M I S E A U P O I N T Les inhibiteurs de l’aromatase. État des lieux ● P.-H. Cottu* L es traitements hormonaux représentent un ensemble d’armes thérapeutiques majeures dans la prise en charge des cancers du sein, aussi bien à la phase précoce qu’à la phase avancée et/ou métastatique. Les inhibiteurs de l’aromatase forment une des classes médicamenteuses qui se sont le plus enrichies ces dernières années. Nous rappelons ici la base de leurs mécanismes d’action ainsi que les résultats cliniques les plus récents. BASES MOLÉCULAIRES réversible et moins spécifique, d’autres hydroxylases des stéroïdes contenant des noyaux héminiques. Plusieurs générations de ces inhibiteurs ont été développées (figure 2) (2). Première génération : aminoglutéthimide NH2 O La source majeure d’estrogènes chez la femme non ménopausée est l’ovaire. Il persiste chez la femme ayant subi une ablation ovarienne et chez la femme ménopausée une biosynthèse d’estrogènes dite “périphérique”, dans le tissu adipeux, la peau, le muscle et le tissu tumoral mammaire (1) (figure 1). La dernière étape de la synthèse des estrogènes est l’aromatisation, qui convertit les androgènes en estrogènes. L’aromatase réalise une hydroxylation des androgènes et utilise un cytochrome P450 spécifique responsable du transfert électronique. Son inhibition peut intervenir soit par compétition avec le substrat au site de liaison (inhibition de type I), soit par interférence avec le noyau héminique du cytochrome P450 (inhibition de type II). Les inhibiteurs de type I sont essentiellement stéroïdiens, parfois “suicidaires” car dégradés par l’enzyme en métabolites qui se lient de manière irréversible. Les inhibiteurs de type II sont des composés azolés non stéroïdiens, d’action Stéroïdien : formestane O N N O OH CN Troisième génération : Non stéroïdiens : anastrozole N létrozole Stéroïdien : exemestane O N N N N CH2 CN N NC CN O Figure 2. Inhibiteurs de l’aromatase. 17-OH-progestérone 2 Androstènedione 4 Testostérone A R O M A T A S E E1 4 E2 1. P450 scc (side-chain cleavage). 2. 17ß hydroxylase. 3. 3ß hydroxystéroïde déshydrogénase. 4. 17ß hydroxystéroïde déshydrogénase Figure 1. Synthèse des estrogènes. * Centre des maladies du sein et service d’oncologie médicale, hôpital SaintLouis, 1, av. Claude-Vellefaux, 75475 Paris Cedex 10. 56 O Deuxième génération : Non stéroïdien : fadrozole NC Cholestérol 1 Prégnénolone 2 17-OH-prégnénolone 2 3 DHEA 3 N La mesure de l’activité aromatase est un facteur prédictif potentiel de l’efficacité des inhibiteurs. Elle peut se faire par méthode biochimique, en mesurant le taux de conversion d’androgènes marqués administrés à doses fixées, soit dans le plasma, soit dans le tissu tumoral (3). Dans ce dernier, d’autres méthodes (RT-PCR, immuno-histochimie) sont en cours d’étude (4). Il a été montré sur un échantillon de plus de 1 000 patientes que le niveau d’expression de l’aromatase mesuré par méthode Taq-Man était indépendant de l’âge, du statut ménopausique et du niveau d’expression du récepteur aux estrogènes. Un haut niveau d’expression était par ailleurs corrélé à un risque accru de rechute (p < 0,05) et de décès (p < 0,005) (5). La mesure d’activité de l’aromatase peut être effectuée avant et après l’exposition aux inhibiteurs, ce qui La Lettre du Cancérologue - volume X - n° 2 - mars/avril 2001 permet d’établir leur puissance relative et leur efficacité in vitro sur le tissu mammaire et en périphérie (figure 3) (3). Inhibition périphérique 40 Deuxième ligne métastatique Ces trois médicaments ont été comparés en deuxième ligne métastatique à l’acétate de mégestrol (Mégace®) (7-9). Les principaux résultats sont présentés dans les tableaux I et II. Trois types de données sont à analyser et comparer pour chacun de ces essais. Activité aromatase 35 Tableau Ia. Résultats des études comparant un inhibiteur de l’aromatase de troisième génération à l’acétate de mégestrol après échec du tamoxifène. Les résultats sont indiqués en pourcentages sauf pour le temps jusqu’à progression (TTP). 