MISE AU POINT Cancers urothéliaux invasifs : chimiothérapie adjuvante après cystoprostatectomie Adjuvant chemotherapy following radical cystectomy for muscle invasive bladder cancer P. Beuzeboc*, S. Ropert**, D. Amsellem-Ouazana***, D. Saïghi***, T. Flam***, M. Zerbib*** P. Beuzeboc D u fait de leur mauvais pronostic et du taux élevé de décès (environ la moitié des patients atteints d’un cancer invasif vont rechuter dans les 3 ans suivant la chirurgie), les tumeurs urothéliales envahissant le muscle requièrent plus qu’un traitement chirurgical pour optimiser les résultats. Par rapport à une chimiothérapie néo-adjuvante, l’utilisation en situation adjuvante peut présenter des avantages : décision sur la base d’une classification précise du stade, maladie résiduelle minimale, absence de retard à la chirurgie curatrice. Cependant, elle présente aussi potentiellement des inconvénients : lourd retentissement physique et psychique de la cystectomie, tolérance plus difficile de la chimiothérapie, retard à la mise en route du traitement local, altération de la fonction rénale postopératoire, etc. Chimiothérapie adjuvante : comment sélectionner les populations ? * Département d’oncologie ­médicale, Institut Curie, Paris. ** Service d’oncologie médicale, ­hôpital Cochin, Paris. *** Service d’urologie, hôpital ­Cochin, Paris. En raison d’un taux de curabilité des pT2N0 par chirurgie seule, d’un gain absolu attendu en survie globale de l’ordre de 5 %, de la morbidité de la chimiothérapie (notamment avec le protocole MVAC [méthotrexate, vinbastine, adriamycine, cisplatine]), la plupart des équipes américaines, mais aussi européennes, limitent les indications de la chimiothérapie aux stades pT3 et aux tumeurs N+ (1). ➤➤ Pour les patients N+, le pronostic très péjoratif justifie pour beaucoup une chimiothérapie adjuvante (2). 340 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XX - n° 5 - mai 2011 ➤➤ Une extension à la graisse périvésicale permet également d’identifier les patients pT3 pouvant bénéficier d’une chimiothérapie adjuvante. En ­l’absence d’atteinte ganglionnaire, l’extension macros­copique à la graisse périvésicale (pT3b) est associée à un mauvais pronostic par rapport aux sujets pT3a. D. Tilki et al. ont ainsi revu 2 605 patients traités par cystectomie radicale sans chimiothérapie ou radiothérapie pré-opératoire dans 6 centres internationaux (3). Huit cent huit tumeurs (31 %) étaient pT3 : 310 pT3a (38,4 %), 498 pT3b (61,6 %) et 352 N+ (43,6 %). Avec un suivi médian de 45 mois, les taux de survie sans récidive à 5 ans des pT3a et pT3b (43,8 % et 41,4 %) et les taux de survie spécifique à 5 ans (48,6 % et 46,8 %) sont identiques dans les deux groupes. Chez les patients N–, le stade pT3b est associé à un taux de récidive plus élevé à 5 ans (60,7 versus 47,9 %) et à une survie spécifique inférieure (64,4 versus 55 %), statistiquement significatifs (p = 0,020 versus 0,048). Quelle chimiothérapie peut-on utiliser ? Des études ouvertes avec, au cours du temps, différentes combinaisons (MVAC, MVEC [méthotrexate, vinblastine, épirubicine, cisplatine], CMV [cisplatine, méthotrexate, vinblastine], CM [cisplatine, métho­ trexate], etc.) ont montré la faisabilité de ces chimiothérapies adjuvantes après cystoprostatectomie. A. Flechon et al. ont publié en 2006 l’expérience du GETUG (Groupe d’étude des tumeurs uro-génitales) avec une combinaison de 4 cycles de gemcitabine (1 250 mg/m2 J1 et J8) et de cisplatine (70 mg/­m2 J1) tous les 21 jours, montrant un respect correct de Résumé La place de la chimiothérapie adjuvante dans les tumeurs urothéliales de la vessie n’est pas clairement définie. Les essais comparatifs menés dans ce cadre souffrent de biais méthodologiques majeurs (très faible puissance statistique, arrêts précoces non justifiés, etc.) ne permettant pas d’obtenir des conclusions formelles. Dans une méta-analyse reposant sur les données individuelles de 491 patients, une réduction de 25 % du risque de décès a été mise en évidence, pour un gain absolu de 9 % à 3 ans, mais le faible nombre de patients inclus limite la pertinence de ces résultats. Dans les recommandations de l’EAU, mises à jour en 2009, une