O bservation inattendue J. Wendling1, C. Francès2, E. Thervet3, F. Agbalika4, F. Morinet4, J. Bedrossian3, P. Morel1, Ch. Legendre3, C. Lebbé1 " Maladie de Kaposi post-transplantation rénale Résumé Résumé La maladie de Kaposi (MK) est associée à l’herpèsvirus humain de type 8 (HHV8). Il s’agit d’une maladie cutanéomuqueuse et/ou viscérale caractérisée par la prolifération de cellules dérivant de l’endothélium lymphatique, sous l’influence du HHV8. La MK posttransplantation n’a pas de spécificité clinique par rapport aux autres formes de MK. En revanche, sa prise en charge est bien différente, puisque basée sur la levée progressive de l’immunodépression. De nouvelles techniques de biologie moléculaire peuvent aider au diagnostic (PCR HHV8 à partir des tissus) ; d’autres, comme l’analyse de la virémie quantitative HHV8, ont peut-être une valeur pronostique. Mots-clés : Maladie de Kaposi - HHV8 - Transplantation - Levée de l’immunosuppression. a maladie de Kaposi (MK) est caractérisée par la prolifération de celL lules fusiformes (cellules kaposiennes) ménageant des fentes vasculaires sous l’influence d’un virus du groupe herpès, le HHV8 (Human Herpes Virus 8). On en distingue quatre formes cliniques : ! la MK classique ou “méditerranéenne”, touchant en règle des sujets âgés de plus de 50 ans, originaires du bassin méditerranéen, d’évolution lente et bénigne ; ! la MK endémique africaine, intéressant des sujets plus jeunes, originaires d’Afrique subsaharienne (centrale ou de l’Est), d’évolution souvent comparable à la précédente ; ! la MK épidémique, associée au sida ; ! la MK secondaire aux immunodépressions iatrogènes, notamment après transplantation d’organe (1). 1 Service de dermatologie, hôpital Saint-Louis, assistance publique des hôpitaux de Paris, 75475 Paris Cedex 10. 2 Service de médecine interne, hôpital La PitiéSalpêtrière, Assistance publique des hôpitaux de Paris, 75651 Paris Cedex 13. 3 Service de néphrologie, hôpital Saint-Louis, Assistance publique des hôpitaux de Paris, 75475 Paris Cedex 10. 4 Unité de virologie, laboratoire de microbiologie, hôpital Saint-Louis, 75475 Paris Cedex 10. Quelles sont les particularités de la MK du transplanté ? Quelles en sont les modalités de prise en charge ? Quelles sont les perspectives d’avenir dans cette maladie ? À partir d’un cas clinique simple, nous tenterons de répondre à ces questions. Le patient est réhospitalisé 17 mois après la greffe pour une altération de l’état général associant anorexie et amaigrissement de 5 kg, épigastralgies et apparition de nodules et plaques de 6 à 10 mm de diamètre infiltrés sur l’avant-bras gauche, la cuisse gauche et la jambe droite (figures 1 et 2). Il est alors sous 100 mg x 2/j de ciclosporine, 75 mg/j d’azathioprine et 10 mg/j de prednisone. La créatinine est stable à 150 µmol/l, le greffon est fonctionnel. L’hypothèse d’une maladie de Kaposi chez ce malade immunodéprimé est confirmée par la biopsie cutanée d’un élément de l’avant-bras. Celle-ci met en effet en évidence, sous un épiderme normal, une prolifération faite de très nombreuses cavités et fentes vasculaires bordées par des cellules fusiformes aux noyaux volumineux associées à un infiltrat inflammatoire comportant des lymphocytes, des plasmocytes et de nombreux sidérophages. La PCR HHV8 est CAS CLINIQUE Un homme de 46 ans, originaire de Guinée et vivant en France depuis 1986, a subi une première transplantation rénale le 23 juin 1998. Il a pour principal antécédent une hypertension artérielle (HTA) sévère ancienne, responsable d’une insuffisance rénale terminale par néphroangiosclérose ayant conduit à la dialyse en 1996. La greffe d’un rein cadavérique ayant quatre compatibilités HLA est suivie d’une reprise de diurèse immédiate, et la biopsie rénale à trois mois est considérée comme normale. Le protocole d’immunodépression (protocole SIMULECT) associe ciclosporine (300 mg/j avant la greffe, puis adaptée au T0 : 200 mg/225 mg), azathioprine (150 mg/j avant la greffe, puis adaptée à la leucocytose, soit 125 mg/j) et prednisone (initialement 1 mg/kg/j, puis diminution progressive). 