30 25 20 n 15 10 5 0 Prétraitement Post-traitement Exemestane 769 Létrozole 551 Anastrozole 764 Indication du RE + RP+ RE+ RH tamoxifène ou RP+ inconnus Adjuvant Métastatique 39,6 66,4 67 32 33 66 35 21 44 42 58 75 25 Tableau Ib. Inhibition périphérique 40 Exemestane Activité aromatase 35 Létrozole Anastrozole 30 25 Schéma de l’étude équivalence RO, TTP RO, TTP essais poolés RO, TTP Viscères 56,6 Cible mesurable 78,4 40 44 NR 71 Tableau Ic. 20 15 Exemestane 10 5 Létrozole 0 Prétraitement Post-traitement Figure 3. Démonstration de l’inhibition de l’aromatase périphérique et intramammaire. Exemple de l’exemestane : pour chaque graphique est indiquée l’activité aromatase mesurée par métabolisme de l’estrone marquée. Anastrozole RO E : 15 AM : 12,4 NS 0,5 : 13 p = 0,004 2,5 : 23,6 p = 0,11 p = 0,04 AM : 16,4 1 : 12,6 BC E : 37,4 AM : 34,6 0,5 : 27 NS 2,5 : 35 NS 10 : 12,5 10 : 39,9 NS AM : 12,2 DÉVELOPPEMENT CLINIQUE Trois générations d’inhibiteurs de l’aromatase sont distinguées (figure 2). La première génération est représentée par l’aminoglutéthimide (Orimétène®), inhibiteur non spécifique de l’aromatase et initialement développé comme antiépileptique. La deuxième génération comprend le formestane (type I, stéroïdien, Lentaron®), et le fadrozole (type II, azolé, non commercialisé en France) qui a également des propriétés antiminéralocorticoïdes (6). Le formestane est administré par voie intramusculaire (250 mg tous les 14 jours), ce qui est parfois utile, mais les résultats cliniques restent décevants (6). La troisième génération comprend le vorozole (non commercialisé en France), le létrozole (Fémara®) et l’anastrozole (Arimidex®), inhibiteurs non stéroïdiens de type II, enfin, l’exemestane (Aromasine®), inhibiteur stéroïdien de type I qualifié d’“inactivateur” de l’aromatase. Nous rapportons ici les principaux résultats obtenus avec ces trois derniers composés au cours des essais de phase III. La Lettre du Cancérologue - volume X - n° 2 - mars/avril 2001 AM : 32 1 : 42,3 NS AM : 40,3 TTP (mois) E : 4,5 AM : 3,7 p = 0,037 0,5 : 5,1 p = 0,02 2,5 : 5,6 p = 0,8 p = 0,07 AM : 5,5 1 : 4,8 10 : 5,3 NR AM : 4,6 RO : réponse objective. TTP : temps jusqu’à progression. BC : bénéfice clinique (RO + stabilisation ⭓ 24 semaines). AM : acétate de mégestrol. NR : non rapporté. NS : non significatif. Tableau II. Effets secondaires des inhibiteurs de l’aromatase comparés à l’acétate de mégestrol (en pourcentages). Exemestane Tous événements confondus Asthénie Bouffées de chaleur Prise de poids Nausées Vomissements Céphalées Létrozole Anastrozole Acétate de mégestrol 0,5 78,2 2,5 85 1 39 10 7,5 12,6 5,9 5,9 10,9 5,7 18 13 18 11 10-20 3,7-8 7,6 2,1 2,3 3 4 8,5-17,1 9,2 2,8 NR 19,1 8 13,3 10,9 7,5 12,6 18 10 14 22 12 20 5-23 0,8-5,3 9-11 NR 45,8-89,9 57 M I S E A U Méthodologie Les trois essais étaient randomisés, multicentriques, internationaux et en double aveugle ; ils comparaient, après échec du tamoxifène, à l’acétate de mégestrol, un inhibiteur de l’aromatase, qui était administré soit en situation adjuvante (33 à 42 % des patientes), soit en situation métastatique (58 à 66 % des patientes). Ces trois essais avaient pour objectif principal le taux de réponses objectives (RO) et le temps jusqu’à progression (TTP). Seul M. Kaufman précise que le but recherché était de montrer l’équivalence de l’exemestane et de l’acétate de mégestrol (9). Le taux de patientes avec des récepteurs inconnus et des métastases viscérales diffère notablement d’une étude à l’autre. Les études consacrées aux inhibiteurs non stéroïdiens comprennent également deux dosages, 0,5 et 2,5 mg/jour pour le létrozole (8), 1 et 10 mg/jour pour l’anastrozole (7). Enfin, les résultats présentés pour l’anastrozole proviennent de données poolées de deux études “jumelles”, États-Unis et Europe-Australie-Afrique du Sud (7). P O I N T grade 3-4 dans 7,6 % des cas, versus 17,1 % dans le bras acétate de mégestrol (p = 0,001). Après 8 mois de