T R I B U N E es bisphosphonates sont le traitement de référence des ostéopathies malignes, et plusieurs études prospectives randomisées contre placebo ont démontré qu’ils étaient capables de réduire l’incidence des complications osseuses au cours de l’évolution du myélome multiple et des cancers solides (1, 2). Les éléments pris en compte sont les fractures pathologiques, les lésions ostéolytiques, les épisodes d’hypercalcémie, les compressions médullaires, le C. Roux*, B. Cortet**, T. Thomas***, recours à la chirurgie orthopédique et au nom du comité scientifique la radiothérapie ; la réduction d’incidu GRIO**** dence de ces événements est de l’ordre de 20 à 30 % (3). Leur usage prolongé chez les patients pour lesquels la maladie néoplasique peut devenir chronique est ainsi recommandé par toutes les sociétés savantes. La première complication de l’usage à long terme des bisphosphonates chez ces patients vient d’être rapportée : ments, car les bisphosphonates ont une très l’ostéonécrose de la mâchoire (4, 5). Cela a jeté le trouble chez nos collègues stoforte affinité osseuse, et de la localisation matologues et dentistes, chez qui cette très particulière de cette nécrose. pathologie récente suscite quelques quesRôle des bisphosphonates tions (6). Rappelons que des travaux très prometteurs existent concernant la prévention de QUELLE EST LA PHYSIOPATHOLOGIE l’aggravation des ostéonécroses de la tête DE L’OSTÉONÉCROSE fémorale par les bisphosphonates, et des DE LA MÂCHOIRE (ONM) ? travaux expérimentaux ont montré que ces molécules étaient capables de prévenir La physiopathologie n’est pas parfaitement l’apoptose des ostéoblastes et des ostéoélucidée. Les hypothèses doivent tenir cytes induite par la dexaméthasone. Ainsi, compte à la fois de la nature des traiteil ne paraît pas logique de rapporter une observation d’ostéonécrose fémorale chez un patient souffrant de myélome multiple dans le même chapitre d’éventuelles complications liées au traitement (5). Deux mécanismes essentiels sont actuellement évoqués (7, 8). * Université Paris-Descartes, faculté de médecine ; Les bisphosphonates inhibent l’activité des Assistance publique-Hôpitaux de Paris, service de rhumatologie, hôpital Cochin, Paris. ostéoclastes et réduisent le remodelage osseux. Le traitement des ostéolyses ** rhumatologie, hôpital B, Centre A.-Varhaeghe, malignes nécessite le recours à de fortes Lille. doses de bisphosphonates puissants, répé*** CHRU hôpital Bellevue, Saint-Étienne. tées mensuellement pendant plusieurs **** Le comité scientifique du GRIO est constitué années, et qui pourraient aboutir chez cerde : E. Attlan, M. Audran, B. Basse-Cathalinat, tains patients à une véritable suppression C.L. Benhamou, C. Bergot, L. Chapuis, M. CohenSolal, P. Dargent-Molina, E. Drapier-Faure, P. Fardu remodelage osseux. dellone, J.M. Féron, C. Jeandel, P.O. Kotzki, Les bisphosphonates ont par ailleurs un M.A. Limouzin-Lamothe, X. Marchandise, C. Mareffet antiangiogénique et pourraient modicelli, Y. Maugars, C. Ribot, J.P. Sabatier, B. Sutter, fier la vascularisation osseuse (9). F. Trémollières, M.C. de Vernejoul, G. Weryha. L Ostéonécrose de la mâchoire et bisphosphonates La Lettre du Rhumatologue - n° 324 - septembre 2006 Signalons enfin que, dans des conditions septiques, on peut penser que l’acidité locale favorise le relargage par la matrice osseuse des bisphosphonates, augmentant ainsi leur concentration locale. Pourquoi la mâchoire ? Rôle de l’environnement Plus de 80 % des cas décrits concernent la mandibule, plus souvent atteinte que le maxillaire. La mâchoire est un os à haut remodelage, soumis en permanence à des contraintes mécaniques en raison de la mastication. Ces contraintes mécaniques génèrent en permanence des microfissures qui sont théoriquement le signal mécanique pour déclencher un cycle de remodelage. Dans un contexte de remodelage très diminué, on peut penser que l’os n’a plus les propriétés pour répondre à ces contraintes mécaniques. Remarquons que l’inadaptation de l’os à