9
L
es bisphosphonates sont le traitement
de référence des ostéopathies
malignes, et plusieurs études prospectives
randomisées contre placebo ont démontré
qu’ils étaient capables de réduire l’inci-
dence des complications osseuses au
cours de l’évolution du myélome mul-
tiple et des cancers solides (1, 2). Les
éléments pris en compte sont les frac-
tures pathologiques, les lésions ostéo-
lytiques, les épisodes d’hypercalcé-
mie, les compressions médullaires, le
recours à la chirurgie orthopédique et
la radiothérapie ; la réduction d’inci-
dence de ces événements est de l’ordre
de 20 à 30 % (3). Leur usage prolongé
chez les patients pour lesquels la maladie
néoplasique peut devenir chronique est
ainsi recommandé par toutes les sociétés
savantes. La première complication de
l’usage à long terme des bisphosphonates
chez ces patients vient d’être rapportée :
l’ostéonécrose de la mâchoire (4, 5). Cela
a jeté le trouble chez nos collègues sto-
matologues et dentistes, chez qui cette
pathologie récente suscite quelques ques-
tions (6).
QUELLE EST LA PHYSIOPATHOLOGIE
DE L’OSTÉONÉCROSE
DE LA MÂCHOIRE (ONM) ?
La physiopathologie n’est pas parfaitement
élucidée. Les hypothèses doivent tenir
compte à la fois de la nature des traite-
ments, car les bisphosphonates ont une très
forte affinité osseuse, et de la localisation
très particulière de cette nécrose.
Rôle des bisphosphonates
Rappelons que des travaux très promet-
teurs existent concernant la prévention de
l’aggravation des ostéonécroses de la tête
fémorale par les bisphosphonates, et des
travaux expérimentaux ont montré que ces
molécules étaient capables de prévenir
l’apoptose des ostéoblastes et des ostéo-
cytes induite par la dexaméthasone. Ainsi,
il ne paraît pas logique de rapporter une
observation d’ostéonécrose fémorale chez
un patient souffrant de myélome multiple
dans le même chapitre d’éventuelles com-
plications liées au traitement (5).
Deux mécanismes essentiels sont actuel-
lement évoqués (7, 8).
Les bisphosphonates inhibent l’activité des
ostéoclastes et réduisent le remodelage
osseux. Le traitement des ostéolyses
malignes nécessite le recours à de fortes
doses de bisphosphonates puissants, répé-
tées mensuellement pendant plusieurs
années, et qui pourraient aboutir chez cer-
tains patients à une véritable suppression
du remodelage osseux.
Les bisphosphonates ont par ailleurs un
effet antiangiogénique et pourraient modi-
fier la vascularisation osseuse (9).
Signalons enfin que, dans des conditions
septiques, on peut penser que l’acidité
locale favorise le relargage par la matrice
osseuse des bisphosphonates, augmentant
ainsi leur concentration locale.
Pourquoi la mâchoire ?
Rôle de l’environnement
Plus de 80 % des cas décrits concernent
la mandibule, plus souvent atteinte que
le maxillaire. La mâchoire est un os à
haut remodelage, soumis en permanence
à des contraintes mécaniques en raison
de la mastication. Ces contraintes méca-
niques génèrent en permanence des micro-
fissures qui sont théoriquement le signal
mécanique pour déclencher un cycle de
remodelage. Dans un contexte de remode-
lage très diminué, on peut penser que l’os
n’a plus les propriétés pour répondre à ces
contraintes mécaniques. Remarquons que
l’inadaptation de l’os à une contrainte
appliquée ne se traduit habituellement pas
par une ostéonécrose.
La deuxième caractéristique de cet os est
son contact très étroit avec la muqueuse et
la cavité buccales, donc avec un milieu sep-
tique. La surinfection des ostéonécroses est
couramment rapportée. Il est donc envisa-
geable qu’une infection torpide à germe
lent comme Actinomyces, favorisée par un
remodelage très diminué, soit la cause – ou
un facteur favorisant – de la nécrose.
QUELLES SONT LES MANIFESTATIONS
DE L’ONM ?
Les ONM ressemblent à une lésion décrite
à la fin du XIXesiècle chez les ouvriers des
manufactures d’allumettes, liée au phos-
phore blanc. L’ostéonécrose est caractéri-
sée par une mise à nu de l’os, avec parfois
une fistulisation à la peau ou au sinus (10).