chimiothérapie adjuvante n’est recommandée que dans le cadre d’essais thérapeutiques. Elle peut néanmoins apparaître en pratique clinique comme une option raisonnable chez les patients souffrant de tumeurs à extension extravésicale ou avec atteinte ganglionnaire. la dose-intensité (96 % pour le cisplatine et 88 % pour la gemcitabine) et avec une toxicité acceptable, sans décès toxique (4). Le groupe coopérateur hellénique a rapporté l’expérience particulière de 4 cycles de paclitaxel (175 mg/­m ²) et de carboplatine (ASC 5) chez 92 patients présentant une tumeur à extension extravésicale supérieure ou égale à pT3b (95 %) ou N+ (40 %) [5]. La tolérance a été acceptable avec un taux de neutropénies de grade 3/4 et de neutropénies fébriles respectivement de 19 % et 7 %. Soixante-deux pour cent des patients ont reçu la totalité de la dose prévue. Les résultats en termes de survie globale, survie spécifique et survie sans récidive à 5 ans apparaissent faibles, respectivement de 28,9 % (IC95 : 14,8-43 %), 36,6 % (IC95 : 24,449,7 %) et 29 % (IC95 : 16,3-42,4 %). Mais aucune conclusion ne peut être tirée de cette expérience et cette combinaison n’a pas d’indication en pratique. recrutement insuffisant et bras expérimentaux utilisant une chimiothérapie inadéquate (tableau). ➤ ➤ Une méta-analyse rapportée en 2005, reposant sur les données individuelles de 491 patients inclus dans 6 essais, retrouvait une réduction du risque de décès de 25 %, pour un gain absolu de 9 % à 3 ans (6). Cependant, le faible nombre de patients inclus a limité clairement la pertinence de ces analyses et le pouvoir statistique était insuffisant pour faire l’objet d’une recommandation avec un niveau de preuve adéquat. Il a été conclu que seul un essai recrutant plus de 1 000 patients aurait la puissance nécessaire pour apporter la preuve de l’intérêt d’une chimio­t hérapie adjuvante. Ce fut l’objet de l’essai EORTC-30994, essai international, comparant l’administration immédiate, ou retardée à l’apparition des métastases, d’une chimiothérapie de type MVAC, MVAC intensifié ou GC (gemcitabine, cisplatine). Les investigateurs prévoyaient l’inclusion de 1 350 patients pour mettre en évidence un gain de survie de 7 % à 5 ans avec une puissance de 80 % en faveur de la chimiothérapie adjuvante. Un trop faible recrutement a imposé la fermeture prématurée de l’essai. ➤➤ Les résultats de deux autres essais n’ayant pu être menés à terme ont récemment été rapportés. –– L’étude italienne de phase III, comparant chimiothérapie adjuvante immédiate à chimiothérapie différée par GC a été interrompue prématurément Quelles sont les données des études de phase III ? Le niveau d’évidence scientifique à partir des études de phase III est sans conteste en faveur d’une chimiothérapie néo-adjuvante par rapport à une chimiothérapie adjuvante. En effet, toutes les études cliniques adjuvantes ont présenté des problèmes méthodologiques majeurs : Tableau. Essais randomisés publiés de chimiothérapie (CT) adjuvante versus sans chimiothérapie adjuvante. Auteur Année Protocole CT (n) Sans CT (n) Logothetis 1988 CISCA 62 71 Skinner 1991 CAP 47 44 Stockle 1992 MVAC/MVEC 26 23 Studer 1994 CDDP 40 37 Bono 1995 CM 48 35 Freiha 1996 CMV 25 25 Otto 2001 MVEC 55 53 Mots-clés Cancers urothéliaux de la vessie envahissant le muscle Chimiothérapie adjuvante Summary The place of adjuvant chemotherapy in muscle-invasive transitional cell bladder cancer is not clearly defined. The randomized trials in this field present major methodological bias (low statistical power, early unjustified interruption of the trials) and are unable to be conclusive to support the routine use of adjuvant chemotherapy. The first meta-analysis based on individual data from 491 patients suggest à 25 % relative reduction in the risk of death for chemotherapy compared to control (9 % absolute advantage at 3 years) but the small numbers of patients limit considerably the impact of these results. The European guidelines in 2009 recommend only the use of adjuvant chemotherapy in clinical trials. Nevertheless, it represents a reasonable option in pT3b and node positive tumors. Keywords Urothelial muscle-invasive bladder cancer Adjuvant chemotherapy CAP : cisplatine + adriamycine + platine ; CDDP : cisplatine ; CISCA : cisplatine + cyclophosphamide + adriamycine ; CM : cisplatine + méthotrexate ; CMV : cisplatine + méthotrexate + vinblastine ; MVAC : méthotrexate + vinblastine + adriamycine + cisplatine ; MVEC : méthotrexate + vinblastine + épirubicine + cisplatine. La Lettre du Cancérologue • Vol. XX - n° 5 - mai 2011 | 341 MISE AU POINT Références bibliographiques 1. Juffs HG, Moore MJ, Tannock IF. The role of systemic chemotherapy in the management of muscle-invasive bladder cancer. Lancet Oncol 2002;3(12): 738-47. 