TRIBUNE
6 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 320 - janvier-février-mars 2010
J’ai fait un rêve1
I had a dream
A. Grimaldi*
L
e système de santé français hybride (financement public,
distribution publique et privée) a montré pendant long-
temps sa supériorité sur le système anglais, pour l’es-
sentiel étatique, et sur le système américain, majoritairement
privé. Cependant, l’augmentation annuelle régulière du coût
de la santé atteignant 11 % du PIB, contre 9 % en Angleterre
et 16 % aux États-Unis, impose une régulation. La question
est : laquelle ? De façon surprenante par ces temps de crise,
c’est la régulation par le marché, à l’américaine, transférant
une partie des coûts de la collectivité vers les ménages,
qu’ont choisie nos dirigeants. En effet, pour les néolibéraux
qui inspirent nos gouvernants, seul le marché libre où chacun
achète selon ses moyens permet d’assurer l’adéquation entre
l’offre et la demande solvable, et seule la concurrence permet
d’obtenir la qualité au moindre coût. Quant à la productivité
des professionnels, elle ne peut être stimulée que par l’inté-
ressement financier et la précarisation de l’emploi. Le “new
management” industriel, associant recentrage de l’activité
sur le “cœur de métier”, rotation des tâches et mobilité des
agents, permet la souplesse nécessaire à l’adaptation. Bref,
le merveilleux modèle France Telecom !
Qu’importe que le marché ne puisse pas répondre au cahier des
charges de la santé – utilité sociale, qualité élevée et moindre
coût –, comme l’ont montré toutes les expériences historiques,
pour la simple raison que l’usager n’est pas un consommateur
éclairé qui a choisi d’être malade, mais une personne plus ou
moins affaiblie, plus ou moins angoissée, dont les besoins sont
potentiellement illimités, ce qui rend le marché totalement
manipulable. La seule question qui vaille est :
Comment appliquer ce projet mercantile
au système de santé français ?
D’abord, en changeant le vocabulaire : ne dites plus “méde-
cins” ou “infirmières” mais “producteurs de soins”, ne parlez
plus de “patients” ou d’“usagers” mais de “consommateurs”
ou de “clients”, ne dites plus “répondre aux besoins de la
population” mais “gagner des parts de marché”, ne parlez plus
de “dévouement” ou, pire, de “sacerdoce” mais de “gains de
productivité” et de “travail à flux tendu” (d’aucuns ont calculé
qu’une consultation de patients sidéens n’est rentable que si
elle ne dure pas plus de 12 minutes par patient), ne dites plus
“salaire” ou “indemnité” mais “part variable à l’activité”. Vous
verrez : au début on sourit, puis on s’y fait, et, en le répétant
suffisamment, on finit par le penser.
Mais comment créer un marché
qui n’existe pas ?
D’abord, en mettant en place un financement par un pseudo-
prix de marché administré (la T2A), et surtout en imposant
une convergence des tarifs, sorte de prix uniques, d’abord
intrasectorielle (tous hôpitaux confondus), puis, dès que
cela sera possible, intersectorielle (public-privé), comme le
réclame à cor et à cri la Fédération de l’hospitalisation privée
(FHP). Puis en supprimant dans la loi “Hôpital, patients, santé
et territoire” (HPST) les trois secteurs – hôpitaux publics,
hôpitaux privés à but non lucratif participant au service public
hospitalier (PSPH) et cliniques privées commerciales – et en
rassemblant l’ensemble sous le joli nom d’“établissements
de santé”, ce qui permet ensuite à la Ministre de prétendre
constituer, grâce aux agences régionales de santé, “un grand
service public unifié de santé”. Tout l’art de la communication
est dans l’“unifié”, qu’il faut traduire par “vente à la découpe
des missions de service public”. Légitimement, le président de
la Générale de santé, monsieur Frédéric Rostand, se félicite
que la loi HPST ait “ouvert plus largement les missions de
service public aux établissements de santé privé, notamment
la formation des internes et des chefs de clinique”. Résultats :
à l’AP-HP, on parle de la suppression de 4 500 emplois, dont
500 emplois médicaux d’ici 2012 ; à Lyon, le directeur Paul
Castel a fait savoir que, pour retrouver l’équilibre financier,
“il faudra vendre l’immobilier, diviser par 4 les investisse-
ments, rationaliser la logistique, spécialiser les 17 hôpitaux,
ne remplacer que 1 départ sur 4 pour le personnel adminis-
tratif, 1 sur 2 pour le personnel médico-technique et 3 sur 4
pour les soignants”. Pendant ce temps, la Générale de santé
se félicite d’avoir investi 220 millions d’euros en 2008 et
1 La Lettre de l’Infectiologue 2009;XXIV(5):166-7.
* Université Pierre-et-Marie-Curie ; service de diabétologie, groupe hospitalier de la Pitié-
Salpêtrière, Paris.