une contrainte appliquée ne se traduit habituellement pas par une ostéonécrose. La deuxième caractéristique de cet os est son contact très étroit avec la muqueuse et la cavité buccales, donc avec un milieu septique. La surinfection des ostéonécroses est couramment rapportée. Il est donc envisageable qu’une infection torpide à germe lent comme Actinomyces, favorisée par un remodelage très diminué, soit la cause – ou un facteur favorisant – de la nécrose. QUELLES SONT LES MANIFESTATIONS DE L’ONM ? Les ONM ressemblent à une lésion décrite à la fin du XIXe siècle chez les ouvriers des manufactures d’allumettes, liée au phosphore blanc. L’ostéonécrose est caractérisée par une mise à nu de l’os, avec parfois une fistulisation à la peau ou au sinus (10). C’est, bien entendu, avant ce stade que le diagnostic doit être évoqué en raison des douleurs locales (à la mastication ou au brossage), bien que celles-ci ne soient pas spécifiques. La grande majorité des cas décrits succède à une extraction ou à des soins dentaires concernant l’os (11), posant ainsi le problème du diagnostic primaire, car on ne peut savoir si l’extraction est le facteur déclenchant ou seulement 9 T R I B U N E aggravant de la situation préexistante. En effet, le soin dentaire a pu être réalisé pour des douleurs attribuées à tort à une lésion dentaire alors qu’elles étaient dues à l’atteinte osseuse sous-jacente. Au stade de nécrose, les lésions radiologiques sont caractéristiques, avec perte osseuse. La place de la scintigraphie osseuse ou d’autres examens dans un diagnostic préradiologique reste à définir. Dans tous les cas, le diagnostic différentiel avec une lésion métastatique ou une localisation du myélome (au cours duquel la localisation mandibulaire est fréquente) doit être résolu. diverses chimiothérapies, mais aussi la mauvaise hygiène bucco-dentaire et l’alcoolo-tabagisme associé (10). Quinze cas ont été publiés chez des patients traités pour ostéoporose postménopausique par des amino-bisphosphonates, dont 13 avec l’alendronate (4). Ces cas sont peut-être plus nombreux (selon la FDA), mais ces chiffres doivent être mis en perspective avec le nombre de femmes (plusieurs millions) actuellement traitées, et avec le recul considérable dont nous disposons pour ces traitements. De plus, les cas rapportés sont peu ou pas décrits, et les difficultés diagnostiques de l’ostéonécrose sont telles que des précisions sont indispensables. QUELS PATIENTS SONT-ILS EXPOSÉS À L’ONM ? QUEL EST LE TRAITEMENT ? Ce sont d’abord et avant tout des patients souffrant d’ostéolyse maligne, et traités de manière prolongée par bisphosphonates intraveineux (12, 13). Les deux pathologies les plus fréquemment rencontrées sont le myélome multiple et le cancer du sein, probablement en raison de la fréquence de ces deux cancers. Le nombre de cas rapportés dans la littérature est actuellement de 368 (4). Une prévalence de 10 % chez les patients traités pour myélome multiple a été rapportée par B.G. Durie, dans une enquête rétrospective avec biais d’interrogatoire (11). Dans la seule étude prospective publiée à ce jour, l’incidence globale est de 6,7 % : 10 % pour le myélome et 3 % pour le cancer du sein (12). Ces chiffres paraissent trop élevés par rapport aux publications précédentes et devront être revus quand les critères diagnostiques d’ONM seront plus précis. Les deux facteurs de risque essentiels sont la durée du traitement (et donc le nombre de perfusions) et la nature du bisphosphonate, avec un risque plus grand pour le zolédronate, comparé au pamidronate (7, 12). On notera que ces deux traitements sont des amino-bisphosphonates, et que les cas rapportés avec le clodronate (bisphosphonate non aminé) sont survenus chez des patients traités préalablement par aminobisphosphonate, dont l’effet rémanent est connu. Chez ces patients cancéreux, les facteurs de risque associés sont bien entendu la corticothérapie, la radiothérapie locale et 10 L’attitude qui prévaut actuellement est d’abord préventive, comparable à ce