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au sujet qui nous occupe, celle de chances. On peut varier à l’infini les hypothèses sur la
manière dont les sens ont fourni à l'intelligence les matériaux de ces idées abstraites : de telles
hypothèses seront toujours plus ou moins arbitraires et même fausses, en ce qu’elles ne
peuvent tenir compte des conditions naturelles de l'homme, des circonstances infiniment
variées de son organisation primitive et de son éducation. Puisque les impressions variables
des sens et du monde extérieur aboutissent à révéler, plus tôt ou plus tard, à la raison adulte,
les mêmes notions abstraites, identiques dans toutes les intelligences, le géomètre, sans
s'enquérir d'où ces notions viennent, a bien meilleur parti de les prendre où elles sont, c'est-à-
dire dans la raison pure 10, surtout si c'est toujours sous leur forme abstraite que les idées dont
il s’agit doivent devenir l'objet de ses spéculations et de son enseignement. Aussi les sciences
mathématiques, étrangères dans le fond au grand et perpétuel débat entre l'idéalisme et
l'empirisme, semblent, par la parfaite abstraction de leurs principes et l'absolue vérité des
conséquences qu'elles en déduisent, se rapprocher davantage de l’esprit de la philosophie
idéaliste. C’est Platon, et non Aristote, qui écrivit sur la porte de son école : « Que nul n'entre
ici s'il n'est géomètre » : et il ne faut pas s’étonner si Condillac 11, en mettant Descartes,
Mallebranche et Leibnitz en opposition avec Locke, trouve que d'ordinaire les meilleurs
géomètres ont été les plus mauvais philosophes.
Il est vrai que, dans le dernier siècle, les applications merveilleuses de l'analyse
mathématique à la physique céleste ayant mis la géométrie à la mode, il fut d'usage de mêler
une apparente érudition dans les sciences exactes à une philosophie toute sensualiste, et de
plus, hardie, tranchante, contemptrice du passé : car tel devait être, par la marche fatale de
l'esprit humain, le caractère de ce siècle, et nous, qui avons hérité de ses travaux, ne pouvons
point le lui imputer à blâme. Mais, je le répète, chez la plupart des philosophes de cette école,
l’érudition mathématique fut plus apparente que réelle. Voltaire 12 lui-même n'est pas exempt
de ce charlatanisme dont il s'est autrefois moqué. Les excellents articles de d'Alembert sur la
philosophie des sciences exactes n'ont rien qui annonce un disciple exclusif de Locke, et
surtout rien qui ressemble à la métaphysique de Condillac. Plus tard les théories sensualistes
sont devenues dominantes parmi les savants : d'illustres géomètres s'en sont montrés
fortement imbus dans leurs écrits : mais ce n'est point en leur qualité de géomètres qu'ils les
ont adaptées : ils ont cédé à une influence plus générale et plus puissante, à celle de leur
siècle. Si Laplace, Volney, Cabanis, semblent professer les mêmes doctrines
philosophiques 13, qu'on ne croie pas que le calcul des mouvements planétaires, ou l'étude des
langues de l'Orient, ou celle de l’organisation animale, aient déterminé leur commune
profession de foi. Bien des exemples célèbres contrediraient une semblable supposition.