musculaires lisses (11). Un mécanisme possible pourrait être l’induction de la sécrétion endothéliale de FGF2, qui, par ses effets autocrines et paracrines, favoriserait la prolifération de l’endothélium. Il semble, en outre, que les estrogènes soient capables de prévenir l’apoptose des cellules endothéliales provoquées par le TNFα (12). Action sur les cellules endothéliales Les estrogènes : – améliorent la fonction endothéliale évaluée par des expériences de contraction-relaxation chez l’homme ou les animaux, sains ou athéroscléreux (5, 6) ; – augmentent la biodisponibilité du NO (molécule protectrice, responsable de l’essentiel de la vasodilatation et produite physiologiquement par les cellules endothéliales et dans des conditions inflammatoires par l’ensemble des cellules nucléées), avec comme conséquence un effet vasodilatateur, antiagrégant plaquettaire, antiprolifératif vis-à-vis des cellules musculaires lisses, et inhibiteur de l’adhérence des monocytes sanguins à l’endothélium (en diminuant l’expression de VCAM1, ICAM1, MCP1) (figure 1). Cette augmentation de la biodisponibilité du NO peut s’effectuer par une majoration de sa production (7, 8), ou une réduction de sa dégradation (9, 10) ; – diminuent la génération d’anion superoxyde O2 (radical libre responsable de l’inactivation du NO et de l’oxydation des Une action par l’intermédiaire de prostanoïdes, dérivés de l’acide arachidonique, a été suspectée, avec des résultats contradictoires. Certains ont pu montrer que les estrogènes augmentent la libération de prostacycline (composé vasodilatateur), alors que d’autres concluent l’inverse. Quoi qu’il en soit, cette voie ne semble pas primordiale car le blocage de la cyclo-oxygénase n’a aucune conséquence sur l’effet vasorelaxant des estrogènes (5, 13). cisaillement acétylcholine bradykinine Action sur les cellules du système immuno-inflammatoire Les expériences menées chez la souris déficiente vis-à-vis du gène de l’apolipoprotéine E, porteuse d’une hyperlipidémie à VLDL et IDL, ont permis de mettre en évidence l’effet préventif de l’estradiol sur l’apparition de stries lipidiques, et ce d’une manière indépendante de la production de NO, puisque le blocage de cette voie par le L-NAME n’altère en rien la protection conférée par le traitement hormonal (14, 15). Ces effets bénéfiques ont été obtenus à l’aide de concentrations plasma- plaquettes monocyte antiagrégant antiadhésion LDL ICAM VCAM MCP1, IL8 MCSF, TNF L- Arg NOSe NO inactivation réciproque O2 cellule endothéliale macrophage LDL OX antiprolifératif MCSF GMCSF MCSF protéases O2 MCP1 cellules musculaires lisses La Lettre du Gynécologue - n° 256 - novembre 2000 lymphocyte IL1, 6, 10, 13 TNF, TGF, IFN Figure 1. La pénétration des LDL au sein de l’intima où elles sont oxydées, puis captées par les macrophages, engendre une cascade d’événements conduisant à l’expression de molécules chimiotactiques et d’adhérence à l’endothélium pour les différentes cellules du système immunoinflammatoire. Ces dernières sont alors activées et induisent une réaction inflammatoire locale qui comprend des phénomènes de dégradation matricielle, de prolifération musculaire lisse, de synthèse de collagène, constituant la phase de cicatrisation, avec édification d’une chape fibreuse autour du centre lipidique. IL : interleukine. IFN : interféron. TGF : transforming growth factor. TNF : tumor necrosis factor. MCP1 : monocyte chemoattractant protein 1. VCAM : vascular cell adhesion molecule. ICAM : intercellular adhesion molecule. MCSF : macrophage colony stimulating factor. GMCSF : granulocyte macrophage colony stimulating factor. 29 D O S S I E tiques en estrogènes équivalentes à celles mesurées au cours de la gestation, état de tolérance immunitaire physiologique. Le rôle clé des monocytes a été clairement démontré par la diminution de l’incidence des stries lipidiques chez la souris déficiente en apoE et MCSF en comparaison à la souris déficiente uniquement en apoE. La suppression du gène du MCSF diminue le nombre de monocytes circulants, prouvant ainsi le caractère indispensable de ce type cellulaire dans le développement du processus athéromateux. De plus, l’administration d’estrogènes à des souris déficientes uniquement en apoE réduit l’accumulation de macrophages spumeux au niveau de l’intima. Cette réduction pourrait s’expliquer par une diminution de la pénétration des monocytes sanguins à travers l’endothélium, une disparition in situ par apoptose ou nécrose, ou