78 Figure 1. Plaque infiltrée et nodule de Kaposi sur la jambe. Le Courrier de la Transplantation - Volume I - n o 2 - juillet-août-septembre 2001 O bservation inattendue au délai observé dans la littérature, qui est en moyenne de 20 mois après la greffe (valeurs variant de quelques semaines à 18 ans) (1). Figure 2. Nodule de Kaposi typique sur l’avant-bras. fortement positive sur la peau (3,5 x 106 copies/µg d’ADN). Le bilan d’extension retrouve des plages érythémateuses gastriques sans image histologique spécifique ; la coloscopie met en évidence un petit nodule de l’angle droit dont l’histologie est là encore non spécifique. La radiographie thoracique et le scanner thoraco-abdominal sont normaux. Il n’y a pas de point d’appel pour une autre néoplasie ou infection opportuniste concomitante. Un traitement associant ganciclovir 5 mg/kg/12 h et ribavirine 10 mg/kg/8 h à J1 puis 5 mg/kg/8 h de J2 à J10 est commencé fin novembre 1999, afin d’inhiber la réplication du HHV8, sans modification initiale du traitement immunosuppresseur. Le ganciclovir est relayé per os à 150 mg x 2/j après sept jours de traitement parentéral et poursuivi pendant six semaines. Cependant, devant la persistance de l’évolutivité des lésions cutanées avec d’importantes douleurs à la jambe droite, trois semaines après le début du traitement antiviral, le traitement immunosuppresseur est modifié. Ainsi, l’azathioprine est arrêtée mi-décembre 1999 et la posologie de la ciclosporine est diminuée à 175 mg/j à partir de fin décembre 1999, puis à 75 mg x 2/j à partir de fin janvier 2000. L’évolution clinique est marquée par une stabilisation de la MK dès le premier mois suivant la diminution du traitement immunosuppresseur, puis par une amélioration spectaculaire notée à la mifévrier 2000, avec désinfiltration de toutes les lésions et persistance d’un discret lymphœdème de la jambe droite. Par ailleurs, l’état général s’est rapidement amélioré. Après un an de rémission, on assiste en mars 2001 à une reprise évolutive limitée des lésions cutanées sous forme d’un lymphœdème kaposien de la jambe droite et de trois nodules du pied homolatéral. Un nouveau bilan d’extension est donc réalisé 16 mois plus tard (mars 2001), alors que le malade est toujours sous ciclosporine (75 mg x 2) et 10 mg de prednisone. Il associe un TDM thoracoabdomino-pelvien et une FOGD, et est totalement négatif. Cette reprise évolutive, comparable aux poussées observées dans la MK classique ou épidémique, n’est pas expliquée par l’existence d’une infection opportuniste concomitante ni par des modifications du traitement immunosuppresseur. Un traitement par thalidomide, inhibiteur de l’angiogenèse, va être prochainement introduit. DISCUSSION Il s’agit d’une observation relativement typique de maladie de Kaposi post-transplantation rénale. Le délai d’apparition de la maladie, ici de 17 mois, est conforme 79 Le HHV8 a été découvert en 1994 par analyse de la différence de la représentation à partir de tissu kaposien (2). Il appartient à la famille des Herpesviridae, à la sous-famille des herpesvirinae et au genre des rhadinovirus. Sa responsabilité dans la MK est fondée sur la constance de l’association, son caractère spécifique, puisqu’en dehors de la MK, le HHV8 n’est associé qu’à un nombre très limité de pathologies humaines (essentiellement lymphome primitif des séreuses, maladie de Catleman multicentrique), la précession de l’infection HHV8 à l’apparition d’une MK, les données épidémiologiques. La prévalence de la MK post-transplantation rénale varie selon les régions. Elle est par exemple de 0,45 % en Ile-de-France, mais plus élevée (4,1 %) dans les pays du Bassin méditerranéen ou du Moyen-Orient, comme l’Arabie saoudite ; ces données peuvent être mises en parallèle avec la séroprévalence HHV8, variable selon les zones géographiques : faible, de l’ordre de 1 à 5 % chez des donneurs de sang dans les régions occidentales, élevée dans les pays du Bassin méditerranéen ou en Afrique subsaharienne (30 % en Italie du Sud, 51 % en Ouganda) (3). Enfin, le HHV8 code pour différents gènes susceptibles de déréguler le cycle cellulaire, de stimuler l’angiogenèse et d’inhiber l’apoptose potentiellement impliqués dans la physiopathologie de la MK. D’ailleurs, un modèle de souris transgénique pour un de ces gènes viraux (orf74) est caractérisé par la survenue de tumeurs cutanées multicentriques proches de la MK (4). La MK post-greffe survient le plus souvent par réactivation du HHV8 secondaire