C’est, bien entendu, avant ce stade que le
diagnostic doit être évoqué en raison des
douleurs locales (à la mastication ou au
brossage), bien que celles-ci ne soient pas
spécifiques. La grande majorité des cas
décrits succède à une extraction ou à des
soins dentaires concernant l’os (11),
posant ainsi le problème du diagnostic pri-
maire, car on ne peut savoir si l’extraction
est le facteur déclenchant ou seulement
* Université Paris-Descartes, faculté de médecine ;
Assistance publique-Hôpitaux de Paris, service
de rhumatologie, hôpital Cochin, Paris.
** rhumatologie, hôpital B, Centre A.-Varhaeghe,
Lille.
*** CHRU hôpital Bellevue, Saint-Étienne.
**** Le comité scientifique du GRIO est constitué
de : E. Attlan, M. Audran, B. Basse-Cathalinat,
C.L. Benhamou, C. Bergot, L. Chapuis, M. Cohen-
Solal, P. Dargent-Molina, E. Drapier-Faure, P. Far-
dellone, J.M. Féron, C. Jeandel, P.O. Kotzki,
M.A. Limouzin-Lamothe, X. Marchandise, C. Mar-
celli, Y. Maugars, C. Ribot, J.P. Sabatier, B. Sutter,
F
. Trémollières, M.C. de Vernejoul, G. Weryha.
TRIBUNE
La Lettre du Rhumatologue - n° 324 - septembre 2006
Ostéonécrose
de la mâchoire
et bisphosphonates
C. Roux*, B. Cortet**, T. Thomas***,
au nom du comité scientifique
du GRIO****
10
aggravant de la situation préexistante. En
effet, le soin dentaire a pu être réalisé pour
des douleurs attribuées à tort à une lésion
dentaire alors qu’elles étaient dues à l’at-
teinte osseuse sous-jacente. Au stade de
nécrose, les lésions radiologiques sont
caractéristiques, avec perte osseuse. La
place de la scintigraphie osseuse ou
d’autres examens dans un diagnostic pré-
radiologique reste à définir. Dans tous les
cas, le diagnostic différentiel avec une
lésion métastatique ou une localisation du
myélome (au cours duquel la localisation
mandibulaire est fréquente) doit être
résolu.
QUELS PATIENTS SONT-ILS EXPOSÉS
À L’ONM ?
Ce sont d’abord et avant tout des patients
souffrant d’ostéolyse maligne, et traités de
manière prolongée par bisphosphonates
intraveineux (12, 13).
Les deux pathologies les plus fréquemment
rencontrées sont le myélome multiple et le
cancer du sein, probablement en raison de
la fréquence de ces deux cancers. Le
nombre de cas rapportés dans la littérature
est actuellement de 368 (4). Une préva-
lence de 10 % chez les patients traités pour
myélome multiple a été rapportée par
B.G. Durie, dans une enquête rétrospective
avec biais d’interrogatoire (11). Dans la
seule étude prospective publiée à ce jour,
l’incidence globale est de 6,7 % : 10 %
pour le myélome et 3 % pour le cancer du
sein (12). Ces chiffres paraissent trop éle-
vés par rapport aux publications précé-
dentes et devront être revus quand les cri-
tères diagnostiques d’ONM seront plus
précis.
Les deux facteurs de risque essentiels sont
la durée du traitement (et donc le nombre
de perfusions) et la nature du bisphospho-
nate, avec un risque plus grand pour le
zolédronate, comparé au pamidronate (7,
12). On notera que ces deux traitements
sont des amino-bisphosphonates, et que les
cas rapportés avec le clodronate (bisphos-
phonate non aminé) sont survenus chez des
patients traités préalablement par amino-
bisphosphonate, dont l’effet rémanent est
connu.
Chez ces patients cancéreux, les facteurs
de risque associés sont bien entendu la cor-
ticothérapie,la radiothérapie locale et
diverses chimiothérapies, mais aussi la
mauvaise hygiène bucco-dentaire et l’al-
coolo-tabagisme associé (10).