une recirculation vers le compartiment sanguin. Par ailleurs, l’étude du métabolisme du cholestérol à l’intérieur même de ces cellules (27 hydroxylation) suggère un mécanisme supplémentaire d’épuration de l’intima en cellules spumeuses. Il semble, en effet, que l’hydroxylation en position 27 du cholestérol contenu dans ces cellules facilite son retour vers le foie et son élimination sous forme d’acides biliaires. Enfin, il a été suggéré que les estrogènes étaient capables de modifier les interactions entre monocytes/macrophages d’une part, et lymphocytes d’autre part, par la régulation de l’expression de certaines cytokines (16, 17, 18). De même, d’après nos travaux, il semble que l’estradiol, administré in vivo chez des souris sans déficit particulier, soit capable d’induire une modification de la production macrophagique de cytokines avec une tendance à l’augmentation du rapport IL12/IL10. Certaines études récentes indiquent également une tendance à l’augmentation de la CRP plasmatique sous estrogénothérapie, suggérant un possible effet pro-inflammatoire de ces hormones (19, 20, 21). De plus, par la perte de la réduction de la taille des stries lipidiques sous estradiol chez la souris double déficiente en lymphocytes (Rag2) et apoE, nous avons pu confirmer l’implication des lymphocytes dans l’effet athéroprotecteur des estrogènes. Cependant, l’ensemble des expériences menées in vitro ne permet pas actuellement de hiérarchiser ces multiples cibles. ACTION SUR LES FACTEURS PLASMATIQUES Les estrogènes naturels modifient le profil lipidique de façon favorable et de manière dose-dépendante. Per os, on observe une baisse du cholestérol total, du LDL cholestérol (et de l’apoB), une augmentation du HDL2 cholestérol (et de l’apoA1). Cette voie d’administration conduit également à l’élévation de la triglycéridémie (22, 23, 24). Par voie transcutanée, l’effet est plus discret et semble là encore favorable selon une étude française récente, avec une réduction du cholestérol total, des LDL, des VLDL et des triglycérides, sans modification des HDL (25). Cette différence s’explique probablement par l’existence d’un premier passage hépatique lors de l’administration orale. Sur le plan du métabolisme des glucides, les estrogènes naturels semblent améliorer la tolérance aux hydrates de carbone par plusieurs mécanismes : hypertrophie et hyperplasie des îlots de Langerhans, potentialisation des effets de l’insuline, 30 R majoration de la néoglucogenèse. Cependant, la pertinence clinique de ces données expérimentales n’est pas certaine. Une réduction de la viscosité sanguine a également été mise en évidence et pourrait participer aux effets athéroprotecteurs des estrogènes (26). Enfin, des études ont montré des effets contradictoires sur certains facteurs régulateurs de l’hémostase. Les estrogènes diminueraient ainsi la survenue des complications aiguës thrombotiques des lésions pariétales. L’endothélium, à l’état basal, présente en effet des propriétés antiplaquettaires, anticoagulantes et profibrinolytiques. Cette action s’exerce par l’intermédiaire du NO, de la prostacycline (PGI2), de l’inactivation de facteurs vasospastiques (ATP) ou stimulant les fonctions plaquettaires (ADP), de systèmes inhibiteurs de la coagulation (inhibiteur de la voie intrinsèque, thrombomoduline, protéine S, cofacteurs glycoprotéiques de l’antithrombine III) ou, enfin, de stimulants de la fibrinolyse (activateur du plasminogène, pro-urokinase). Globalement, dans le cas de l’administration d’estradiol par voie transdermique, les effets sur l’hémostase sont minimes, alors que, par voie orale, on constate plutôt, et de manière dose-dépendante, un effet thrombogène veineux des estrogènes équins (27), à nouveau probablement en raison de l’effet de premier passage hépatique. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Hulley S, Grady D. Randomized trial of estrogen plus progestin for secondary prevention of coronary heart disease in postmenopausal women. Heart and Estrogen/progestin Replacement Study (HERS) Research Group. JAMA 1998 ; 280 (7) : 605-13. 2. Green S, Walter P, Kumar V et al. Human œstrogen receptor cDNA : sequence, expression and homology to v-erb-A. Nature 1986 ; 320 : 134-9. 3. Kuiper GG, Enmark E, Pelto-Huikko M et al. Cloning of a novel receptor expressed in rat prostate and ovary. Proc Natl Acad Sci USA 1996 ; 93 : 592530. 4. Bayard F, Clamens S, Meggetto F et al. 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