à l’immunodépression (5). Plus rarement, elle est secondaire à la transmission du virus par le greffon issu d’un donneur contaminé (6). Le risque de transmission du HHV8 par la transplantation d’organe existe donc et son appréciation fait l’objet d’une étude actuelle- Le Courrier de la Transplantation - Volume I - n o 2 - juillet-août-septembre 2001 O bservation inattendue ment en cours. Les principaux modes de contamination sont cependant le mode intrafamilial, notamment dans les populations à forte séroprévalence, et le mode sexuel. La transmission par les dérivés du sang semble rare dans les conditions actuelles de transfusion en Occident (3). Aspect clinique et histologique, profil évolutif Le cas clinique choisi illustre bien l’aspect clinique de la MK post-transplantation. En effet, les lésions cutanées existent dans plus de 90 % des cas, et permettent en règle le diagnostic. Les lésions élémentaires sont des macules, des plaques érythémateuses et violines s’infiltrant progressivement. Ces lésions ne disparaissent pas à la vitropression et prennent volontiers un aspect ecchymotique, hémorragique ou pigmenté. Peuvent s’y associer ou s’observer de façon isolée des nodules angiomateux de consistance dure ou, plus rarement, des nodules lymphangiectasiques de consistance mollasse. Un lymphœdème peut accompagner les lésions, voire être au premier plan. La MK de l’immunodéprimé est volontiers plus agressive que la MK classique, avec une atteinte cutanée plus ubiquitaire, une atteinte muqueuse et viscérale plus fréquente. Les atteintes viscérales sont retrouvées dans environ 40 % des cas (7, 8). Elles peuvent être digestives (lésions le plus souvent révélées par l’endoscopie, se présentant sous forme de macules érythémateuses plus ou moins infiltrées), pulmonaires (infiltrats interstitiels ou nodules), ganglionnaires et, plus rarement, osseuses, hépatiques ou spléniques, voire cardiaques. On notera que le diagnostic histologique des lésions digestives peut être difficile du fait de la profondeur de l’infiltrat, ce qui peut conduire à une sous-estimation de la fréquence de ces atteintes. Il peut toutefois être sensibilisé en réalisant une PCR sur les lésions (sensibilité de 90 à 100 %). Enfin, le profil évolutif de la maladie chez notre patient est celui observé dans la majorité des cas, avec régression ou stabilisation de la maladie à la levée de l’immunosuppression chez 18 patients sur 20 dans une série récente (9). La réponse complète est obtenue dans 17 à 81 % des cas s’il existe des lésions purement cutanées et dans 0 à 50 % des cas en cas de manifestations viscérales associées (7-10). Ce cas clinique illustre donc les difficultés de la prise en charge de cette maladie chez le transplanté. En effet, l’élément décisif dans le traitement est alors la décision de levée progressive de l’immunosuppression, qui fait courir au patient le risque d’un rejet, et donc d’un retour en dialyse. La décision de la baisse de l’immunosuppression doit tenir compte, après information du patient, de plusieurs facteurs comme une localisation viscérale grave du Kaposi, un retentissement fonctionnel important des lésions cutanées ou une évolutivité importante des lésions. Il est certain que la difficulté est encore plus grande lorsqu’il s’agit d’une transplantation hépatique, pulmonaire ou cardiaque. L’attitude adoptée habituellement, mais de façon empirique, est de diminuer dans un premier temps les corticoïdes, puis de diminuer ou d’arrêter l’inhibiteur de synthèse de base purique (azathioprine ou mycophénolate mofétil), et enfin, si nécessaire, de diminuer progressivement les anticalcineurines. Modalités thérapeutiques Un traitement antiviral associant ganciclovir et ribavirine a été essayé chez notre patient. On sait que certains analogues nucléosidiques tels que ganciclovir, foscavir ou cidofovir inhibent in vitro la réplication du HHV8 dans des lignées de lymphomes primitifs des séreuses (11). Ils ont peut-être un intérêt préventif en clinique (12), mais leur efficacité in vivo sur des MK établies n’a pas été démontrée. Cela est sans doute lié au mécanisme d’action de ces antiviraux, qui inhibent l’ADN polymérase avec pour cible les cellules infectées par un HHV8 en phase de réplication lytique. Or, dans la MK, le HHV8 infecte 95 % des