2. Bruins HM, Stein JP. Risk factors and clinical outcomes of patients with node-positive muscle-invasive bladder cancer. Expert Rev Anticancer Ther 2008;8(7):1091-101. 3. Tilki D, Svatek RS, Karakiewicz PI et al. pT3 substaging is a prognostic indicator for lymph node negative urothelial carcinoma of the bladder. J Urol 2010;184(2):470-4. 4. Fléchon A, Fizazi K, GourgouBourgade S et al. Gemcitabine and cisplatin after radical cystectomy for bladder cancer in an adjuvant setting: feasibility study from the Genito-Urinary Group of the French Federation of Cancer Centers. Anticancer Drugs 2006;17(6):705-8. 5. Bamias A, Deliveliotis C, Aravantinos G et al.; Hellenic Cooperative Oncology Group. Adjuvant chemotherapy with paclitaxel and carboplatin in patients with advanced bladder cancer: a study by the Hellenic Cooperative Oncology Group. J Urol 2004;171(4):1467-70. 6. Advanced Bladder Cancer (ABC) Meta-analysis Collaboration. Adjuvant chemotherapy in invasive bladder cancer: a systematic review and metaanalysis of individual patient data Advanced Bladder Cancer (ABC) Meta-analysis Collaboration. Eur Urol 2005;48(2):189-99. 7. Cognetti F, Ruggeri EM, Felici A et al. Adjuvant chemotherapy with cisplatin + gemcitabine versus chemotherapy at relapse in patients with muscle-invasive bladder cancer submitted to radical cystectomy. An italian multicenter randomised phase III trial. ASCO 2008, abstr. 5023. Retrouvez l’intégralité des références bibliographiques sur notre site www.edimark.fr Cancers urothéliaux invasifs : chimiothérapie adjuvante après cystoprostatectomie du fait d’un recrutement insuffisant. En 2008, F. Cognetti a rapporté à l’ASCO les résultats de cette étude qui devait inclure 610 patients pour détecter une réduction de 10 % de différence de survie globale à 5 ans (25 % de réduction en HR) [7]. Finalement, 194 patients ont été randomisés. Avec un suivi médian de 27 mois, il n’a pas été mis en évidence de différence en termes de survie sans récidive (p = 0,58) ou de survie globale (p = 0,10). – L’étude espagnole (Grupo Español de Investigación en Cáncer de Mama [GEICAM]) a évalué l’intérêt de 4 cycles du triplet PGC (paclitaxel 80 mg/m2 J1 et J8 ; gemcitabine 1 000 mg/m2 J1 et J8 ; cisplatine 70 mg/m2 J1, tous les 21 jours) versus observation dans une population de patients à risque élevé de récidive (pT3-4 et/ou N+), avec un performance status à 0-1, et une clairance de la créatinine supérieure à 50 ml/mn (8). L’objectif principal était une amélioration de 15 % de la survie globale (de 50 à 65 %), nécessitant 340 patients. L’étude, commencée en juillet 2000, a été interrompue prématurément en juillet 2007 du fait d’un faible recrutement. Les données concernant les 142 patients randomisés montrent, avec un suivi médian de 30 mois, une amélioration significative de la survie (45 patients décédés sur 74 dans le bras observation versus 24 sur 68 dans le bras PGC) avec une médiane non atteinte (61 % de survivants à 5 ans) et de 26 mois pour le bras témoin (31 % de survivants à 5 ans) [HR = 0,44 ; p < 0,0009]. Le temps jusqu’à progression (HR = 0,38 ; p < 0,0001) et la survie spécifique (HR = 0,37 ; p < 0,0002) étaient également supérieurs dans le bras PGC. Ces résultats positifs doivent néanmoins être contre-balancés par l’arrêt prématuré et le faible effectif de l’étude. – Une prochaine méta-analyse des essais adjuvants, intégrant cette étude ainsi que celles de F. Cognetti et de l’EORTC, est attendue. ➤ Une seule étude a comparé différentes modalités de chimiothérapie périopératoire. Un essai randomisé du MD Anderson (États-Unis) a comparé cystectomie + MVAC adjuvant et MVAC pré- et postopératoire (9). Cent quarante patients T3 ou T4 ont été inclus (5 cycles MVAC + cystectomie et curage [n = 70] ; 2 cycles néo-adjuvants + 3 adjuvants ou 5 cycles adjuvants [n = 70]). Il n’a pas été retrouvé de différences entre les deux groupes. En intention de traitement, 81 patients (58 %) étaient en rémission avec recul médian de 6,8 ans. Une fois encore, le schéma de l’étude et le faible effectif ne permettent pas de conclure à une équivalence de bénéfice entre traitement néo-adjuvant et traitement adjuvant. 