Ici et ailleurs S. 29 Note méthodologique à l’intention de la „vraie“ gauche Accélérations et ruptures historiques Robert Mertzig Pour la gauche véritable la question centrale redevient en tout cas la réponse stratégique à cette situation bouillonnante, si elle ne veut pas se diluer dans les fallacieuses et dangereuses orientations réformistes de type „révolution par les urnes“ ou „révolution citoyenne“, qui permettent tout juste d’assister passivement aux événements, en les considérant essentiellement comme un long fleuve tranquille de l’Histoire, à peine entrecoupé de quelques rapides imprévues, où tout vient à point pour qui sait attendre, où le temps de l’Histoire est un temps horloger homogène et vide, suivant lequel est censé s’égrener le chapelet des progrès et contre-progrès, réformes et contre-réformes. Le temps stratégique Il faut, au contraire, penser cette situation en termes de temps stratégique, de rupture; un temps plein de nœuds et de ventres, d’accélération soudaines et d’éprouvants ralentissements, de bonds en avant et de bonds en arrière, de syncopes et de contretemps. Les aiguilles de son cadran ne tournent pas toujours dans le même sens. C’est un temps brisé, scandé par des crises et des instants propices à saisir, des ruptures potentielles et réelles. C’est autour de ces ruptures que toute politique et stratégie de transformation sociale doit s’orienter. La gauche non inféodée au système ne peut se contenter d’un rôle de pédagogue accompagnant la spontanéité supposée des masses et engrangeant ses fruits dans les urnes, ce qui est très aléatoire, mais elle doit être un stratège organisant la retraite ou l’offensive, selon les flux et reflux de la lutte sociale et de classes. Cette temporalité de l’action politique a son vocabulaire analytique propre: la péri- Photo : gauchedesluttesacreteil-lcr.over-blog.com La dernière décade a été marquée par toute une série de secousses à dimensions historiques. Des événements majeurs se succèdent à un rythme inconnu depuis les années 60/70 du siècle passé ou les années charnières 88-92: „révolution bolivarienne“, révolution arabe, crise économique et systémique du capitalisme mondialisé, crise environnementale sans précédent, faillite du projet européen, grèves générales contre les diktats de l’UE capitaliste et néocoloniale, etc. Assiste-on à une accélération de l’Histoire (avec ou sans majuscule)? Daniel Bensaïd (1946-2010) ode, conçue dans ses rapports avec l’avant ou l’après dont elle se distingue; les cycles de mobilisation (parfois à contretemps des cycles économiques); la crise où l’ordre dominant fracturé laisse échapper une gerbe de possibles; la conjoncture qui peut donner le moment favorable, la présence d’esprit nécessaire à toute stratégie de transformation. La gamme de ces catégories permet d’articuler, au lieu de les dissocier, l’événement et l’histoire, le nécessaire et le contingent, le social et le politique, la ligne politique et la stratégie. Sans une telle articulation l’idée même de stratégie et de programme anticapitalistes est vide de sens et selon la formule du philosophe Daniel Bensaïd: „Il ne resterait que le socialisme hors du temps, cher aux Pénélopes parlementaires“. L’humanité serait ainsi condamnée éternellement à vivre dans le réel où nous vivons… Si la politique garde aujourd’hui une chance de conjurer le double péril d’une naturalisation de l’économie et d’une fatalisation de l’histoire, cette chance passe par une saisie et un geste de la politique en tant que stratégie dans les conditions de la mondialisation impériale. En utilisant et prévoy- ant les moments propices et les maillons faibles, cette conception pense la politique comme un temps plein de la lutte, un temps de crises et de faillites. Elle suppose la compréhension de concepts aussi essentiels que celui de crise révolutionnaire et de dualité de pouvoir, qui ne sont pas le simple prolongement logique d’un „mouvement social“, mais une crise générale des rapports réciproques entre les toutes les classes de la société, „révélateur des lignes de front brouillées par les fantasmagories mystiques de la marchandise“ (D. Bensaïd). L’accélération actuelle de l’Histoire est potentiellement gravide, à tel ou tel niveau géopolitique national ou régional, d’une telle crise d’où peuvent émerger les éléments d’un autre pouvoir, basé sur l’autoorganisation et l’auto-détermination des salariés. Une gauche véritable ne mérite son nom que si elle est toute entière tendue vers cette perspective, par l’organisation, l’éducation, l’activité, l’ensemble de ses propositions politiques et programmatique. Ainsi se mêle orientation anticapitaliste immédiate et „lente impatience“ du militant. Les ruptures L’histoire du siècle dernier a connu plusieurs points nodaux, périodes où tout fut possible: les années 1917-1923, 1934-1937, l’immédiat après-guerre, les „années 68“. Ce furent des périodes de révolutions et de contre-révolutions. C’est bien la lutte des classes qui est ainsi, en dernière analyse, le moteur de l’histoire, et non pas, bien sûr, les réformes au sein des institutions ou les élections (qui peuvent en constituer un reflet retardé ou au mieux un stimulant). La centralité de la lutte des classes et son issue à chaque fois incertaine exigent une part de contingence et une notion non mécanique de causalité, une causalité ouverte dont les conditions initiales déterminent un champ de possibles sans déterminer mécaniquement lequel l’emportera. C’est ici qu’intervient le concept même de stratégie de transformation sociale, anticapitaliste qui couvre tout un système combiné d’actions et de catégories essentielles: à savoir les revendications transitoires (partant des problèmes sociaux immédiats mais incompatibles avec le fonctionnement „normal“ du système), la grève générale, l’unité des mouvements ouvriers et sociaux, l’auto-organisation des masses structurée de bas en haut, esquissant l’émergence potentielle d’un contre-pouvoir et une situation de double pouvoir.