cellules sous un mode latent, tandis que moins de 5 % des cellules hébergent un virus réactivé, aboutissant à la lyse cellulaire. L’association à la ribavirine avait pour intérêt théorique d’inhiber la maturation des ARN messagers viraux et de cibler ainsi les cellules infectées sur un mode latent. Si cette association est difficilement évaluable chez notre patient du fait de la diminution rapide de l’immunosuppres- 80 sion, elle n’a pas non plus permis d’obtenir une régression de lésions cutanées chez 5 patients souffrant de MK classique (C. Lebbé, Journées dermatologiques de Paris 2001, communication personnelle). Les chimiothérapies classiques ont surtout été évaluées dans la MK associée au VIH, mais elles peuvent avoir un intérêt dans la MK post-transplantation (13). En monochimiothérapie, on peut utiliser la bléomycine, antibiotique antimitotique utilisé par voie intramusculaire tous les 15 à 21 jours ou par perfusion intraveineuse tous les 15 jours. Elle a pour avantage une très faible hématotoxicité, mais présente une toxicité pulmonaire (dose cumulée) et cutanée. Elle offre de bons taux de réponse dans les localisations cutanéo-muqueuses, de l’ordre de 48 à 74 %. On peut également utiliser la vinblastine (alcaloïde de la pervenche), qui permet d’obtenir des réponses partielles de l’ordre de 26 % au prix, parfois, d’une toxicité hématologique et neurologique (neuropathies périphériques). Elle s’utilise à 0,1 mg/kg/semaine. La vincristine, un autre alcaloïde de la pervenche utilisé à 2 mg i.v./semaine, semble donner de meilleurs résultats (60 % de réponses partielles), avec une toxicité hématologique moindre, mais une toxicité neurologique supérieure. Enfin, l’étoposide, inhibiteur de la topoisomérase II, a permis d’obtenir des réponses dans 32 à 76 % des cas, avec notamment des réponses viscérales. Cependant, il est responsable d’une toxicité hématologique importante, ce qui n’en fait pas un traitement de première intention. D’autres monochimiothérapies telles que les anthracyclines liposomales (doxorubicine liposomale et daunorubicine liposomale) ou les taxanes ont une efficacité supérieure, permettant notamment des réponses sur des localisations viscérales sévères (taux de réponse estimés à 43-79 % et 60-70 % respectivement). La toxicité hématologique n’est pas négligeable, surtout sur des patients déjà immunodéprimés. Ces traitements peuvent donc avoir un intérêt à court terme, mais n’ont, en l’absence de levée parallèle de l’immunodépression, qu’une efficacité temporaire (13). Le Courrier de la Transplantation - Volume I - n o 2 - juillet-août-septembre 2001 O bservation inattendue Des molécules de la famille des rétinoïdes, comme l’acide tout-transrétinoïque, ayant des propriétés antiprolifératives directes, mais aussi immunomodulatrices et inhibitrices de l’angiogenèse, ont permis d’obtenir 40 % de réponses ou de stabilisation chez des patients ayant une MK VIH-positifs et peu immunodéprimés (CD4 > 200). Le thalidomide, présentant également des propriétés inhibitrices de l’angiogenèse, a permis d’obtenir 40 % de réponses chez des patients VIH+ peu immunodéprimés sous trithérapie antirétrovirale. Des résultats intéressants mais très préliminaires sont rapportés avec d’autres molécules inhibitrices de l’angiogenèse. L’interféron alpha, molécule efficace dans la maladie de Kaposi classique, est contre-indiqué chez le greffé en raison du risque de rejet. Les traitements locaux peuvent avoir un intérêt pour des formes pauci-lésionnelles ou peu évolutives. Il s’agit essentiellement de la cryothérapie, de la cryochirurgie, du laser CO2, voire de la chirurgie. La radiothérapie externe est a priori à éviter chez les greffés (13). La difficulté de sa prise en charge est dominée par la nécessité d’une baisse de l’immunosuppression (pour les formes sévères) au prix d’un risque de rejet et de retour en dialyse estimé de 11 à 40 % pour les formes dermatologiques et de 0 à 69 % pour les formes viscérales (8). Une étude nationale est en cours pour mieux connaître les facteurs de risque qui, associés à l’infection HHV8, favorisent l’apparition d’une MK chez le transplanté, et pour étudier la valeur prédictive du suivi de la virémie quantitative # HHV8 chez ces malades. R 5. 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