MAI INT 03/07/02 10:14 Page 128 La schizophrénie dans tous ses états Reims, 14-16 mars 2002 J.M. Havet* La compréhension des pathologies psychiatriques passe souvent par l’étude de leur évolution. L’histoire des schizophrénies est marquée par la superposition au fil du temps de paradigmes successifs dont aucun ne parvient à remplacer totalement les précédents, qu’il ne fait que recouvrir en partie. Le concept de schizophrénie se réfère à un ensemble de syndromes dont l’étiologie reste inconnue. Depuis sa conceptualisation, de nombreux signes et symptômes différents ont été proposés pour en décrire le tableau clinique et pour essayer de l’individualiser par rapport à d’autres troubles. Si, dans l’ensemble, les descriptions symptomatologiques n’ont pas beaucoup changé au cours du temps, on ne peut manquer de remarquer les variations sensibles dans l’importance accordée pour le diagnostic à certains signes et symptômes, selon les écoles. On comprend alors aisément que l’épidémiologie de la schizophrénie ait été longtemps gênée par l’imprécision de la définition du cas. Ce n’est qu’avec l’apparition des entretiens structurés à visée diagnostique que les taux de prévalence retrouvés dans les études en population générale se sont homogénéisés. La prévalence sur la vie entière se situe entre 0,3 et 1,5 %, avec une valeur médiane de 1 %. La pathologie schizophrénique se déclare généralement avant 30 ans (un peu plus tôt chez l’homme que chez la femme). * Service de psychiatrie des adultes, CHU hôpital Robert-Debré, Reims. Son pronostic est sensiblement meilleur chez les femmes, dont on peut constater qu’elles sont souvent moins handicapées sur les plans sociofamilial (moindre fréquence du célibat) et socioprofessionnel (moins bas niveau socio-éducatif et moindre baisse de qualification professionnelle). On remarque cependant que la schizophrénie réduit de manière notable l’espérance de vie des sujets qui en souffrent, en raison d’une surmortalité suicidaire et non suicidaire. Biologie Il existe, dans le système nerveux central, deux modes de traitement de l’information : un mode analogique, rapide, qui traite et enregistre l’information sans que l’on en ait conscience, et un mode cognitif, lent, qui analyse consciemment l’information avant de la stocker. Chez le nouveau-né, seul le mode analogique est fonctionnel, le mode cognitif se développant au fur et à mesure de la maturation. Chez l’adulte à l’état d’éveil, les deux modes sont en oscillation permanente. Ce sont les neurones mono-aminergiques modulateurs qui contrôlent ces oscillations en modifiant l’équilibre fonctionnel cortico-sous-cortical. La mise en œuvre du cortex préfrontal, qui permet la transition du traitement analogique au traitement cognitif, est sous le contrôle de la stimulation des récepteurs D1 et D2 dopaminergiques, α1b-adrénergiques et 5–HT2A sérotoninergiques. L’activation des neurones noradrénergiques interrompt le fonc- Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19) n° 5, mai 2002 C e congrès, 90 ans après la création du concept de schizophrénie par E. Bleuler, a été l’occasion de débattre et d’interroger les grands courants théoriques actuels de la pensée psychiatrique. Il s’agissait de dépasser l’opposition stérile entre les deux conceptions contradictoires qui font de la schizophrénie soit une maladie de cerveau, soit une maladie de l’esprit, sans pour autant tomber dans ce patchwork conceptuel qu’est le modèle bio-psycho-social. tionnement de la mémoire de travail et bloque ou retarde le traitement cognitif. Cela laisse à penser que le schizophrène souffrirait d’un excès de traitement analogique de l’information, en lien avec une hyperréactivité noradrénergique. La schizophrénie serait la conséquence de l’accumulation, au cours de la maturation, d’associations analogiques interrompues avant d’être traitées sur le plan cognitif. L’excès de mémoire analogique diminuerait la probabilité d’initier un traitement cognitif. Les modèles de vulnérabilité pour la schizophrénie postulent l’existence de marqueurs qui permettraient d’attester l’existence d’un risque de développer un épisode schizophrénique. De tels marqueurs devraient permettre de distinguer les sujets à bas risque de schizophrénie des sujets à haut risque génétique (individus apparentés à un patient schizophrène) et/ou psychométrique (individus présentant des troubles de la personnalité du spectre de la schizophrénie). Le plus ancien des modèles de vulnérabilité à la schizophrénie est celui de Meehl (1962). Il repose sur une étiologie génétique autosomique dominante expliquant un dysfonctionnement des synapses cérébrales, un déficit neuronal intégré (schizotaxie) et l’acquisition d’une personnalité schizotypique caractérisée par les troubles des associations, les affects négatifs, l’ambivalence et 128 Écho des congrès Écho des congrès MAI INT 03/07/02 10:14 Page 129 l’anhédonie. Le modèle de