342 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XX - n° 5 - mai 2011 Est-il impensable de pouvoir mener un essai contrôlé adjuvant dans les cancers invasifs de la vessie ? L’étude randomisée allemande, comparant deux schémas de chimiothérapie (10), nous montre que cela est possible quand on compare différentes modalités de chimiothérapie. Cette étude multicentrique de phase III (AUO-AB 05/95) a randomisé 327 patients entre 3 cycles de CM (cisplatine 70 mg/m², méthotrexate 40 mg/m² J8 et J15) tous les 21 jours et 3 cycles de MVEC (méthotrexate 30 mg/m² J1, J15, J22 ; vinblastine 3 mg/m² J2, J15, J22 ; épirubicine 45 mg/m² J2 ; cisplatine 70 mg/m² J2) tous les 28 jours. Les survie sans progression, survie spécifique et survie globale sont respectivement pour CM versus MVEC de 43,3 ± 4,6 % versus 48,8 ± 4,5 %, 52 ± 4,6 % versus 52,3 ± 4,8 % et 46,1 ± 4,3 % versus 45,1 ± 4,6 %. Il a été conclu que le protocole CM ne pouvait pas être considéré comme inférieur au MVEC. Que faire en pratique ? Dans les recommandations de l’EAU (European Association of Urology), mises à jour en 2009 (11), une chimiothérapie adjuvante n’est recommandée que dans le cadre d’essais thérapeutiques. En dépit des résultats des essais randomisés et des recommandations des experts concernant la chimiothérapie néo-adjuvante, les données de la National Cancer Data Base américaine (11) montrent que seuls 11,6 % des patients ont une chimiothérapie préopératoire, le plus souvent adjuvante (10,4 % versus 1,2 % en néo-adjuvant). Ces données, qui reflètent les pratiques, soulignent bien l’immense et incompréhensible écart qui existe entre les recommandations et les pratiques cliniques… Elles montrent les efforts à fournir, une trop faible proportion des patients étant initialement référées à un oncologue. La généralisation des réunions de concertation multidisciplinaire devrait aider à mieux poser les indications. Quel avenir ? Avec le développement de nouveaux traitements ciblés, il est absolument nécessaire de mettre en place des études bien conduites pour évaluer l’utilité de ces traitements en situation périopératoire chez les patients à risque. ■ MISE AU POINT Cancers urothéliaux invasifs : chimiothérapie adjuvante après cystoprostatectomie Références bibliographiques (suite de la p. 342) 8. Paz-Ares LG, Solsona E, Esteban E et al. Randomized phase III trial comparing adjuvant paclitaxel/gemcitabine/ cisplatin to observation in patients with resected invasive bladder cancer : results of the Spanish Oncology Genitourinary Group (SOGUG) 99/01 study. abstr. 4518. 9. Millikan R, Dinney C, Swanson D et al. Integrated therapy for locally advanced bladder cancer: final report of a randomized trial of cystectomy plus adjuvant MVAC versus cystec- tomy with both preoperative and postoperative MVAC. J Clin Oncol 2001;19(20):4005-13. 10. Lehmann J, Retz M, Wiemers C et al.; AUO-AB 05/95. Adjuvant cisplatin plus methotrexate versus methotrexate, vinblastine, epirubicin, and cisplatin in locally advanced bladder cancer: results of a randomized, multicenter, phase III trial (AUO-AB 05/95). J Clin Oncol 2005; 23(22):4963-74. 504 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XX - n° 5 - mai 2011 11. Stenzl A, Cowan NC, De Santis M et al. The updated EAU guidelines on muscle-invasive and metastatic bladder cancer. Eur Urol 2009;55(4):815-25. 12. David KA, Milowsky MI, Ritchey J et al. Low incidence of perioperative chemotherapy for stage III bladder cancer 1998 to 2003: a report from the National Cancer Data Base. J Urol 2007;178(2):451-4.