traitement, le gain moyen de poids était dans ce bras de 3 kg. Des données tout à fait similaires sont rapportées pour l’anastrozole (7). Les auteurs de l’étude létrozole rapportent un nombre plus élevé d’événements cardiovasculaires dans le bras acétate de mégestrol (20 % versus 10-11 %, p = 0,02) (8). Inhibiteurs stéroïdiens en relais des inhibiteurs non stéroïdiens Une étude de phase II multicentrique a testé l’efficacité de l’exemestane à 25 mg/j en relais d’un traitement par inhibiteur azolé ou par aminoglutéthimide (10). La dose était augmentée à 100 mg/j lors de la progression sous exemestane. Un taux de réponses de 6,6 % a été observé chez 241 patientes (8,1 % après aminoglutéthimide ; 4,8 % après inhibiteur azolé). Cinquante-huit patientes ont reçu de l’exemestane à 100 mg, pour une réponse partielle (1,7 %). Une chute significative de l’estradiolémie a pu être montrée chez les patientes antérieurement sous aminoglutéthimide. Une stabilisation de la maladie a été observée pendant, respectivement, 35,9 et 34,3 semaines. Le TTP moyen était de 14,7 et 8,7 semaines. Résultats Les trois études démontrent une très discrète tendance à la supériorité de l’inhibiteur étudié, en particulier en termes de TTP. Les comparaisons de doses pour le létrozole semblent montrer une supériorité de 2,5 mg par rapport à 0,5 mg, alors que 1 mg/j semble équivalent à 10 mg pour l’anastrozole. L’analyse de la survie globale à 2 ans montre une tendance à la supériorité pour l’anastrozole (84-85 % versus 70 %). Première ligne métastatique Létrozole Le létrozole (2,5 mg/j) a été testé comme première ligne d’hormonothérapie, comparé au tamoxifène dans un essai de phase III, randomisé, multicentrique, international et en double aveugle, plusieurs fois présenté, mais non encore publié intégralement (11). Les principales données figurent sur le tableau III et semblent indiquer une supériorité du létrozole sur le tamoxifène. Nous ne disposons pas encore d’informations sur le détail de la population traitée, ni sur la toxicité, ce qui rend l’interprétation fine de cette étude encore délicate. Effets secondaires Les principaux effets secondaires observés sont indiqués dans le tableau II. Aucune différence n’apparaît nettement, ni en faveur ni en défaveur des inhibiteurs de l’aromatase, à l’exception de la prise de poids qu’ils entraînent. Les patientes traitées par exemestane subissaient une prise de poids indésirable de Tableau IIIa. Résultats des études comparant un inhibiteur de l’aromatase de troisième génération au tamoxifène. Les résultats sont indiqués en pourcentages sauf pour le TTP. n Anastrozole 353 États-Unis Anastrozole (Europe) 668 Létrozole Tamoxifène adjuvant 40 RE+RP+ 65 RE+ ou RP+ 24 RH inconnus 11 30 25 20 55 907 19 65 35 Os A : 65 T : 53 A : 45 T : 48 L : 32 T : 29 Foie A:7 T : 16 A : 9,4 T : 9,5 NR Viscères A : 48,5 T : 47,8 A : 30 T : 37 L : 43 T : 46 Tissus mous A : 10 T : 18 A : 37 T : 32 NR Masse mesurable A : 68,4 T : 76,9 A : 88,5 T : 87,2 NR Tableau IIIb. RO Anastrozole (États-Unis) Anastrozole (Europe) Létrozole 58 A : 21 T : 17 A : 32,9 T : 32,6 L : 30 T : 20 BC NS NS p = 0,001 A : 59 T : 46 A : 56 T : 55 L : 49 T : 38 TTP (mois) p = 0,0098 NS p = 0,0001 A : 11 T : 5,6 A:8 T:8 L : 9,4 T : 5,9 p = 0,005 NS p = 0,0001 La Lettre du Cancérologue - volume X - n° 2 - mars/avril 2001 Tableau IV. Effets secondaires du létrozole et de l’anastrozole comparés au tamoxifène. Létrozole Bouffées de chaleur Nausées Maladie thrombo-embolique Thrombose veineuse profonde Asthénie Tamoxifène 16 6 1 13 6 2 NR 11 11 Anastrozole Tamoxifène États-Unis 36,5 24,2 30,6 34,1 4,1 8 ,2 1,2 2,2 31,8 35,7 Anastrozole Tamoxifène Europe 19,6 12,5 4,8 0,6 8,6 18,8 13,4 7,3 3 4,9 NR : non rapporté. Anastrozole Les résultats des deux essais jumeaux, nord-américain et européen, comparant l’anastrozole 1 mg/j au tamoxifène en première ligne de traitement hormonal en situation métastatique et/ou localement avancée, ont été publiés récemment (12, 13). Les données