qui est fait dans le cadre des radiothérapies de la sphère ORL. Chez les patients souffrant de myélome multiple et de métastases osseuses, une consultation de stomatologie doit être faite au début du traitement par bisphosphonates, de façon à réaliser tous les soins dentaires indispensables. Tout au long du traitement, une bonne hygiène dentaire doit être respectée, et des consultations stomatologiques régulières sont certainement utiles. Il est difficile de recommander des mesures systématiques de ce type sans tenir compte des facteurs de risque individuels, et sans évaluation du coût de cette procédure. Dans tous les cas, les soins dentaires indispensables (en particulier en raison d’un risque septique potentiel) doivent être réalisés par un confrère prévenu des risques d’atteinte osseuse. Des soins dentaires non indispensables (implants) doivent être évités et les prothèses dentaires ajustées. Lorsque la nécrose est déclenchée, des prélèvements avec antibiogramme sont indispensables, avec adaptation d’une antibiothérapie (clindamycine et phenoxyméthylpénicilline). L’oxygène hyperbare n’est pas efficace. L’indication et l’étendue d’un éventuel geste chirurgical doivent être discutées. Au stade de nécrose, il est probablement inutile. Des études doivent être conduites chez les patients ayant des signes évocateurs avant la constitution de la nécrose. Dans ces circonstances, la plupart des praticiens arrêtent le bisphosphonate, bien que cela ne soit pas logique compte tenu de leur effet rémanent. CONCLUSION Le rapport bénéfice-risque de l’usage des bisphosphonates au cours des métastases osseuses et du myélome multiple reste très largement favorable, et ces traitements doivent être utilisés chez les patients atteints par ces maladies (2, 3). Les soins dentaires en début de traitement sont indispensables. En cours de traitement, les stomatologues et dentistes consultés doivent être informés de la nature des traitements reçus par le patient. Évidemment, la question est celle de la durée optimale de ces traitements. Chez les patients cancéreux dont la maladie osseuse peut devenir chronique, il n’y a pas de recommandation sur la durée optimale des traitements par bisphosphonates. La plupart des études démontrent leur efficacité sur une durée de 2 ans. Les patients contrôlés par le traitement (par exemple, les patients souffrant de myélome et greffés avec succès) doivent certainement avoir une réévaluation de l’indication de la poursuite des bisphosphonates. Faut-il espacer les perfusions ? Faut-il arrêter les amino-bisphosphonates pour passer au clodronate ? À ce jour, il n’y a pas de réponse scientifique à ces deux questions, mais elles soulignent l’intérêt d’études prospectives utilisant en particulier les marqueurs biologiques de la résorption osseuse pour évaluer le rythme optimal d’administration des traitements. Au cours de l’ostéoporose postménopausique, il est certes logique de rappeler à nos patientes l’importance d’une bonne hygiène bucco-dentaire. Il est nécessaire de ne traiter que les patientes ayant un risque de fracture bien évalué et quantifié, en réévaluant le rapport bénéfice-risque du traitement après 4 à 5 ans de traitement, selon les recommandations de l’Afssaps. En revanche, l’ostéonécrose de mâchoire ne doit pas entrer, en l’état actuel de nos connaissances, dans l’évaluation de ce rapport bénéfice-risque, la survenue d’événements de ce type étant extrêmement rare, avec une relation de causalité très difficile ■ à établir. La Lettre du Rhumatologue - n° 324 - septembre 2006 T R I B U N E Bibliographie 1. Ashcroft AJ, Davies FE, Morgan GJ. Aetiology of bone disease and the role of bisphosphonates in multiple myeloma. Lancet Oncol 2003;4:284-92. 2. Djulbegovic B, Wheatley K, Ross J et al. Bisphosphonates in multiple myeloma. Cochrane Database Syst Rev 2001;4: CD003188. 3. Pavlakis N, Schmidt R, Stockler M. Bisphosphonates for breast cancer. Cochrane Database Syst Rev 2005;3:CD003474. 4. 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