S. 29
Iciet ailleurs
Pour la gauche véritable la questioncentra-
le redevient en tout casla réponse stratégi-
que àcette situation bouillonnante, si elle
ne veut passe diluer dans lesfallacieuses et
dangereuses orientations réformistes de ty-
pe „révolution par lesurnes“ ou „révolution
citoyenne“, qui permettent tout juste d’as-
sister passivement aux événements, en les
considérant essentiellement comme un
longfleuve tranquille de l’Histoire,àpeine
entrecoupé de quelques rapidesimprévues,
où tout vient àpoint pour quisait attendre,
où le temps de l’Histoire est un temps hor-
loger homogène et vide,suivantlequel est
censé s’égrener le chapelet desprogrès et
contre-progrès, réformes et contre-réfor-
mes.
Le tempsstratégique
Il faut,au contraire,penser cettesituation
en termes de temps stratégique, de ruptu-
re;un tempspleinde nœuds et de ventres,
d’accélération soudaines et d’éprouvants
ralentissements,de bondsen avant et de
bonds en arrière, de syncopes et de contre-
temps. Les aiguilles de son cadran ne tour-
nent pastoujours dans le même sens. C’est
un tempsbrisé, scandé par des crises et des
instants propices à saisir, des rupturespo-
tentielles et réelles. C’estautour de ces rup-
turesque toute politiqueet stratégie de
transformation sociale doit s’orienter. La
gauchenoninféodée au système ne peut se
contenter d’un rôle de pédagogue accompa-
gnantla spontanéitésupposée des masses
et engrangeant ses fruits dans lesurnes, ce
qui est très aléatoire, mais elle doit être un
stratège organisant la retraite ou l’offensive,
selonlesflux et reflux de la lutte sociale et
de classes.
Cettetemporalité de l’action politique a
sonvocabulaireanalytique propre:la péri-
ode,conçue dans sesrapportsavec l’avant
ou l’aprèsdont ellese distingue; lescycles
de mobilisation (parfois àcontretemps des
cycles économiques); la crise où l’ordre do-
minant fracturé laisse échapper une gerbe
de possibles;la conjoncture qui peut don-
nerle moment favorable, la présence
d’esprit nécessaireàtoute stratégie de
transformation.La gamme de cescatégories
permet d’articuler, au lieu de lesdissocier,
l’événement et l’histoire, le nécessaire et le
contingent, le social et le politique,la ligne
politique et la stratégie. Sans une tellearti-
culation l’idée même de stratégie et de pro-
gramme anticapitalistes estvide de sens et
selonla formule du philosopheDaniel Ben-
saïd: „Ilne resteraitquele socialisme hors
du temps, cher auxPénélopes parlemen-
taires“. L’humanité serait ainsicondamnée
éternellement àvivre dans le réel où nous
vivons…
Si la politique gardeaujourd’huiune
chance de conjurer le double périld’une
naturalisationde l’économie et d’unefatali-
sation de l’histoire, cette chance passe par
une saisie et un geste de la politiqueen tant
que stratégiedans lesconditionsde la mon-
dialisationimpériale. En utilisant et prévoy-
antlesmoments propices et lesmaillons
faibles, cette conceptionpense la politique
comme un tempspleinde la lutte, un temps
de crises et de faillites.Elle suppose la com-
préhension de conceptsaussiessentiels que
celuide crise révolutionnaire et de dualité
de pouvoir,qui ne sont pasle simple pro-
longement logique d’un „mouvement soci-
al“, mais une crise générale des rapportsré-
ciproques entre lestoutes lesclasses de la
société, „révélateurdes lignes de front
brouilléesparles fantasmagoriesmysti-
ques de la marchandise“ (D. Bensaïd).
L’accélération actuelle de l’Histoire est
potentiellement gravide, àtel ou telniveau
géopolitiquenational ou régional,d’une
telle crise d’où peuvent émergerlesélé-
ments d’un autre pouvoir, basé surl’auto-
organisation et l’auto-déterminationdes sa-
lariés. Unegauche véritablene mériteson
nom quesi elle est toute entière tendue vers
cette perspective, par l’organisation, l’édu-
cation,l’activité,l’ensemble de ses proposi-
tionspolitiqueset programmatique. Ainsi
se mêle orientation anticapitalisteimmé-
diate et „lente impatience“du militant.
Lesruptures
L’histoire du siècle dernier aconnu plu-
sieurspoints nodaux, périodes où tout fut
possible: les années 1917-1923, 1934-1937,
l’immédiat après-guerre,les„années 68“.
Ce furentdes périodes de révolutionset de
contre-révolutions. C’estbien la lutte des
classes quiestainsi, en dernière analyse,
le moteur de l’histoire,et nonpas, bien sûr,
lesréformes au sein des institutionsou les
élections (qui peuvent en constituer un re-
flet retardéou au mieuxun stimulant). La
centralité de la lutte des classes et son issue
àchaque fois incertaineexigent une part de
contingence et une notion non mécanique
de causalité, une causalité ouverte dont les
conditionsinitialesdéterminentun champ
de possibles sans déterminer mécanique-
ment lequel l’emportera.
C’est ici qu’intervient le concept même de
stratégie de transformation sociale, antica-
pitaliste qui couvretout un système combi-
né d’actionset de catégoriesessentielles: à
savoirlesrevendications transitoires (par-
tant des problèmes sociauximmédiats mais
incompatiblesavec le fonctionnement
„normal“ du système), la grèvegénérale,
l’unité des mouvements ouvrierset sociaux,
l’auto-organisationdes masses structurée
de basen haut, esquissant l’émergence po-
tentielle d’un contre-pouvoir et unesituati-
on de double pouvoir.
Accélérations et ruptures historiques
Note méthodologique àl’intention de la „vraie“ gauche
Robert Mertzig
La dernière décadeaété marquée par
touteunesérie de secousses àdimensi-
ons historiques. Desévénements ma-
jeursse succèdentàun rythme inconnu
depuislesannées 60/70du siècle passé
ou lesannées charnières 88-92: „révolu-
tion bolivarienne“,révolution arabe, cri-
se économique et systémique du capi-
talisme mondialisé, criseenvironnemen-
tale sans précédent, faillitedu projet eu-
ropéen,grèves généralescontre lesdik-
tats de l’UE capitalisteet néocoloniale,
etc. Assiste-on àune accélération de
l’Histoire (avecou sans majuscule)?
Photo :gauchedesluttesacreteil-lcr.over-blog.com
DanielBensaïd (1946-2010)