principales sont présentés dans les tableaux III et IV. Les premiers objectifs étaient le TTP et la RO, avec une visée d’équivalence. Les caractéristiques des patientes diffèrent entre les deux essais, les patientes nordaméricaines présentant plus fréquemment une expression des récepteurs hormonaux que les patientes européennes (89 % versus 45 %), mais aussi, plus souvent, des métastases viscérales (47 % versus 30-37 %). C’est dans l’essai nord-américain qu’est observée une tendance à la supériorité de l’anastrozole, en termes de TTP et de bénéfices cliniques (réponse objective + stabilisation ⭓ 24 semaines). Exemestane Les résultats les plus récents, présentés et non encore publiés, proviennent d’une étude de phase II randomisée, comparant exemestane 25 mg/j à tamoxifène 20 mg/j en première ligne métastatique (14) (tableau V). La population de patientes incluses ne diffère pas des autres études (RE+ et/ou RP+ : 90 % ; métastases viscérales : 57,5 %). Les taux de réponses Tableau V. Principaux résultats de l’étude de phase II randomisée comparant exemestane à tamoxifène en première ligne métastatique. Les résultats sont indiqués en pourcentages (sauf n). observés étaient de 44,6 % dans le bras exemestane et 14,3 % dans le bras tamoxifène. Le bénéfice clinique était respectivement de 55,3 % et 39,3 %. Les principaux effets secondaires des patientes sous exemestane ne diffèrent pas non plus de ceux observés avec les inhibiteurs non stéroïdiens (asthénie 11,7 % ; nausées 3,3 % ; bouffées de chaleur 3,3 %). Cette étude de phase II a été transformée en étude de phase III randomisée, dont les résultats sont attendus. PERSPECTIVES Les inhibiteurs de l’aromatase se sont clairement positionnés en deuxième ligne thérapeutique, étant au minimum aussi efficaces que l’acétate de mégestrol, et globalement mieux tolérés. Les résultats précoces de la comparaison directe au tamoxifène en première intention thérapeutique dans des situations de cancer du sein localement avancé et/ou métastatique laissent présager, là aussi au minimum, une efficacité similaire, voire supérieure. Il faut toutefois noter que le différentiel espéré en termes d’effets secondaires n’est pas au rendez-vous. Ces résultats ont conduit à la mise en place de larges essais adjuvants, parfois testant une combinaison tamoxifène-inhibiteur alors que nous ne disposons pas de données d’association à la phase avancée. L’essai ATAC (anastrozole versus tamoxifène, versus la combinaison des deux) est clos. Le groupe BIG mène les essais comparant létrozole et tamoxifène. L’exemestane est testé par les groupes PEGASE et ICCG. Sans préjuger des résultats de ces différentes études, les inhibiteurs de l’aromatase de troisième génération figurent déjà parmi les outils thérapeutiques supplémentaires majeurs à la disposition des cliniciens. Sur le plan fondamental, un gros effort est fait pour caractériser l’aromatase (régulation transcriptionnelle, expression différentielle, iso-enzymes, etc.). Nul doute que les années qui viennent verront se préciser, à l’instar des récepteurs aux hormones stéroïdes pour le tamoxifène, les facteurs biologiques prédictifs d’efficacité des inhibiteurs de l’aromatase. ■ Exemestane 61 Tamoxifène 59 44 48 54 18 49 39 59 19 RO BC 44,6 55,3 14,3 39,3 R Asthénie Bouffées de chaleur Nausées Prise de poids 11,7 3,3 3,3 5 13,3 13,3 8,3 6,7 1. Clemons M, Goss P. Estrogen and the risk of breast cancer. N Engl J Med 2001 ; 344 : 276-85. 2. De Cremoux P. Les inhibiteurs de l’aromatase : aspects pharmacologiques. Bull Cancer 2000 : numéro spécial, décembre 2000 : 23-9. 3. Miller W, Dixon J. Antiaromatase agents : preclinical data and neoadjuvant therapy. Clin Breast Cancer 2000 ; (suppl. 1) : S9-S14. n RE + RP + RE + ou RP + Viscères Tamoxifène adjuvant La Lettre du Cancérologue - volume X - n° 2 - mars/avril 2001 É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 59 M I S E A 4. Sasano H, Suzuki T, Moriya T. 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