Médecine
& enfance
novembre 2013
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enfant d’intelligence normale, qui a ac-
quis normalement la maîtrise sphincté-
rienne et qui, tout d’un coup ou pro-
gressivement, se met à déféquer sur lui,
étant apparemment tout à fait indiffé-
rent aux conséquences et ne réclamant
pas d’être changé. Lorsqu’on le voit en
consultation, il ne dit désespérément
rien et, au mieux, pleure sans faire au-
cun lien. Les parents réagissent mal, et,
selon leur degré de tolérance, se mon-
trent soit violents (le nez dans le caca),
soit passifs (ils font comme s’ils ne
voyaient rien), avec, entre ces deux ex-
trêmes, tous les degrés imaginables.
Le pédopsychiatre, à qui on envoie sou-
vent les encoprétiques résistants, est
dans la position de celui à qui on en-
voie les problèmes insolubles par la lo-
gique et la raison, et il se retrouve dé-
muni face à une famille qui attend une
solution, et face à un enfant sans de-
mande, si ce n’est celle de ne plus être
encoprétique, mais sans pouvoir en di-
re davantage. L’enfant est là confronté
à une folie de son corps que sa raison
ne peut maîtriser : ce qui se passe est
plus fort que lui. Dans ces cas, le terme
« psychogène » me semble préférable à
celui de « volontaire », puisque aucune
cause, ni explication, ni stratégie orga-
nique ne fonctionne.
[Vignette clinique. Lionel, quatre ans,
est en moyenne section de maternelle.
Depuis un mois, il est sans cesse impré-
gné de selles malodo rantes en classe
(mais pas à la maison), au point qu’une
réunion est organisée en urgence, où je
me rends pour entendre que l’école ne
peut garder un enfant comme lui, et
que le passage en grande section est
problématique, car la maîtresse qui
s’occupe de cette section ne l’acceptera
pas. Une auxiliaire de vie scolaire est
demandée mais non obtenue.
Nous ne connaissons dans un premier
temps que le père de l’enfant. Il a quitté
la mère et demandé le divorce, alors
que la mère dit encore aimer son mari
et ne veut pas de séparation. Chez la
mère, le déni de tout problème est tel
qu’il ressemble à une idée délirante.
D’ailleurs, le psychiatre qui la suit finit
par l’hospitaliser devant ses menaces de
se suicider si son mari ne renonce pas à
sa demande de divorce. L’enfant vit cet-
te situation mais il n’en dit pas un mot.
Il est également attaché à ses deux pa-
rents et semble sidéré par la situation,
dont il n’arrive pas à parler, ne parve-
nant pas à se la représenter.
La situation, malgré un suivi régulier de
l’enfant et de son père (la mère refuse
de venir) n’évolue pas, jusqu’au jour où
la mère, suivie régulièrement, finit par
aller mieux. Cela correspond au mo-
ment où Lionel entre au CP. Elle accep-
te enfin la séparation, n’est plus dépres-
sive et ne refuse plus de venir aux entre-
tiens. Seule l’évolution de la mère a
guéri l’enfant, dont le corps seul a expri-
mé l’impossibilité pour lui de se repré-
senter la séparation de ses parents.]
[Vignette clinique. Antoine a dix ans.
Depuis quatre mois, il est encoprétique
tous les jours. Ni lui ni sa mère ne disent
quelque chose du déclenchement. Des
conseils suffisent à faire disparaître le
problème pendant trois mois. A la re-
chute je les revois. J’apprends qu’il y a
un an Antoine a perdu brutalement son
grand-père maternel, qu’il voyait tous
les week-ends et qui lui était très atta-
ché. En outre, trois mois après le décès
du grand-père, on a découvert à la mère
une maladie de Bouveret, si grave que
cette jeune femme de trente-six ans est
en invalidité. Les crises continuent de se
produire, qui la plongent dans des états
de panique : à ces moments-là, elle a le
sentiment d’une mort imminente pos-
sible. Miraculeusement, cet entretien
d’élucidation fait cesser l’encoprésie.
Pas de rechute depuis huit mois.]
Nous sommes dans un domaine qui res-
semble à la psychosomatique. Des affects
trop douloureux sont mis de côté, isolés
de la conscience par un clivage efficace.
Ces affects ne sont même pas pensés,
c’est-à-dire qu’ils ne font pas l’objet d’une
représentation ou d’interrogations dans
l’esprit de l’enfant. Ils sont encore moins
verbalisés, ni intérieurement ni à un in-
terlocuteur, d’où leur émergence sous la
forme des selles, symptôme émergent
d’un affect irreprésentable.
La mise en liens, le regard porté sur le
contexte psychoaffectif peuvent seuls
permettre de comprendre la valeur éco-
nomique du symptôme.
La dimension « économique » dans la
théorie psychanalytique est issue du désir
permanent de Freud de conceptualiser le
fonctionnement de l’appareil psychique
en utilisant l’état des connaissances
scientifiques de l’époque. Breuer, influen-
cé par la découverte de Helmholtz du
deuxième principe de la thermodyna-
mique (dégradation de l’énergie), initie
cette modélisation. Helmholtz désignait
par énergie libre «celle qui est capable de
se transformer librement en d’autres
sortes de travail », et énergie liée « celle
qui ne peut se manifester que sous forme
de chaleur ». L’analogie avec les affects
est simple : libre est employé au sens de
liberté, de capacité de circulation, de ca-
pacité à entrer dans des liens mis en pla-
ce par le moi sans le déborder.
Plus tard, dans Au-delà du principe de
plaisir, Freud affine son système : la
liaison est conçue comme une influence
du moi sur le processus primaire (rêves,
fantasmes) et le soumettant au principe
de réalité. Quand le moi ne peut remplir
ses fonctions, soit en raison de la massi-
vité de l’énergie libre (trauma, deuil,
perte, échec, blessure), soit par capacité
insuffisante du moi à lier cette énergie
(période difficile, trouble de la person-
nalité, dépression), soit à cause des
deux à la fois, apparaît le débordement
du moi et l’émergence du symptôme so-
matique, ici l’encoprésie.
Peut-on qualifier ce type d’encoprésie
de « psychosomatique » ? Cela est à dis-
cuter, mais dans ma pratique, à chaque
fois, un événement, un trauma dont on
me disait qu’il n’avait aucun rapport
avec l’état de l’enfant était en fait en
cause. Cette vision, démodée en appa-
rence ou simpliste (c’est celle du Pr Von
Himbergeist dans La guérison des Dal-
ton), correspond pourtant à ce qui est
observé en clinique, et la mise en mots
est efficace sur les symptômes.
Venons-en à l’encoprésie-rétention qui
résiste au traitement chez le petit enfant
(trois-quatre ans). Les parents sont an-
goissés et l’école menace de ne pas gar-
der l’enfant. L’histoire est toujours la
même : l’enfant a été constipé, a eu des
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