Meehl est compatible avec les modèles neurodéveloppementaux proposés dans la schizophrénie, en particulier celui de Mc Glashan et Hoffman, fondé sur la réduction de la connectivité synaptique. L’un des signes de la schizotaxie est l’anhédonie primaire. Des études ouvertes ont montré que l’on peut améliorer les performances cognitives et la symptomatologie négative des sujets schizotaxiques par la prescription d’antipsychotiques. Néanmoins, entre la mise en évidence des marqueurs de vulnérabilité et l’émergence des épisodes productifs, un pont reste à franchir qui puisse rendre compte de façon convaincante du passage des premiers aux seconds. L’école de Bonn explique cette transition au travers de la mise en jeu des réactions affectives et des stratégies de coping. Une meilleure connaissance des marqueurs de vulnérabilité pourrait permettre une identification précoce des sujets à haut risque de schizophrénie, préalable indispensable à toute réflexion – y compris sur le plan éthique – sur une éventuelle prévention des troubles. Il faut, en effet, garder à l’esprit que les marqueurs de vulnérabilité identifient des sujets susceptibles de développer la maladie mais certainement pas des malades potentiels. Psychanalyse Quand, en 1911, Bleuler construit le groupe des schizophrénies en appliquant les idées de Freud à la démence précoce, il propose de traiter une affection jusque-là vouée à l’incurabilité et au déclin par la recherche du sens des symptômes, y compris le délire. Freud était réservé quant au transfert des psychotiques. Il est possible aujourd'hui de contrevenir à son opinion. Tenir compte des formes de transfert psychotique permet parfois le déroulement d’un travail analytique mais dans lequel les opérateurs théoriques de la névrose s’avèrent insuffisants. Il est possible d’introduire l’idée de transferts éroto- maniaques, persécutifs, “divinisés”. On peut, au sujet de la difficile question quotidienne du lien psychothérapique avec le sujet déficitaire, faire l’hypothèse d’une automutilation symbolique ne consistant pas en un acte d’automutilation ayant une portée symbolique, mais en une automutilation dans le registre du symbolique même. Débordé par les crues dévastatrices du sens, le psychotique a-t-il d’autres solutions que de tenter l’impossible séparation d’une altérité qui l’envahit ? Ce que nous percevons comme enlisement dans des modes de pensée pauvres et chaotiques peut se lire comme le résultat aussi coûteux que vain du sacrifice de cette altérité. Le concept de reconnaissance, chez l’autre, de la conscience de soi, introduit par Hegel, peut constituer un “fil rouge” pour l’étude clinique et théorique de la schizophrénie. Lacan reprit ce concept pour lui donner sa place dans le dispositif de la cure avec reconnaissance de l’inconscient et pour en rappeler l’incidence dans la trame structurale. Abords familiaux et systémiques Nul n’ignore plus actuellement l’importance de l’entourage, en particulier familial, dans le déclenchement, l’évolution et la prise en charge des pathologies mentales. Les temps ne sont plus où une antipsychiatrie mal comprise avait conduit à la mise en accusation des familles et à la description en termes négatifs des pères et mères de schizophrènes. Dans leur article de 1956, “Vers une théorie de la schizophrénie”, Bateson et al. ont montré l’importance cruciale des interférences familiales dans le processus morbide à chaque étape de son évolution. Le thème central de la découverte batesonnienne est le modèle pathogène dit du double lien (double bind), ensemble de manipulations affectives et conceptuelles constatées dans les relations entre ces patients et leur environnement. En 1961, Bateson publie le récit autobiographique d’un schizophrène anglais du XIXe siècle (John Perceval) où cet aspect écosystémique est clairement illustré. Au cours des années 1970, Mara Selvini Palazzoli traitera des patients psychotiques et leurs familles selon la méthode paradoxale. Trente années plus tard, le follow-up de ces patients montre la grande efficacité de la méthode paradoxale avec les jeunes filles anorexiques, tandis que dans le domaine de la psychose, les résultats sont très décevants. Aussi l’école de Milan a-t-elle actuellement abandonné le principe de compétence et adopté une idée psychologique de la schizophrénie postulant l’existence d’un important et spécifique handicap de la personnalité. Les thérapies familiales n’ont cessé d’évoluer et de se transformer à la mesure de la complexité des facteurs locaux et des contextes globaux qui agissent de concert dans les situations cliniques. Les thérapeutes familiaux ont à gérer les résistances qui surgissent non seulement au sein de la famille, mais aussi sur le plan institutionnel et sociétal. Dans cette perspective, ils participent à un mouvement dynamique de cothérapie généralisée. Ils apprécient in situ l’effet des psychotropes sur les relations