Quinze cas ont été publiés chez des patients
traités pour ostéoporose postménopau-
sique par des amino-bisphosphonates, dont
13 avec l’alendronate (4). Ces cas sont
peut-être plus nombreux (selon la FDA),
mais ces chiffres doivent être mis en pers-
pective avec le nombre de femmes (plu-
sieurs millions) actuellement traitées, et
avec le recul considérable dont nous dis-
posons pour ces traitements. De plus, les
cas rapportés sont peu ou pas décrits, et les
difficultés diagnostiques de l’ostéonécrose
sont telles que des précisions sont indis-
pensables.
QUEL EST LE TRAITEMENT ?
L’attitude qui prévaut actuellement est
d’abord préventive, comparable à ce qui
est fait dans le cadre des radiothérapies
de la sphère ORL. Chez les patients souf-
frant de myélome multiple et de méta-
stases osseuses, une consultation de sto-
matologie doit être faite au début du
traitement par bisphosphonates, de façon
à réaliser tous les soins dentaires indis-
pensables. Tout au long du traitement,
une bonne hygiène dentaire doit être res-
pectée, et des consultations stomatolo-
giques régulières sont certainement
utiles. Il est difficile de recommander des
mesures systématiques de ce type sans
tenir compte des facteurs de risque indi-
viduels, et sans évaluation du coût de
cette procédure. Dans tous les cas, les
soins dentaires indispensables (en parti-
culier en raison d’un risque septique
potentiel) doivent être réalisés par un
confrère prévenu des risques d’atteinte
osseuse. Des soins dentaires non indis-
pensables (implants) doivent être évités
et les prothèses dentaires ajustées.
Lorsque la nécrose est déclenchée, des pré-
lèvements avec antibiogramme sont indis-
pensables, avec adaptation d’une antibio-
thérapie (clindamycine et phenoxyméthyl-
pénicilline). L’oxygène hyperbare n’est pas
efficace. L’indication et l’étendue d’un
éventuel geste chirurgical doivent être dis-
cutées. Au stade de nécrose, il est proba-
blement inutile. Des études doivent être
conduites chez les patients ayant des signes
évocateurs avant la constitution de la
nécrose. Dans ces circonstances, la plupart
des praticiens arrêtent le bisphosphonate,
bien que cela ne soit pas logique compte
tenu de leur effet rémanent.
CONCLUSION
Le rapport bénéfice-risque de l’usage des
bisphosphonates au cours des métastases
osseuses et du myélome multiple reste très
largement favorable, et ces traitements
doivent être utilisés chez les patients
atteints par ces maladies (2, 3). Les soins
dentaires en début de traitement sont indis-
pensables. En cours de traitement, les sto-
matologues et dentistes consultés doivent
être informés de la nature des traitements
reçus par le patient. Évidemment, la ques-
tion est celle de la durée optimale de ces
traitements. Chez les patients cancéreux
dont la maladie osseuse peut devenir chro-
nique,il n’y a pas de recommandation sur
la durée optimale des traitements par bis-
phosphonates. La plupart des études
démontrent leur efficacité sur une durée
de 2 ans. Les patients contrôlés par le trai-
tement (par exemple, les patients souffrant
de myélome et greffés avec succès) doi-
vent certainement avoir une réévaluation
de l’indication de la poursuite des bis-
phosphonates. Faut-il espacer les perfu-
sions ? Faut-il arrêter les amino-bisphos-
phonates pour passer au clodronate ? À ce
jour, il n’y a pas de réponse scientifique
à ces deux questions, mais elles souli-
gnent l’intérêt d’études prospectives uti-
lisant en particulier les marqueurs biolo-
giques de la résorption osseuse pour
évaluer le rythme optimal d’administra-
tion des traitements.
Au cours de l’ostéoporose postménopau-
sique, il est certes logique de rappeler à nos
patientes l’importance d’une bonne hygiène
bucco-dentaire. Il est nécessaire de ne trai-
ter que les patientes ayant un risque de
fracture bien évalué et quantifié, en rééva-
luant le rapport bénéfice-risque du traite-
ment après 4 à 5 ans de traitement, selon
les recommandations de l’Afssaps. En
revanche, l’ostéonécrose de mâchoire ne
doit pas entrer, en l’état actuel de nos
connaissances, dans l’évaluation de ce rap-
port bénéfice-risque, la survenue d’événe-
ments de ce type étant extrêmement rare,
avec une relation de causalité très difficile
à établir.
TRIBUNE
La Lettre du Rhumatologue - n° 324 - septembre 2006
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