familiales et sur la nature des symptômes. En ouvrant le monde clos des alternatives exclusives sur des perspectives variées, il devient ainsi possible d’entrevoir des horizons nouveaux : les thérapeutes familiaux cherchent à augmenter les degrés de liberté du système par la création d’un champ de réflexion partageable entre les membres de la famille, les divers intervenants et eux-mêmes. Cognition Les sciences cognitives sont venues s’interposer entre cerveau et pensée et proposer des modèles explicatifs intégrant les données complexes issues de la neurobiologie et de la clinique. Les troubles cognitifs qui affectent en 129 Écho des congrès Écho des congrès MAI INT 03/07/02 10:14 Page 130 particulier les fonctions exécutives constituent une caractéristique fondamentale de la schizophrénie. Les individus souffrant de schizophrénie ont des performances moindres aux tests d’évaluation des fonctions cognitives que des sujets témoins du même âge. Il est possible de surmonter ces déficits cognitifs grâce à la mise en place de supports environnementaux (sonneries, écriteaux, calendriers, boîtes à pilules, check-lists) provoquant et mettant en séquence des comportements adaptatifs. Les patients bénéficiant de cette forme de prise en charge ont des niveaux de symptomatologie inférieurs, de meilleurs fonctionnements adaptatifs et des taux de rechute moindres (réhospitalisation et aggravation de la maladie) que les patients n’en bénéficiant pas. L’anhédonie est l’un des facteurs de vulnérabilité à la schizophrénie. Cette baisse de la capacité à éprouver du plaisir est associée à des stratégies particulières de traitement de l’information. Elle peut être interprétée comme une réponse adaptative lors de situations de surcharge cognitive dont l’interaction sociale représente le prototype. Le modèle cognitif postule la difficulté des schizophrènes à attribuer des intentions en raison d’une mauvaise exploitation des processus de contextualisation. La schizophrénie est une pathologie des états subjectifs de conscience. La remémoration consciente, ou conscience autonoétique, caractérise la mémoire épisodique et se définit par la capacité à voyager mentalement dans le temps. Cet état diffère du sentiment de familiarité, ou conscience noétique, qui permet de savoir qu’un événement a eu lieu mais sans que cela s’accompagne de la capacité à revivre mentalement cet événement. La schizophrénie perturbe quantitativement et qualitativement de façon sélective la conscience autonoétique et laisse intacte la conscience noétique. La mémoire autobiographique rassemble les expériences vécues par chacun de nous depuis notre enfance et constitue la base de notre identité personnelle. La schizophrénie se caractérisant par une perturbation de l’identité, il n’est pas étonnant de constater que les patients schizophrènes génèrent des souvenirs plus pauvres et moins spécifiques que les sujets témoins. Les schizophrènes présentent également une destructuration du pic de réminiscence, pic qui correspond à une facilitation du rappel des souvenirs de l’adolescence et de l’âge adulte jeune, période durant laquelle se construit l’identité personnelle. Cognitivocomportementalisme Une vie sociale et professionnelle satisfaisante, des relations interpersonnelles agréables, une santé physique et psychique stable requièrent des conduites spécifiques adaptées aux contextes sociaux et relationnels dans lesquels vit la personne. L’entraînement aux compétences sociales consiste à réapprendre au patient schizophrène toutes les conduites appropriées de la vie courante. Des modules psycho-éducatifs d’information du patient et de sa famille, l’apprentissage de la technique de résolution de problème constituent les modalités pratiques de ce type d’entraînement. La thérapie familiale comportementale aide à l’acquisition des compétences nécessaires pour gérer de la façon la plus constructive possible les charges et problèmes occasionnés par la présence du patient. On utilise également des interventions focalisées sur les déficits cognitifs du patient. Malgré le traitement neuroleptique, 30 % des personnes atteintes de schizophrénie présentent des symptômes persistants. Les thérapies cognitives des symptômes positifs comprennent la normalisation de l’expérience psychotique, la compréhension de la conception que le patient a de son trouble, la présentation de modèles d’intégration de l’expérience, la remise en question verbale des croyances et des tests dans la réalité. Conclusion Ce congrès, riche et dense par la diversité des points de vue et des interventions, est loin d’avoir épuisé le sujet de la schizophrénie, et les organisateurs vous donnent rendez-vous en mars 2004. Imprimé en France - Differdange S.A. 95110 Sannois Dépôt légal à parution - © Décembre 1984 - Médica-Press International S.A. Act. Méd. Int. - Psychiatrie (19) n° 5, mai 2002 130 Écho des congrès Écho des congrès